L'avenir du Québec à la lumière du rapatriement constitutionnel de 1982

Québec a-t-il mal traduit la constitution canadienne de 1867 ?

Marc Chevrier

Il y a suffisamment de casus belli dans les faits pour qu’on évite d’en rajouter par de mauvaises traductions des constitutions des nations.

Dans un article de la Presse canadienne publié le 8 juin 2022 figurait une photographie du ministre québécois de la Justice, Simon Jolin-Barrette, qui tenait fièrement la nouvelle codification administrative, fraîchement imprimée, des lois constitutionnelles du Canada, préparée par le secrétariat aux Relations canadiennes, sous l’autorité de la ministre Sonia Lebel[1]. Le ministre se réjouissait de voir enfin inscrits dans la Loi constitutionnelle de 1867 les fameux articles que la loi 96, adoptée pour réformer la Charte de la langue française, devait aussi insérer dans la loi fondatrice du Canada en vue de reconnaître le Québec en tant que nation, et le français comme sa langue commune et nationale. Le gouvernement caquiste prétend qu’il peut unilatéralement ajouter des éléments à la partie de la loi de 1867 qui touche aux constitutions provinciales; en somme, il conçoit la constitution canadienne comme une grosse commode dont l’un des tiroirs permettrait au Québec d’y ajouter ou d’y supprimer ce qu’il veut bien. Même si ces ajouts ne possèdent pas la même valeur qu’un véritable amendement constitutionnel, le gouvernement en escompte des effets symboliques, et peut-être juridiques[2].

Cependant, dans cette annonce relayée par les médias, il y a un petit élément qui a échappé à l’attention du public. Sans tambour ni trompette, le gouvernement avait déjà distribué en octobre 2021 une première codification administrative des lois constitutionnelles de 1867 et de 1982[3]. Pour donner un peu de solennité au geste, la page couverture du document arbore les armoiries du Québec, adoptées en 1939 par le gouvernement d’Adélard Godbout, surmontées d’une couronne royale à deux fleurs de lys.

Or, il faut savoir que la constitution de 1867 — comme toutes les lois constitutionnelles adoptées entre 1867 et 1982 — comporte seulement une version officielle anglaise, mis à part quelques fragments effectivement bilingues. Tout le reste attend toujours une version française, prévue d’ailleurs par la Loi constitutionnelle de 1982, que le ministre fédéral de la Justice devait préparer « dans les meilleurs délais ». Il créa ainsi en 1984 un comité chargé de cette mission, qui remit en 1990 son rapport contenant une traduction complète en français des textes constitutionnels encore unilingues anglais. Mais depuis, les choses en sont restées là. Cette version française, ou toute autre version jugée meilleure, devra être adoptée comme une réforme constitutionnelle, soumise dès lors à l’approbation du parlement fédéral et des assemblées provinciales. Se refusant à entériner une réforme constitutionnelle qui lui a été imposée, le Québec n’a jusqu’ici jamais entrepris de faire avancer véritablement la traduction française des textes constitutionnels anglais. Avant qu’il ne publie la codification administrative qu’il a confiée à ses fonctionnaires, le public et les juristes utilisaient couramment une codification administrative préparée par le ministère fédéral de la Justice. C’est sans doute pour faire contrepoids à cette codification fédérale que le Québec a édité la sienne.

Seulement, la codification administrative du Québec a fait des choix de traduction qui sont contestables ; l’un d’eux pourrait être même lourd de conséquences. Le lecteur en est frappé dès le célèbre préambule de la loi de 1867. Des considérants y décrivent les raisons et les principes de l’union du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick. Ainsi, la codification préparée par Québec traduit comme suit le premier considérant du préambule :

Considérant que les provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick ont exprimé le désir de s’unir en fédération pour former un seul et même dominion sous la couronne du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande […]

Il s’agissait de traduire ce libellé en anglais :

Whereas the Provinces of Canada, Nova Scotia, and New Brunswick have expressed their Desire to be federally united into One Dominion under the Crown of the United Kingdom of Great Britain and Ireland […]

Or, la version retenue par Québec écarte une autre version française disponible, qui existait en fait depuis 1867, qu’un avocat et traducteur parlementaire, Eugène-Philippe Dorion, avait préparée et que le premier recueil annuel des lois fédérales publia dans ses pages liminaires. Un des « pères fondateurs », Georges-Étienne Cartier, serait même intervenu dans le choix de certains termes traduits[4]. Voici la version de Dorion :

Considérant que les provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick ont exprimé le désir de contracter une Union fédérale pour ne former qu’une seule et même Puissance (Dominion) sous la couronne du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande […]

Il faut savoir qu’aussi bien la codification administrative d’Ottawa que la traduction proposée par le comité de rédaction constitutionnelle française formé en 1984 ont conservé la version de Dorion pour cette partie névralgique du préambule de 1867. Toutefois, le Québec lui a tourné le dos, pour des motifs difficiles à discerner. La version de Québec s’en écarte sur plusieurs points. Premièrement, elle élimine du texte français l’idée que les trois provinces fondatrices « ont exprimé le désir de contracter une union » pour y substituer un simple désir de s’unir. On évacue ainsi l’idée que la création du Canada serait issue d’un contrat entre des provinces. On sait l’importance qu’a eue dans notre histoire politique la thèse que le Canada serait né d’un pacte, soit entre deux peuples fondateurs, soit entre des colonies se gouvernant en province de Sa Majesté. De cette thèse du pacte fondateur, le Québec a tiré de nombreux arguments pour faire valoir ses droits et ses prérogatives dans le régime canadien. Mais la version de Québec ne semble pas s’en soucier.

