Le roseau et le tardigrade

Jacques Dufresne

Tardigrade vient du latin tardigradus (qui se déplace lentement), qui se compose de tardus (lent) et gradus (pas, marche).

Nous avons osé consacrer un numéro de L’Agora à la résilience parce qu’il nous est apparu clairement que cette notion, très simple, avait le mérite d’unifier des idées convergentes, mais encore éparses, de nommer une philosophie de l’action applicable, mutatis mutandis, à tous les systèmes vivants.

La résilience c’est, en physique, la capacité d’un matériau de résister à des assauts ou de retrouver son intégrité après les dits assauts. Dans le cas qui nous occupe, on peut ramener à deux les divers sens du mot résilience: flexibilité et renaissance. Il y a la résilience du roseau, qui plie mais ne rompt pas et celle du tardigrade, animal étrange, qui sèche mais ne meurt pas.
Il est regrettable que le tardigrade ne nous soit pas aussi familier que le roseau, car ses propriétés sont exemplaires; elles sont analogues à celles de tous les systèmes vivants, animaux ou îles tropicales, qui après avoir frôlé la mort finissent par retrouver leur forme initiale. Il arrive aussi qu’un organisme humain dévoré par le cancer recouvre sa pleine santé. Ce type de résilience est appelée guérison spontanée. Rare dans les cas extrêmes, ce sursaut bienfaisant de la nature est, comme nous l’a appris Hippocrate, la règle dans les cas bénins.
Les cultures, les sociétés, les économies mêmes peuvent être considérées comme des systèmes vivants. Les exemples de rétablissement spontanés sont là aussi très nombreux. Après trois siècles de domination danoise, le norvégien était au début du XIXe siècle une langue morte. Elle est aujourd’hui la fierté de quatre millions d’êtres humains.

L’adjectif spontané doit évidemment être employé avec précaution. Quand l’être humain est en cause, la spontanéité du rétablissement n’est jamais totale. Des interventions extérieures, préméditées, sont nécessaires. Selon que l’on traite ou non les ensembles humains comme des systèmes vivants, selon que l’on croit ou non en la spontanéité créatrice de ces systèmes, les interventions diffèrent considérablement. Elles sont indirectes, discrètes, subtiles, variées dans le premier cas. «D’abord, ne pas nuire». Elles sont invasives, directes, systématiques, agressives dans le second.

La résilience c’est la mémoire active. Les systèmes vivants se reconstituent parce qu’ils ont conservé le souvenir de leur accomplissement passé. On peut, à l’instar de Platon, chercher l’âge d’or dans le passé. Le progrès nous a habitués à le situer dans l’avenir. La résilience, outil terrifiant entre les mains de leaders qui s’en serviraient pour justifier le laisser-faire total pourrait, si elle était bien comprise, devenir une troisième voie, par-delà le passéisme et le progressisme. Les systèmes vivants se reconstituent, certes, mais en s’adaptant à un environnement qui comporte nécessairement quelque chose de nouveau parce qu’il évolue lui aussi.

Dans le cas de l’humanité, c’est cette adaptation, accélérée par la science, qu’on appelle progrès. Avantage suprême par rapport à la spécialisation des animaux, la faculté d’adaptation n’en constitue pas moins un immense danger l’homme parvient à survivre assez facilement dans des conditions qui ne conviennent pas à l’ensemble de son être. Il peut ainsi courir à sa perte en ayant l’illusion de s’accomplir. La baisse dramatique du taux de spermatozoïdes est un phénomène extrêmement inquiétant dans une perspective à long terme. Elle est une partie du prix payé pour une adaptation qui apparaît comme une réussite. L’âge d’or que l’on cherche dans un avenir qui n’existe pas encore ne doit pas nous faire perdre la mémoire de l’âge d’or situé dans un passé qui a existé. L’idée de résilience redonne à cette mémoire toute son importance à un moment où des rêves d’avenir de plus en plus fous poussent l’homme à des excès dans l’adaptation.

