Justice populaire

Jacques Dufresne

Dernier chapitre du Procès du droit

En Beauce

Commençons par un livre, Les beaucerons ces insoumis,[i] de Robert Cliche et de Madeleine Ferron, qui prolonge une tradition orale, celle de la Beauce québécoise. Pour faire régresser la règle de droit, il faut lui opposer de nouvelles solidarités. La simple évocation de la justice populaire d’antan devrait nous permettre de mieux nous orienter dans le choix de ces nouvelles solidarités.

La présence judiciaire ne s’est fait sentir en Beauce que vers 1800 et elle n’a été vraiment organisée qu’à partir de 1858. Les premières seigneuries du lieu ayant été concédées en 1736, les Beaucerons ont dû être leurs propres justiciers pendant plus de deux cents ans. Comment était-on parvenu à vivre en commun jusque-là sans police, sans avocats et sans chartes de droits? Rappelons que, pendant toute cette période, la Beauce constituait, à cent kilomètres de Québec, un milieu clos qui, à tous égards, ne pouvait compter que sur lui-même pour sa survie '.

Les coutumes touchant l’adoption sont particulièrement intéressantes. Cette dernière se faisait avec simplicité et largesse. En 1814 par exemple, dans tel village, sur soixante naissances, quatre sont illégitimes. Comme cette situation n’était pas déshonorante, il est à peu près certain que ces quatre enfants se sont mariés dans 11 paroisses et y sont décédés. Ils ont donc été légitimés dans leur bas âge, d’une façon ou d’une autre, par leurs parents ou par leurs voisins.

Les célibataires pouvaient adopter un enfant et le légitimer. La première loi sur l’adoption, votée à Québec en 1924, confirma cette coutume, qui n’était toutefois déjà plus conforme à la morale officielle, devenue plus austère. Si bien que la loi fut amendée l’année suivante de telle sorte que l’adoption serait désormais réservée aux seuls couples mariés. Peu après les enfants irréguliers allaient être envoyés à la crèche. On voit par cet exemple comment un durcissement de la morale a été à l’origine d’un processus de prise en charge de l’enfant qui a conduit aux lois inextricables d’aujourd’hui.

On connaît les problèmes juridiques que posent les droits de pratique exclusifs accordés à certaines professions, les médecins par exemple. En Beauce, le problème de la pratique illégale de la médecine était résolu par une distinction très nette entre le rebouteur, et le charlatan. Le métier de rebouteur est reconnu et considéré. Il est exercé de père en fils ou d’oncle à neveu. Le rebouteur n’a pas de tarif fixe. Bien au con- traire, il n’a pas le droit d’en exiger, mais la loi populaire veut qu’il lui soit offert un, deux, ou cinq dollars. Le charlatan est en général un étranger qui s’amène dans la région avec des promesses de redonner la jeunesse aux gens ou de leur arracher leur cancer. Quand il se fixe dans la région c’est, bien involontairement, à la prison.

Dans le droit punitif, le duel et ses nombreuses variantes occupaient une place centrale. Il s’agissait de combats aussi ritualisés que ceux observés chez les caribous ou ceux dont les aristocrates nous ont laissé le souvenir. Peut-être les paysans beaucerons s’étaient-ils souvenus de la façon dont leurs maîtres réglaient entre eux leurs différends. Peut-être ont-ils   possible, mais harmonieuse au point qu’une civilisa- tion puisse s’y ébaucher

