Mort d'Ivan Illich

Jacques Dufresne
Voici un homme dont on se souviendra de plus en plus, avec reconnaissance et regret, au fur et à mesure que l'on subira les méfaits de la croissance incontrôlée.
Ivan Illich s'est éteint dans la nuit du 2 décembre pendant son sommeil. Mort pendant son sommeil, cet éveillé qui fut aussi l'un des grands éveilleurs de son siècle! Selon le magazine Utne Reader, il fut le plus grand critique social du XXe siècle. Je l'appelais amicalement le Socrate du village global. D'autres, Alastair Hulbert, par exemple, voyait en lui le Don Quichotte dans la tragi-comédie globale contemporaine. Comme Socrate, il aidait ses interlocuteurs à accoucher d'eux-mêmes, mais sa cité c'était le monde, avec une préférence pour le Mexique. Il était nomade comme Don Quichotte, mais loin d'être de purs fantasmes, ses moulins à vent étaient des vérités trop criantes pour qu'on ose les regarder.

Consultez le dossier vitesse dans cette encyclopédie. Vous y apprendrez que «les sociétés industrielles consacrent entre le quart et le tiers de leur budget-temps social à la production des conditions d'existence de la vitesse.» Jean Robert, l'auteur du livre d'où est tiré ce passage et Jean-Pierre Dupuy, l'ingénieur qui a fait les calculs, sont tous deux amis et disciples d'Illich. L'un et l'autre vous diront que c'est le maître qui les a mis sur cette piste. Cet exemple, le plus simple que l'on puisse trouver, illustre parfaitement l'influence et la méthode d'Illich. La méthode d’abord ! Illich avait au plus haut degré l’art de se saisir d'une idée reçue - comme la vitesse des moyens de transport modernes - et de la placer dans un éclairage tel qu'on y voit une chose bien différente, son contraire parfois. Sous sa loupe, un service professionnel est aussi une façon pour la partie institutionnalisée de la société d’exercer un contrôle déguisé sur les personnes et les communautés, qui perdent ainsi progressivement leur spontanéité créatrice. Par là Illich, qu’on le sache ou non, est toujours au cœur du débat social. L’État providence se retire. Comment remplira-t-on le vide qu’il laisse derrière lui ? C’est pour répondre à des questions de ce genre que nous avons nous-même entrepris une réflexion sur la résilience des sociétés.

L'influence ? Illich a été un semeur incomparable. Moi qui ne connais personnellement qu'une petite partie de son réseau d'amis, je peux citer plusieurs noms de personnes qui, inspirées par lui, ont eu un grand rayonnement dans leur pays et à l'étranger : Gustavo Esteva au Mexique, Jean Robert en Suisse, Carl Mitcham et John McKnight aux États-Unis, Barbara Duden et Wolfgang Sachs en Allemagne. Sans oublier sa merveilleuse associée, entre autres, dans le projet CIDOC à Cuernavaca, Valentine Borremans.

On peut mesurer l'influence d'un auteur aux mots forgés ou redéfinis par lui qui sont passés dans le langage courant. Dans le cas d'Ivan Illich la liste est impressionnante : autonomie, convivialité, contre-productivité sont un bel exemple. Est-ce Illich qui a utilisé le premier les mots déprofessionnalisation et désinstitutionnalisation ? Je ne m'en souviens plus. Peut-être s'est-il abstenu de les utiliser lui-même parce qu'ils ne les trouvaient pas beaux. Il n'empêche que les prises de conscience et les changements dont ils furent les signes et le symbole sont très importants. Le mot iatrogène pour désigner les maladies causées par la médecine a été forgé par Schipkowensky au cours de la décennie 1930. C'est à Ivan Illich, et plus précisément à sa Némésis médicale qu'il doit sa bonne fortune. En raison de l'impact qu'a eu cet ouvrage, Illich est avec René Dubos, dont il fut le vulgarisateur, le grand responsable de la renaissance de l'esprit critique à l'égard de la médecine. Cet esprit critique, qui avait toujours existé, avait connu une éclipse totale au milieu du XXe siècle.