Notre idéal, c’est notre lacune. Cette vie, cette mémoire, cette spontanéité, dont nous nous éloignons pour nous tourner vers un univers de machines que nous pouvons plus facilement contrôler, nous nous empressons de l’idéaliser. Dans tous les domaines, c’est la nostalgie de la vie qui est la préoccupation commune aux êtres sensibles et pensants. Cette nostalgie, qui s’accommode facilement de la contradiction, prend les formes les plus diverses: dans le rapport avec l’environnement, défense passionnée de la nature sauvage et des animaux dans le rapport avec soi-même, idéalisation des mouvements premiers et des instincts primaires: «il faut être spontané, il faut se défouler!»; dans le domaine social, idéalisation du clan, retour aux cités emmurées dans le domaine économique, culte du prédateur.

De plus en plus, le danger viendra de ces idéalisations de la vie, dont le nazisme demeure l’exemple le plus éloquent. Idéalisation ici signifie falsification. Loin d’être la vie authentique dont on se sent avec regret dépourvu, la vie idéalisée est une vie empoisonnée par la raison, une raison qui se dénature dès lors qu’elle se donne pour but de créer une vie avec laquelle elle ne peut que composer.

La vie ne peut naître que de la vie. Parfaitement compatible avec cette vérité élémentaire, l’idée de résilience peut aussi nous aider à éviter les écueils de l’idéalisation de la vie. De même que le médecin hippocratique recherche d’abord les aliments, les exercices et les modes de vie qui sont le plus susceptibles d’aider la nature du malade à se rétablir, de même l’idée de résilience consiste à mettre le système vivant, quel qu’il soit, en contact avec des sources de vie.
Pour revenir au tardigrade, on sait qu’il recouvre la vie, quel que soit son degré de dessèchement, sous l’effet d’une goutte d’eau.

Quel est l’équivalent de l’eau pour les êtres humains? Un individu qui se sent desséché peut toujours se ressourcer dans un milieu vivant et adopter un mode de vie favorable à la résilience. Quand c’est l’ensemble d’une communauté qui est atteinte du même mal, le remède est plus complexe. Ne pouvant ramener la ville à la campagne, il faut amener, morceau par morceau, la campagne à la ville.

Ce sont ces morceaux de campagne, les boulangeries, les boucheries, les fruiteries, qui font le charme, même aujourd’hui, d’une ville moderne comme Paris. La réapparition de ces petites oasis dans une ville comme Montréal est aussi un retour à la vie. Plus une activité est proche des besoins vitaux, plus elle contribue à réanimer une ville. À défaut d’avoir un champ de blé sous sa fenêtre, il importe de pouvoir retrouver la couleur et l’odeur du blé dans une boulangerie du voisinage. Vie élémentaire et vie humaine sont indissociables. La boulangerie est aussi un lieu de rencontre pour les habitants d’un quartier. L’économiste qui, comme notre ami Gilles Paquet, reconnaît l’importance du capital de confiance, aura des raisons de se réjouir de la réapparition des boulangeries de quartier et de village. Plus le pain vient de loin, moins il inspire confiance. Et même en termes économiques, ce déficit de confiance est un prix trop élevé à payer pour les économies d’échelle que permet l’usine à pain.

Les formes élémentaires de vie sont les premières gouttes d’eau dont les communautés tardigrades ont besoin. D’où les gouttes d’eau supplémentaires nécessaires à leur épanouissement lui viendront-elles? Faisons l’hypothèse que les êtres humains sont naturellement sociables, qu’en suivant leur pente, ils forment une communauté. Sans cette hypothèse, qui était une vérité bien établie aux yeux d’Aristote, l’idée de résilience sociale n’aurait en effet aucun sens. Dans ces conditions, l’intervention sur la communauté aura pour but de libérer la sociabilité latente, non de lui substituer des services professionnels ou des programmes étatiques.

