L'imagination et la douleur

Remy de Gourmont
Évidemment, et depuis seulement un siècle, nos mœurs (…) se sont adoucies. Mais n’en faisons pas trop honneur à notre raison. Il ne s’agit pas de raison, il s’agit de sensibilité. La faculté de souffrir, comme celle de jouir du reste, est inégalement répartie entre les hommes. Il ne semble pas que cela tienne à une disposition particulière du système nerveux : le fait est plutôt imputable à l’imagination. Un homme est d’autant plus sensible que son imagination est plus vive. L’aptitude à la souffrance n’est autre chose que l’aptitude à se représenter la souffrance. On peut recevoir ou se faire soi-même une assez sérieuse blessure sans la ressentir sur le moment; la souffrance ne vient qu’au moment où l’on voit son sang, peut-être parce que l’idée de sang et l’idée de souffrance sont intimement liées dans notre esprit. Mais cette même blessure, cette même entaille à notre doigt, si c’est un chirurgien qui s’apprête à nous la faire avec son bistouri, nous en souffrons d’avance et, si nous n’avions pas honte, nous en crierions d’avance : effet d’imagination.

La sensibilité est donc, pour une grande part, sous la dépendance de l’imagination. Or, ce qui est vrai aussi pour les individus est vrai aussi pour les peuples et aussi pour les foules. Les peuples sans imagination sont très peu sensibles, et, en conséquence, ils sont très cruels. Tels sont les Chinois, race positive; ils ont poussé si loin l’art des supplices que nous avons peine à en croire les voyageurs. C’est que la même torture, qui affolerait un Européen, laisse un Chinois presque insensible. Il sent la douleur comme la sent un animal. L’imagination fait que, nous autres, nous la sentons mille fois contre lui une seule.

Depuis cent ans, l’imagination française s’est très développée. Les événements de la Révolution, les guerres de l’Empire, les découvertes scientifiques et géographiques, le contact des littératures et des mœurs étrangères, tout cela a multiplié presque à l’infini notre faculté d’imaginer; et cette faculté d’imaginer a réagi très fortement sur notre sensibilité. Nos rêves de bonheur sont très intenses et très intense notre crainte de la souffrance. La peine de mort ne nous apparaît plus comme un fait brutal, net, comme un fait abstrait, pour ainsi dire. Si cette idée nous vient, nous en suivons toutes les phases, nous voyons le réveil du condamné, la toilette, la marche vers le couteau, l’homme coupé en deux, le jet de sang, la chute de la tête : et ce spectacle, nous sommes décidément trop sensibles pour le supporter sans faiblir. L’imagination est intervenue comme un verre grossissant entre la réalité et notre sensibilité normale.

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