Pour justifier son choix, la codification québécoise renvoie le lecteur à des notes explicatives où l’on apprend qu’elle a préféré se fier à certaines décisions de la Cour suprême, qui avaient retenu une autre version du préambule où la mention de l’aspect contractuel de l’union de 1867 est absente. Cependant, la Cour n’a pas rejeté la version de Dorion, qu’elle a citée dans plusieurs autres décisions et avis. Une question fondamentale se pose ici : pourquoi suivre une traduction particulière, d’origine judiciaire, alors que la traduction d’un texte constitutionnel constitue un acte créatif de droit, qui relève plutôt des pouvoirs législatif et exécutif ? Confusion des rôles d’autant plus étonnante, qu’elle est avalisée par un service de l’exécutif québécois.

Deuxièmement, la codification québécoise énonce que les trois provinces fondatrices ont désiré « s’unir en fédération ». Ce choix de termes est également contestable, car il suppose que dès 1867, les acteurs politiques ont édifié ce qu’on appelle aujourd’hui une « fédération », soit un type d’État composé répondant à certains critères. Le texte original anglais maintient d’ailleurs un flou, puisqu’il emploie un verbe passif qualifié par un adverbe « te be federally united » au lieu d’affirmer la création d’une fédération en tant que telle. Du reste, bon nombre de juristes et de politistes éminents ont fait remarquer que le Canada de 1867 ne formait pas vraiment une fédération, mais plutôt une quasi-fédération, au vu des nombreux traits unitaires et impériaux qui centralisaient l’union canadienne. Dans un texte publié en 1997, le professeur de droit et ancien ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes, Benoit Pelletier, avait dressé une liste impressionnante des entorses paternalistes de la constitution canadienne au principe fédéral[5]. En écartant la version de Dorion du préambule sur ce point pour lui préférer une vision discutable que la Cour suprême n’a pas utilisée systématiquement et qui présente le Canada de 1867 comme une « fédération », le gouvernement québécois enjolive la réalité constitutionnelle canadienne. Il semble avoir perdu de vue que ses prédécesseurs ont tenté de corriger les anomalies d’un système bien peu fédéral dans des aspects essentiels.

Enfin, un autre élément problématique de la traduction retenue par Québec est la traduction du concept anglais de « dominion », qui a toujours posé une difficulté, puisqu’il ne possède pas vraiment d’équivalent en français. En droit impérial britannique, un dominion désignait une colonie de Sa Majesté possédant une autonomie parlementaire et administrative, le « self-government ». De même, dans la langue des philosophes anglais tels que Locke et Hobbes, le dominion exprime aussi la puissance absolue, voire despotique, qu’une personne peut exercer sur les choses, sur soi-même ou sur des êtres dépendants. La traduction de Dorion a l’avantage de rappeler que le Canada se rêvait comme « puissance », une manière d’évoquer sa dimension impériale, qui est gommée par la traduction avancée par Québec, qui ne traduit pas le terme « dominion » et l’incorpore donc tel quel dans le texte français. 

Si on peut se féliciter de ce que le gouvernement de la CAQ ait offert au public une version française du texte créateur du Canada, dont la traduction officielle et sanctionnée par une réforme constitutionnelle se fait toujours attendre, il n’empêche que le gouvernement est loin d’avoir frappé un coup de circuit. Il paraît même négliger tout un pan de la doctrine autonomiste du Québec. Un Québec qui aurait oublié ce qu’un « dominion » veut dire normalise ainsi sa place dans un régime métamorphosé en « fédération » accomplie. Une « Puissance » en fait, dont un peuple fondateur de jadis n’aurait jamais été un partenaire contractuel.

Marc Chevrier

 

 


[1] Jocelyne Richer, « La spécificité du Québec désormais en toutes lettres dans la constitution », Le Devoir, 8 juin 2022.

[2] Voir l’article écrit sur cette question, M. Chevrier, « La constitution d’un Québec infiniment petit », Encyclopédie de l’Agora, 19 mai 2021.

[3] Voir Codification administrative de la Loi constitutionnelle de 1867 et du Canada Act 1982, Secrétariat du Québec aux Relations canadiennes, 2021, 165 p. En ligne : https://www.sqrc.gouv.qc.ca/relations-canadiennes/institutions-constitution/codifications/Codification_administrative_LC1867-1982.pdf. Voici la version récemment révisée : https://www.sqrc.gouv.qc.ca/relations-canadiennes/institutions-constitution/codifications/Codification_administrative_edition_2.pdf .

[4] Sébastien Grammond, « La Constitution bilingue : une visite guidée », dans Linda Cardinal et François Larocque (dir.), La Constitution bilingue du Canada, Québec, Presses de l’Université Laval, 2017, p. 18.

[5] Benoit Pelletier, « L’expérience fédérale canadienne », dans Serge Jaumain (dir.), La réforme de l’État… et après ?, Bruxelles, éditions de l’université de Bruxelles, 1997, p. 55-74.

Extrait

Seulement, la codification administrative du Québec a fait des choix de traduction qui sont contestables ; l’un d’eux pourrait être même lourd de conséquences.

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