Les ruses de la nature pour ramener une île morte à la vie, comme celle de Krakatau (voir encadré) constituent une merveilleuse réserve de métaphores pour penser les interventions sur la société en vue de la résilience. La nature procède à son rythme, qui est lent, par petites touches, avec une extrême finesse et le résultat prodigieux, constaté après un siècle s’explique par une multitude de petites causes convergentes, mais insignifiantes quand on les considère isolément.

Les techniques modernes ont permis de construire des îles artificielles qui ont fini par ressembler aux îles naturelles du voisinage. Sur le site de l’exposition universelle de Montréal, il est bien difficile de distinguer aujourd’hui les îles naturelles des îles artificielles. Advenant une nouvelle éruption dans la région du Krakatau, on pourrait à l’heure actuelle ramener rapidement la vie sur les îles dévastées, mais outre que les coûts d’une telle opération seraient astronomiques, les résultats seraient sans doute décevants par rapport à l’oeuvre que la nature, abandonnée à elle-même, peut recréer.

Comme nous le rappelle Dominique Collin dans ce numéro, il ne faut pas pousser trop loin la ressemblance entre les diverses formes et les divers niveaux de résilience. Quand l’homme et sa liberté font eux-mêmes parties d’un système vivant, les interventions voulues, délibérées de cet homme sont une condition de la résilience. Cela dit, il convient de maintenir, dans le cas de la résilience des sociétés, la distinction entre des interventions humaines fines, comparables à celles des oiseaux dans le cas des îles dévastées, et des interventions humaines puissantes, mais grossières, comparables au recours à des camions et à des bulldozers géants pour créer une île artificielle.

Ces interventions fines, comment les choisir? Où se trouve le savoir social qui serait l’équivalent du savoir médical traditionnel dans lequel puisent, avec un bonheur inégal, les tenants des nouvelles médecines hippocratiques? Il y a peu de chances qu’on trouve ce savoir dans des rapports statistiques ou des recueils de principes universels. Par contre, les récits portant sur des événements particuliers ou évoquant la vie quotidienne à une époque déterminée présentent le plus grand intérêt. D’où l’importance de l’histoire des mentalités et de la sociologie qualitative telle que la pratiquaient Léon Gérin et Le Play, et des œuvres littéraires comme la Comédie humaine de Balzac, ou les grands romans de Hugo ou de Tolstoï.
La résilience n’est pas un phénomène mécanique. Ce qui est vivant est unique et irremplaçable. Certes, les nouvelles forêts tropicales des îles entourant Krakatau ressemblent à celles d’avant l’éruption. Mais les différences notoires que l’on peut observer d’une île à l’autre, en ce qui a trait notamment aux espèces d’arbres dominantes dans chaque cas, indiquent clairement que si l’on peut prédire la résilience et ses principaux stades, la vie se plaît à déjouer nos prédictions pour ce qui est des détails.

Pour les mêmes raisons, il serait absurde de tenter de transposer telles quelles dans le présent des pratiques ou des institutions du passé. Devant un exemple du passé que l’on pourrait être tenté d’imiter, il faut se poser la question suivante compte tenu de la différence des contextes, de quelle façon la pratique exemplaire pourrait-elle être adaptée aux conditions actuelles, dans le respect des besoins vitaux des êtres humains, ou encore à quelle pratique nouvelle une inspiration semblable à celle du passé pourrait-elle donner lieu.

Transposées aujourd’hui de façon mécanique, irréfléchie, les citées fortifiées du Moyen Âge prennent la forme des nouvelles villes ségrégationnistes américaines. Mais alors que dans le premier cas, le mur avait pour fonction de rendre la vie sociale possible dans une communauté normale exposée aux menaces extérieures, dans le second cas, il a pour but d’isoler un petit groupe de nantis de la communauté normale.