Société sans école ! Autre brûlot d'Illich. C'est parce qu'il la jugeait à l'aune de sa profonde culture livresque qu'Illich voyait dépérir l'école au moment précis où la majorité se réjouissait de ce qu'elle soit enfin accessible à tous. Pendant de nombreuses années, il réunissait chaque printemps des amis dans une vaste maison que l'Université d'État de Pennsylvanie mettait à sa disposition. J'ai participé à quelques reprises à ces rencontres où Illich profitait des libéralités des universités institutionnelles, auxquelles il ne croyait plus, pour jeter les bases de ces petites maisons de lecture, qu'il appelait de ses vœux, de concert avec son ami George Steiner. Depuis ce temps, je rêve de collaborer à la fondation d'une maison de lecture, que j’appelle parfois maison du dialogue. On sait qu’Illich fut l’ami d’Éric Fromm. Il fut aussi l’ami du grand psychiatre allemand immigré à Montréal après la dernière guerre, Karl Stern.

Pendant les dernières années de sa vie, il aura avant tout été un ami pour ses amis, et un témoin émouvant de ce sentiment qui est l’âme des civilisations. Il avait le génie de l’amitié. C’était incontestablement son plus beau charisme. On sait qu’il refusait les émissions de radio et de télévision, mais il le faisait moins par mépris des mass médias que par crainte que ne se dissipe dans le virtuel un sentiment qui exige la présence physique. Je l’ai rencontré pour la première fois vers la fin de la décennie 1970 et je l’ai quitté persuadé qu’il ne me reconnaîtrait pas la prochaine fois que nos routes se croiseraient. J’oubliais que chez certains êtres, nés pour l’amitié, l’attention à autrui peut dépasser toutes les limites. Je craignais, tout en trouvant la chose normale, de n’être qu’un pâle souvenir relégué au quatrième cercle des connaissances. Ce doute était en moi, non en lui. Chaque fois que je l’ai revu ensuite, j’ai eu le sentiment d’être unique au monde à ses yeux. Le génie de l’amitié c’est cette intensité dans la présence à l’autre, cette capacité de lui rappeler qu’il est unique au monde, même si objectivement, il est un parmi des centaines.

Il y a quelques années, à un moment difficile où j’avais besoin du soutien de mes amis, le téléphone sonne : c’était Ivan Illich. Cet homme qui, déjà malade, avait les meilleures raisons de ne soucier que de lui-même ou des ses proches, se souciait d’un ami lointain.

Je raconte ces choses pour rendre à Illich le même genre d’hommage que celui qu’il a rendu à Jacques Ellul, en qui il a reconnu un maître et un ami. Illich admirait notre magazine, auquel il a collaboré à quelques reprises. Il fut notre plus fidèle abonné. Il était notamment sensible au fait qu’il est l’œuvre d’un groupe d’amis et non le produit du monde institutionnel. «La meilleure revue au monde», se plaisait-il à répéter avec son inimitable accent et une exagération tout amicale. Son soutien moral n’a pas été étranger à notre persévérance dans les moments difficiles. Qu’allait-il penser de notre projet d’encyclopédie, bien virtuel pour un homme aux yeux de qui la présence réelle comptait tant ? Il se trouve qu’il nous a encouragés et cités en exemple. Encore une fois ! Il a même incité ses amis mexicains à mettre en chantier une oeuvre semblable en espagnol. Mon grand péché, avouait-il, aura été la polyphilia.

Note
On vient d’annoncer la parution, chez Suny Press d’un ouvrage collectif sur Illich, intitulé The Challenges of Ivan Illich. Les directeurs de la publication sont Lee Hoinacki et Carl Mitcham, deux amis intimes d’Illich.

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