.Pour que les remèdes que nous pourrions proposer à ce niveau aient quelque chance d’être efficaces, il nous faut cependant mieux connaître le terrain sur lequel ils vont agir, ce qui nous oblige à préciser le diagnostic. Vaste défi! La moitié peut-être de tous les ouvrages de sciences humaines parus depuis un siècle traitent directement ou indirectement de cette question. Commençons par un livre, l’ouvrage déjà cité de Robert Cliche et de Madeleine Ferron, qui prolonge une tradition orale, celle de la Beauce québécoise. Pour faire régresser la règle de droit, il faut lui opposer de nouvelles solidarités. La simple évocation de la justice populaire d’antan devrait nous permettre de mieux nous orienter dans le choix de ces nouvelles solidarités. La présence judiciaire ne s’est fait sentir en Beauce que vers 1800 et elle n’a été vraiment organi- sée qu’à partir de 1858. Les premières seigneuries du lieu ayant été concédées en 1736, les Beaucerons ont dû être leurs propres justiciers pendant plus de deux cents ans. Comment était-on parvenu à vivre en commun jusque-là sans police, sans avocats et sans char- tes de droits? Rappelons que, pendant toute cette période, la Beauce constituait, à cent kilomètres de Québec, un milieu clos qui, à tous égards, ne pouvait compter que sur lui-même pour sa survie. Les coutumes touchant l’adoption sont particulièrement intéressantes. Cette dernière se faisait avec simplicité et largesse. En 1814 par exemple, dans tel village, sur soixante naissances, quatre sont illégitimes. Comme cette situation n’était pas déshonorante, il est à peu prés certain que ces quatre enfants se sont mariés dans 11 paroisse et y sont décédés. Ils ont donc été légitimés dans leur bas âge, d’une façon ou d’une autre, par leurs parents ou par leurs voisins.

Les célibataires pouvaient adopter un enfant et le légitimer. La première loi sur l’adoption, votée à Québec en 1924, confirma cette coutume, qui n’était toutefois déjà plus conforme à la morale officielle, devenue plus austère. Si bien que la loi fut amendée l’année suivante de telle sorte que l’adoption serait désormais réservée aux seuls couples mariés. Peu après les enfants irréguliers allaient être envoyés à la crèche. On voit par cet exemple comment un durcisse- ment de la morale a été à l’origine d’un processus de prise en charge de l’enfant qui a conduit aux lois inextricables d’aujourd’hui.

On connaît les problèmes juridiques que posent les droits de pratique exclusifs accordés à certaines professions, les médecins par exemple. En Beauce, le problème de la pratique illégale de la médecine était résolu par une distinction très nette entre le rebouteur, et le charlatan. Le métier de rebouteur est reconnu et considéré. Il est exercé de père en fils ou d’oncle à neveu. Le rebouteur n’a pas de tarif fixe. Bien au con- traire, il n’a pas le droit d’en exiger, mais la loi popu- laire veut qu’il lui soit offert un, deux, ou cinq dol-lars. Le charlatan est en général un étranger qui s’amène dans la région avec des promesses de redonner la jeunesse aux gens ou de leur arracher leur cancer. Quand il se fixe dans la région c’est, bien involontairement, à la prison.

Dans le droit punitif, le duel et ses nombreuses variantes occupaient une place centrale. Il s’agissait de combats aussi ritualisés que ceux observés chez les caribous ou ceux dont les aristocrates nous ont laissé le souvenir. Peut-être les paysans beaucerons s’étaient-ils souvenus de la façon dont leurs maîtres réglaient entre eux leurs différends. Peut-être ont-ils   subi l’influence des seigneurs. Quand la réparation d’honneur ne suffisait pas pour laver du déshonneur et purger de toute rancune, on avait recours aux muscles.

Une bataille n’éclate pas, en général, d’une façon spontanée, elle se prépare. Au préalable, il y a défi verbal, moqueries, bravades. La rencontre a lieu à l’occasion d’une veillée, le plus souvent un samedi soir, afin qu’une assistance nombreuse lui donne un caractère officiel [...] On se bat même au sein d’une même famille, à l’occasion de fêtes ou de funérailles. Deux cousins ou deux beaux-frères s’invitent mutuel- lement à sortir dans la cour arrière. Ainsi se règlent des conflits familiaux: injustice qui aurait été faite dans une succession, antagonisme politique. On efface ainsi le souvenir d’une accusation, d’une injure. On soulage une rancune, comble une frustra- tion [...] Mais jamais l’issue d’un combat, fût-il très pénible pour le vaincu, ne sera soumis au jugement des tribunaux.