Un groupe de citoyens de Louvain La neuve en Belgique semble par contre avoir réussi à adapter une institution médiévale, le béguinage, à une ville moderne. À Pamiers, en pays cathare, on a recréé une place publique qui relie les générations entre elles. (Voir nos encadrés.) Il est facile d’imaginer comment des projets analogues pourraient permettre aux communautés de mieux accueillir les grands exclus, les malades mentaux et les handicapés, et de faire profiter la communauté de leurs dons. Le Foyer Saint-Antoine, à Longueuil, est une réalisation de ce genre. Dans ce cas, la résilience est physique, on a transformé en place publique une maison historique qui avait d’abord été un couvent.

Les bonnes idées qu’on peut tirer du passé, et des divers exemples de résilience dans la nature et dans l’humanité, combinées à celles que nous indique le plus élémentaire bon sens, devraient avec le temps constituer un recueil d’interventions simples qui, s’il était connu d’un large public, pourrait sûrement favoriser la résilience des communautés. Voici quelques-unes de ces idées, regroupées selon les catégories qui m’ont paru les plus commodes et les plus significatives.


Temps
Diagnostic
La sociabilité exige du temps, un temps qui n’est certes lui-même que la condition extérieure de la disponibilité, mais sans lequel la personne la plus chaleureuse du monde en est réduite à paraître froide aux yeux de ses proches. Pour pouvoir causer de choses et d’autres avec son voisin ou son client, il faut avoir, comme on dit, du temps à soi et du temps devant soi.
Ce temps de la gratuité, et donc de l’amitié, de la philia, est l’équivalent d’un sanctuaire à l’intérieur de nos journées. Il est menacé 1) par le temps de travail qui, en Amérique du Nord tout au moins, tend à s’accroître et qui, dans le cas de l’élite affairée et affairiste de tous les pays, ne laisse que quelques courts moments de répit ; 2) par le temps de la consommation, qui inclut le temps passé devant la télévision ; 3) par le temps des corvées, conduite des enfants à la garderie les jours de la semaine, au centre de loisir les fins de semaine, visite chez le dentiste, etc.; 4) par le temps-impôt. Les services publics et les grandes entreprises imposent de plus en plus de délais à leurs clients, attente et interminables manœuvres au téléphone, queues dans les banques et les magasins, congestion des routes causées par des travaux mal planifiés. Il s’agit là d’une taxe payée sous forme de temps au rythme de plusieurs heures par semaine. Cette taxe est particulièrement élevée dans le cas des personnes qui la subissent dans leur travail, en plus de la subir comme tout le monde dans le reste de leur vie quotidienne. C’est le cas désormais des téléphonistes de Bell, ou plutôt de Excell Global Services, qui reçoivent leur horaire quatre jours seulement avant qu’il ne devienne effectif. De concert avec le centre Cimbiose de l’Université du Québec à Montréal, Maria de Koninck, du département de médecine sociale et préventive de l’université Laval, a fait une étude de la question. Voici ce qu’elle a constaté «D’une journée à l’autre, l’heure du début du travail peut varier entre 6h et 16h. Ces oscillations d’horaires, fruits d’un calcul informatisé du volume anticipés d’appels, ont des effets majeurs sur les téléphonistes. Pendant deux semaines, les 30 téléphonistes de l’étude ont effectué au total 156 démarches afin d’échanger leurs heures de travail (dont seule 1 tentative sur 5 réussit) et 212 démarches de réarrangements de garde des enfants. Pendant cette période, ces enfants ont dû en moyenne être gardés par quatre à huit ressources différentes (conjoint, gardiennes, garderie).

Dans une société au rythme lent, toutes ces tâches dévoreuses de temps étaient elles-mêmes poreuses. On pouvait y insérer des activités gratuites favorables à la philia. Les mêmes tâches sont de plus en plus comprimées. La téléphoniste ou la caissière de supermarché qui prendraient le temps de causer avec les clients seraient sans doute congédiées et ce sont d’ailleurs d’autres clients qui feraient les frais de son humanité.

