Sur quelques vieilles pierres trop connues

Remy de Gourmont

Une critique de la "touristisation" du monde écrite à la fin du 19e siècle. Il faut préserver, face aux hordes de touristes qui envahissent les moindres recoins de la planète, les incertitudes et les surprises des vrais voyages et de la vie.

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Sur quelques vieilles pierres trop connues. – Il n’y a pas encore bien des années, on pouvait aller au Mont Saint-Michel et n’y trouver à manger qu’un morceau de lard, à boire qu’un pot de cidre. C’était beau. Le voyageur était maître. Il prenait possession de plusieurs siècles. Il devenait riche de sensations profondes et de pensées nouvelles. On allait par Avranches (on y va encore), en une carriole attelée de deux chevaux, dont l’un en flèche, et un guide herculéen pilotait. Cette route a des risques. Les gens qui mènent peuvent être ivres; il y a le brouillard; il y a la mer. Récemment un attelage fut talonné par le flot. Un des voyageurs m’a dit ses impressions. Dans toute la traversée on ne prononça pas une parole; cette grève vaste, que l’ennemi va envahir à heure fixe, terrifie; on va et on se rassure en songeant que c’est morte-eau et qu’après tout on en serait quitte pour passer six heures sur un banc de sable. La digue, seule route maintenant fréquentée, a mis fin aux incertitudes : on peut encore espérer, mais à peine, qu’une marée très violente en enlèvera un morceau, avec une douzaine de ces cheminaux circulaires qui vont là parce qu’on va là. Cette digue, sans être une très heureuse conception esthétique, ne déshonore pas absolument le Mont Saint-Michel; si elle n’avait pas contribué à le trop faire connaître, on pourrait n’en rien dire. Mais la digue a amené le touriste; le touriste va créer le casino et tous les écumeurs des villes d’eaux vont hurler autour de la Merveille et jusque dans la Salle des Chevaliers. Il y a une grande indignation dans le pays contre ce projet des petites chevaux au péril de la mer; mais je crois qu’il faudra céder. Chaque époque a son génie. Le XIIIe édifiait des abbayes; le XIXe construit des casinos. Cela vaut encore mieux que de la mauvaise architecture; et puisqu’on respecte les vieilles pierres, faisons quelques concessions aux touristes. Le casino du Mont Saint-Michel sera si ridicule, si comique, si excrémentiel aux pieds du monument sans pareil, que les touristes effarés repartiront immédiatement pour Dinard et que peut-être ils ne reviendront plus!

Comment expliquer cela, que la présence de l’homme gâte la nature – et jusqu’à l’art, pourtant son œuvre?

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