Le duel désarmé, la preuve par le muscle, était sans doute une méthode primitive par rapport à celle des aristocrates, qui utilisaient des armes, ou à celle d’aujourd’hui qui consiste à déléguer sa vengeance à l’appareil judiciaire et aux geôliers. Mais on peut aussi penser que la méthode aristocratique, par la distance qu’elle introduit entre les combattants, préfigure les terribles armes abstraites que l’on déclenche en pressant un bouton. Quant à la vengeance déléguée aux juges, aux bourreaux et aux psychologues, cette fine fleur de la civilisation cache aussi quelques épines, comme chacun sait. Ajoutons qu’en Beauce,celui qui était manifestement plus fort que son adversaire s’attirait le mépris s’il ne trouvait pas un moyen subtil d’obtenir réparation sans avoir à livrer un combat qu’il était assuré de gagner.

 Bien entendu il n’est pas question ici de réhabiliter les pratiques anciennes avec le secret espoir de les faire revivre, mais de montrer, en soulignant l'importance des cultures et des mentalités, le danger inhérent à toute solution purement rationnelle, fondée sur la seule justice institutionnalisée, technicisée.

Interprétée dans ce contexte, la définition que donnent Robert Cliche et Madeleine Ferron de la jus tice populaire jette une lumière singulière sur la situation actuelle:

 L’autorité de la loi populaire ne se discute pas. C’est un ensemble de formules, de coutumes et de rites, œuvre d’une collectivité comme la ruche est l’œuvre de l’essaim. L’individu ne la comprend pas, il y est compris. Cela explique qu’elle puisse s’effondrer: l’individu n’en est pas solidaire. Pour cette raison aussi elle ne s’exporte pas. Le Beauceron n’y est assu- jetti que dans la Beauce4

.Quant à l’étranger qui n’a pas le génie de s’y assujettir, il court certains risques, comme l’un d’entre eux a pu le constater récemment:

 Quatre jeunes gens se battaient, deux contre deux. Un témoin, peu au courant des habitudes, intervint pour séparer les combattants. Ces derniers firent front commun, - assommèrent l’intrus, qui porta plainte. Devant le tribunal, les accusés expliquèrent: «ça ne le regardait pas, ce n’était pas son affaire, nous nous battions en paix».

Celui qui ne payait pas ses dettes était souvent contraint de s’exiler. La honte l’empêchait de revenir dans sa paroisse. On devait aussi, dans certains cas, se résigner à des règlements mythiques. L’âme des voleurs morts avant d’avoir remis le butin était sou- mise à toutes sortes de vexations et de réparations avant d’être admise au paradis.

La Beauce n’avait évidemment pas l’exclusivité de la justice populaire. Voici un exemple de régulation sociale, également reconstituée à partir de la tradition orale, telle qu’on la pratiquait encore vers I950, dans un village de la région de Joliette.

Un charivari dans Lanaudière

Il y avait dans ce village un vieillard hideux quoi-que adroit et intelligent. En plus de séquestrer sa femme, ce qui était plus ou moins un crime, il avait deux vices qu’il satisfaisait, heureusement pour lui, avec modération; il était voleur et voyeur. Quand un outil de quelque valeur disparaissait dans le voisinage, on était presque sûr de le retrouver chez lui un jour; et quand une petite fille rentrait à la maison en sanglotant, mais sans pouvoir dire pourquoi, on présumait que le vieux avait tenté d’obtenir d’elle quelque faveur pour ses yeux inassouvis.