Interventions
Il y a mille façons de se donner à soi-même du bon temps. À chacun de les découvrir pour son propre compte, mais compte tenu de l’apathie générale en cette matière, des mouvements collectifs s’imposent.

— La semaine sans télévision
Cet événement auquel chaque année, en avril, plus de 5 millions d’Américains participent, pourrait devenir une période de jeûne médiatique. Nous proposons de l’appeler «semaine de l’amitié ou de la philia et de mettre, encore plus qu’aux États-Unis, l’accent sur le bon usage à faire de ce temps arraché à la consommation: repas en famille, conversation entre parents et enfants, visite des voisins, aide aux handicapés.

— Campagne contre le temps-impôt
a) boycott des entreprises qui abusent de ce procédé pour accroître leurs profits.
b) pressions sur les élus pour éliminer ces pratiques des services publics.

Espace
La spécialisation d’un espace urbain, c’est sa mort. Tel est le sort des quartiers qu’on appelle villes-dortoirs parce qu’ils sont réservés au sommeil. L’espace doit être varié et poreux comme le temps. C’est seulement ainsi qu’il peut favoriser la rencontre des regards, la conversation gratuite. À Paris, en dépit des pressions vers la spécialisation de l’espace dont cette ville a subi les effets comme les autres villes modernes, il y a encore de nombreux quartiers où chacun est à quelques minutes d’un lieu de travail, d’un bistrot, d’une boucherie, d’une boulangerie, d’un restaurant, d’un théâtre, d’une église. C’est pourquoi cette ville demeure humaine en dépit du cancer qui la ronge, la prolifération de cellules métalliques appelées automobiles.
Les usines bruyantes et polluantes de jadis ont rendu inévitable la spécialisation de l’espace urbain. Aujourd’hui, la majorité des emplois sont dans le domaine des services et les moyens de communication électronique sont tels que les raisons de séparer le milieu de travail du milieu de vie ont perdu leur pertinence.

On peut faire la même observation à propos des règlements municipaux qui interdisent la construction d’une maisonnette sur un terrain où il existe déjà une maison principale. Ces règlements datent d’une époque où, compte tenu de l’exiguïté des lots, il fallait s’assurer, par mesure d’hygiène, que chaque maison serait assez aérée et éclairée. C’est de l’hygiène sociale qu’il faudrait d’abord se soucier aujourd’hui. Le droit de construire une maisonnette, revendiqué en particulier par les familles italiennes du nord de Montréal, ne devrait plus être systématiquement sacrifié à un règlement rigide. Les liens intergénérations favorisés par le voisinage sont devenus une nécessité.

Interventions
1) Veiller à ce que les règlements municipaux soient assouplis de façon à favoriser les liens entre générations et à défavoriser la spécialisation de l’espace.
2) Favoriser les ensembles communautaires semblables à ceux de Louvain-La-Neuve et de Pamiers.


Culture
Les masses se sont substituées aux peuples. Les peuples créent leur culture, les masses subissent celle que la grande industrie des médias fabrique à leur intention. Les universités elles-mêmes sont devenues des lieux où les jeunes consommateurs, formant masse, subissent une culture savante dont le contenu est de plus en plus déterminé par les besoins et les intérêts des entreprises.

Interventions
Favoriser l’éclosion de petits centres d’animation culturelle comme, par exemple, des maisons de lecture, des cafés philosophiques.

— Examens sans école, écoles sans examens.
Les diplômes étant nécessaires, éliminer les règlements qui obligent les jeunes, pour les obtenir, à subir des programmes dont la finalité n’est pas leur perfection en tant qu’êtres humains, mais leur utilité en tant que travailleurs. Libérer ainsi les jeunes de dettes d’études dont le poids réduira leur disponibilité en tant que citoyens. Simultanément, favoriser l’émergence pour les mêmes jeunes de petites communautés bien enracinées où ils pourront, par la lecture et le dialogue, dans la plus totale gratuité, s’imprégner de la culture fondamentale qui donnera sens à leur vie.

Politique
L’équivalent du consommateur passif de produits culturels est, en politique, l’homme qui se sent impuissant, et pour qui l’État c’est l’Autre, le tout-puissant étranger qui redistribue une richesse produite par une planche à billets. Cet homme n’est plus un citoyen, mais un consommateur qui exerce son droit de vote et qui, justement, en est réduit à l’exercer de moins en moins.

—L’application du principe de subsidiarité
Dans le cas des garderies pour enfants notamment. On peut lire dans ce numéro un article de Bernard Lebleu, qui montre très bien comment l’état central étouffe une communauté quand il confie à l’un de ses fonctionnaires des responsabilités que les parents du lieu pouvaient très bien assumer.

Économie
Plus il y a de propriétaires, plus il y a de chômeurs. Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les rigidités du marché du travail qui favorisent le chômage en Europe. C’est la propriété immobilière, frein à la mobilité, qui bloquerait la croissance. Vendre et déménager coûte cher quand on est bien enraciné dans un lieu, on accepte pour pouvoir y rester un emploi où l’on ne donne pas sa pleine mesure, les propriétaires font en général un plus long trajet que les locataires pour se rendre à leur travail, il en résulte des encombrements sur les routes, un coût du travail plus élevé et un stress qui atteint des niveaux record chez les salariés. Il y a vingt-cinq ans, il y avait en Espagne, en Italie et en Grande-Bretagne, entre 30 et 40 % de ménages propriétaires de leur logement. Aujourd’hui ce chiffre est de 80 % en Espagne, de 70 % en Italie et de 65 % au Royaume-Uni. Les taux de chômage dans ces pays sont respectivement de 16 %, 10 % et 6 %.

On savait depuis longtemps que le déracinement, mal inévitable quand l’emplacement des lieux de travail était déterminé par les sources d’énergie, était l’une des principales causes de l’érosion des rapports sociaux. Selon l’auteur de l’article du Courrier international, il faudrait encourager le déracinement pour réduire le chômage. Cela ne pourrait que renforcer une tendance déjà très forte à faire du milieu de travail l’unique milieu de vie et de l’appartenance à l’entreprise la seule appartenance ou du moins la principale, bien avant la famille, la commune, le quartier ou la paroisse.

Intervention
Faire en sorte, par un ensemble de mesures appropriées, que les entreprises se déplacent vers les propriétaires de maisons et de logements.
Faire en sorte que la famille redevienne ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être. Un lieu d’appartenance plus important que l’entreprise.

Droit
Au-delà d’un certain seuil, la prolifération de la règle de droit a sur les communautés le même effet que celle des cellules cancéreuses. Les États-Unis ont depuis longtemps dépassé ce seuil. Peut-être en est-il ainsi du monde anglo-saxon en général, comme le soutient George Grant dans English speaking justice. Voici une anecdote significative. Un père de famille québécois observe son fils de quatre ans qui vient de terminer la construction d’un château de sable, sur une plage du New Hampshire. Surgit un garçonnet américain qui sur un ton agressif menace de détruire le château. Il passera à l’acte en dépit des propos dissuasifs du père de l’enfant. Ce dernier réagit comme un bon père de famille devant le petit vandale, il le tient par le poignet en attendant l’arrivée de ses parents. Une mère, encore plus agressive que l’enfant, fait irruption sur la scène du crime. Car crime il y a eu on n’a pas le droit de toucher à un enfant au New Hampshire, ce qu’ignorait le brave père vivant encore dans l’esprit d’un code vraiment civil. Menace de poursuite de la part de la mère, intervention du gardien de la plage, arrivée d’un policier de la municipalité voisine. Le criminel québécois s’en tire heureusement avec des excuses au petit vandale, lequel les reçoit d’un air triomphant. N’en doutons pas, ce dernier mitraillera ses camarades de classe dans quelques années.