Personne ne songeait même à appeler la police dans un cas semblable; quant aux travailleurs sociaux, ils n’existaient pas encore. Le vieux ayant la réputation d’être riche, de nombreux parents auraient pu lui réclamer une fortune en indemnités pour atteinte à l’intégrité émotive d’une de leurs filles. Cette solution était encore plus invraisemblable que les précédentes. L’équilibre social était rétabli par des moyens moins coûteux et plus subtils. Par l’humour d’abord, et par la levée des interdits dans les rapports avec le vieux. Il avait, par exemple, de très beaux cerisiers. Les enfants pouvaient lui voler ses cerises avec le demi-consentement de leurs parents; à charge pour eux d’échapper au bâton si jamais ils étaient pris sur le fait. Mais le grand événement punitif rituel c’était l’Halloween, à l’occasion de laquelle le village entier se réunissait autour de la maison de l’ennemi pour y observer le harcèlement dont il était l’objet de la part d’une troupe d’enfants. On lui criait des insultes, on plaçait sur son perron des citrouilles évidées, taillées en forme de masque et illuminées par une bougie placée à l’intérieur. On faisait vibrer les vitres de sa mai- son au moyen d’une épingle fichée sur le bord d’un carreau et d’un long fil sur lequel on frottait une subs- tance, le colophane, appelé aussi arcanson, avec lequel on frotte l’archet des violons.

De tels mécanismes de défense, d’autorégulation plutôt que de défense, ont existé sous de formes diverses dans toutes les sociétés. Ils rappellent le système immunitaire de l’organisme. Ce système étant devenu insuffisant, il a fallu le stimuler de l’extérieur; poursuivant la comparaison, on pourrait dire que la science et la technique de l’homme de loi sont l’équivalent des médicaments, antibiotiques et autres, dont on se sert en médecine pour venir en aide au système immunitaire. Mais vient un jour où, peut-être parce qu’il a été trop stimulé de l’extérieur, ledit système perd toute capacité de réagir adéquatement à certaines agressions. N’en est-il pas de même des sociétés?

Une production rationnelle de la culture

Ce ne sont là bien sûr que des métaphores, mais chacun sait qu’il existe dans les sciences humaines de lourdes théories dont on découvre, à l’analyse, qu’elles reposent sur des métaphores déguisées en notions abstraites et donc appauvries. La comparaison entre l’organisme humain et la société fait d’ailleurs partie des thèmes universels de la réflexion.

Comment l’érosion de ces prodigieux systèmes immunitaires que sont les cultures s’est-elle faite pré cisément? Dans L’anthropologie en l’absence dé l’homme, Fernand Dumont répond à cette question en poussant jusqu’à ses ultimes conséquences une petite phrase de Robert Cliche et de Madeleine Ferron à propos de la justice populaire: «On peut en dégager une idée de justice, l’expliquer, gloser. Pour cela il faut être de l’extérieur. À l’intérieur on s’y conforme lout simplement.»

De l’extérieur! Il faut se mettre un peu à l’extérieur pour simplement penser les phénomènes sociaux. Pour en tirer une science et une technique, comme on tente de le faire depuis deux siècles, ne faut-il pas s’éloigner d’eux au point de les oublier complètement pour leur substituer un produit de la raison? Déjà au dix-septième siècle, au mépris de la réalité la plus tangible, les rationalistes tenaient les faits sociaux — comme ceux qui viennent d’être évoqués — pour des artefacts contractuels. C’est ce que Fernand Dumont appelle l’insurrection contre l’opacité de la culture. Les cultures, et les règles sécrétées par elles sans la médiation des savants, deviennent ce fatras auquel Beccaria et ses homologues ont tourné le dos si résolument. On recréera tout par la raison, à partir d’un point alpha imaginaire et, au système immunitaire des sociétés, on tentera de substituer des techniques d’intervention dont la règle de droit sera l’élément central.