C’est là un cas typique et non un cas limite. Dans ce contexte de terrorisme juridique, l’autre est a priori un dangereux ennemi. La règle de droit érode le capital de confiance qui fait les communautés. Là où un adulte normal ne peut pas se comporter en bon père de famille à l’endroit des enfants du voisinage, il n’y a plus de société. Dans le même contexte, le divorce d’un couple de la classe moyenne peut, dans certains cas, coûter jusqu’à 100 000$, avec les effets que cette dette aura sur l’avenir du conjoint pénalisé.

Supposez maintenant que le garçonnet agressif de tout à l’heure se blesse sur une balançoire publique de la plage. Vous pouvez être assuré que la mère poursuivra la municipalité responsable. C’est ainsi que de nombreux parcs ne sont plus ouverts au public, les assurances responsabilités coûtent trop cher. Et permettrez-vous aux enfants du voisinage de jouer dans votre champ, s’ils risquent en courant de se casser un pied dans un terrier de marmotte.

Intervention
— Un site web sur la déjudiciarisation
On y inviterait les gens à raconter des histoires montrant comment le droit peut détruire les communautés sous prétexte de protéger les droits et libertés, et d’autres montrant comment on peut éviter des procès ruineux à tous égards.


La nécessaire inspiration
On aurait beau multiplier des interventions plus fines encore que celles que nous venons d’évoquer, rien d’heureux peut-être n’en résulterait si les dites interventions étaient faites dans un climat indifférent et froid. Pour devenir arbre et fruits, les grains déposés dans l’humus humain ont besoin d’un climat spirituel favorable à l’amour, de même qu’à la philia, cette amitié qui fait les communautés. Un tel climat est aux groupes humains ce que le soleil et la pluie sont aux écosystèmes tropicaux.

D’où une éducation donnant le sens du partage, et orientée vers cette idée simple: l’autre n’est pas un moyen, ni un obstacle, il est une fin. Ces choses-là, hélas bien qu’elles aient été d’abord dites par des génies et des saints, ont été ensuite répétées par tant d’idéologues rêveurs et par tant de bonnes âmes sentimentales, qu’on n’ose même plus les répéter, de peur de nuire à la cause qu’on veut défendre.

]Il faut pourtant les dire. C’est ce qu’a fait John McKnight, dans Careless society, un ouvrage qui vient enfin de paraître en français sous le titre de La société négligente, La société et ses contrefaçons1. McKnight renouvelle le discours sur l’amour du prochain sur les talents, gifts dont même les plus grands handicapés pourraient faire bénéficier leur communauté, si seulement cette dernière voulait les reconnaître et les mettre à profit. Sans doute est-ce sous l’influence de McKnight que j’ai amélioré mes rapports avec un malade mental que je croise tous les jours. Je raconte cette histoire, pour illustrer la pensée de cet auteur. C’est, explique-t-il, la diffusion des récits de ce genre, qui contribue le plus efficacement à améliorer le climat social.

Au début, je voyais souvent l’autre, le malade, rôder autour de l’immeuble où se trouve notre bureau, au moment où je le quittais. Il ne souriait jamais, avait l’air hostile. Cette sombre présence m’inquiétait. «Pourquoi surveille-t-il nos allées et venues? Puis un beau jour de printemps, je le vois tout heureux en train de pêcher à la ligne dans la rivière qui coule près de notre lieu de travail. Voilà sans doute son talent, me suis-je dit. Et je suis allé lui parler. J’ai découvert un maître pêcheur à la ligne. Depuis, nous avons un sujet de conversation inépuisable. Et désormais, il m’attend, hiver comme été, beau temps mauvais temps, à la sortie du bureau pour m’offrir son sourire. Il n’attend évidemment pas que moi, puisque son banc de prédilection est situé à l’endroit le plus fréquenté du village. Nous sommes ainsi nombreux à sourire de son sourire. Il est notre poésie des soirs mornes de l’automne. Pourquoi ne lui accorderait-on pas le droit de pêcher en tout temps, comme aux Amérindiens, et celui de vendre ses prises à ses amis? Il serait alors le plus heureux des hommes.

Cessons, dit McKnight, de voir dans les handicapés des personnes ayant droit aux services professionnels de l’État. Cherchons plutôt en eux les dons dont toute la communauté peut tirer profit. En Colombie-Britannique notamment, cette philosophie toute simple aura contribué fortement à faire de la désinstitutionnalisation une réussite.

Si un tel effort n’est pas fait pour faire pénétrer les exclus dans la communauté dont on croit déjà les avoir rapprochés, tous les efforts antérieurs faits pour les libérer de l’enfer institutionnel risquent de s’avérer catastrophiques. Le cas de la famille qui prend elle-même en charge un grand handicapé est particulièrement préoccupant. Si cette famille n’est pas soutenue par une communauté capable d’accueillir son protégé, la responsabilité qu’elle a assumée risque de paraître démesurée.

Puisque les handicapés, physiques ou mentaux, ont des dons, et puisque les institutions où l’on a l’habitude de les reléguer sont des prisons, ne convient-il pas de les accueillir dans la communauté et dans la famille d’abord? D’où, chez les parents d’enfants handicapés, un sentiment de responsabilité d’autant plus fort que la générosité… et la pression sociale sont plus grandes. «Si nous ne gardons pas cet enfant à la maison, c’est la preuve que nous ne l’aimons pas. Il faut que nous le gardions.» Les autorités publiques qui présentent cet héroïsme comme une chose normale assument elles-mêmes une terrible responsabilité en tenant un tel discours. On ne vit pas impunément au-dessus de ses moyens spirituels, il faut pour tenir dignement ses engagements héroïques une énergie de qualité supérieure dont la présence en nous ne dépend pas de notre seule volonté. Si cette énergie n’est pas disponible en nous, notre fardeau nous écrase.

«Le mécanisme par lequel une situation trop dure abaisse est que l’énergie fournie par les sentiments élevés est — généralement — limitée si la situation exige qu’on aille plus loin que cette limite, il faut avoir recours à des sentiments bas (peur, convoitise, goût du record, des honneurs extérieurs) plus riches en énergie. Cette limitation est la clef de beaucoup de retournements.» (Simone Weil, La Pesanteur et la grâce)

Ce sont ces retournements qu’il faut craindre quand on demande à des gens ordinaires de poser jour après jour des actes héroïques. Ils sont d’autant plus à craindre qu’ils sont imperceptibles, puisqu’ils s’accompagnent toujours de mensonges à soi-même. «Puisque j’aime cet enfant, puisque que je devrais me réjouir et me nourrir de ses gifts, il est impossible que je dépasse la mesure de mon énergie en prenant soin de lui.»

Quand le handicap de l’enfant est majeur, la situation des parents qui en prennent l’entière responsabilité est alors désespérée, car ils ont besoin en permanence de l’énergie surnaturelle la plus pure. L’enfant alors n’a pas de dons, il est un don parce qu’il est le malheur irrémédiable et innocent. Mais pouvoir considérer ce malheur comme un don, pour pouvoir aimer le monde à travers lui, pour pouvoir prononcer devant lui ces mots, également de Simone Weil : «La nécessité en tant qu’absolument autre que le Bien est le Bien lui-même, il faut baigner soi-même dans un climat spirituel d’un niveau exceptionnellement élevé.»
À l’échelle de l’ensemble d’une société, les responsables des politiques sociales doivent veiller à ce qu’il y ait proportion entre les responsabilités reportées sur les familles et les communautés, et le climat spirituel dans lequel elles baignent. En ce moment, la chose la plus urgente est d’offrir aux parents et aux intervenants sociaux des lieux et des temps de ressourcement. De tels lieux sont aussi la première condition de la résilience sociale dans son ensemble.

Note
1. Éditions des Deux continents, 1998, 4 rue des Battoirs, CP 666 CH – 1211 Genève 4 Suisse.

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