L’autonomie de la technologie, impliquant l’érosion de la culture, suppose aussi celle de la politique [...] On ne sait trop d’ailleurs si c’est la technique qui a d’abord inspiré les conceptions modernes du pouvoir ou l’inverse. Rappelons des données banales: l’idéologie du contrat social selon lequel le pouvoir doit être transparent à lui-même, fondé sur le consensus des consciences claires; la conception de la loi comme projection de la raison, nettement affirmée dans la législation de la Révolution française et qui demeure présente dans la vie juridique moderne. Dans tous les cas on postulait la destruction des coutumes au profit d’une hypothétique technique politique, l’édification de pouvoirs supposément rationnels au-delà de la culture. Il s’agit toujours de la même exigence de produire la culture plutôt que de l’accueillir.[ii]

C’est précisément parce qu’elles sont produites, plutôt qu’engendrées par la vie et accueillies par les hommes, que les règles de droit prolifèrent. La croissance organique enferme des limites. L’inflation, la démesure ne commencent qu’avec la production mécanique. Dans ce domaine, nous avons atteint l’étape de la production de masse il y a quelques décennies, après avoir franchi, bien entendu, celle des besoins artificiellement suscités.

Faut-il rappeler que cette production de culture, à partir de la raison, a coïncidé avec la révolution industrielle et les déplacements de population qu’elle  a suscités? Pendant que les penseurs tournaient le dos aux coutumes, les paysans quittaient leur région natale pour aller former non pas des communautés mais des agglomérations autour des premières grandes usines. Cependant, nous l’avons noté, hors de la Beauce, la loi populaire n’existe plus pour un Beauceron. En ce sens, tous les déracinés du XIXe siècle étaient des hors-la-loi. Il fallait donc leur en donner une, fût-elle abstraite et artificielle. Les règles de droit déduites de la raison correspondaient à une nécessité. On peut dire la même chose de l’État, de ses lois, de sa police, de ses travailleurs sociaux. Les migrations à l’échelle planétaire ajoutaient à ce besoin de rationalité et d’universalité.

     Ici encore l’exemple de la médecine est éclairant. Une médecine internationale naissait au même moment et pour les mêmes raisons. On peut présumer que les médecines traditionnelles ont rempli adéquate- ment leur rôle aussi longtemps que les populations, stables et enracinées, avaient des maladies qui leur ressemblaient, et auxquelles une médecine empirique perfectionnée par les siècles pouvait opposer une résistance. La résistance fut telle qu’une multitude de peuples ont pu, du moins, survivre.

Le transport des biens et des personnes de même que diverses autres conséquences du progrès technique — les côtés positifs sont connus de tous — ont eu aussi des effets négatifs, entre autres, l’internationalisation de plusieurs maladies. La bilharziose, par exemple, qui est aujourd’hui répandue dans toute l’Afrique était limitée à une région bien précise avant la création des grands axes routiers sur ce continent. La syphilis s’est propagée de la même manière.

Les médecines traditionnelles ne pouvaient rien faire, même sur le plan strictement symbolique, con tre ces maladies auxquelles les millénaires ne les avaient pas habituées. Il leur fallait l’appoint d’une médecine internationale d’origine rationnelle, comme les techniques qui avaient servi indirectement de vecteurs aux bactéries.

Une chose semblable s’est produite dans le domaine du droit. Non seulement un Beauceron émigré à Montréal n’est plus soumis à la loi populaire de sa région natale, mais encore il peut attraper une maladie sociale à laquelle, même en Beauce, il n’aurait pu résister. On ne peut donc espérer le contenir que par des règles aussi apatrides et déracinées que lui. Vues sous leur jour positif, les mêmes règles paraîtront rationnelles et universelles. Au sommet de cet édifice construit par la raison, il y aura les droits de l’homme dont la fonction sera non seulement de contenir les personnes sorties de leur écosystème, mais, à un second niveau, de les protéger contre les mesures destinées à les contenir.

Répétons-le, c’est dans la mesure où elles sont produites que les règles de droit prolifèrent. Il faut donc s’attendre à ce que l’inflation s’amplifie puisque le processus d’internationalisation est loin d’être achevé. (Les négociations sur le libre-échange présentent dans ce contexte un intérêt majeur.

Suivons notre émigré Beauceron. Au Québec et au Canada d’abord. À peine arrivé à Montréal, il a besoin d’être protégé contre lui-même par de nouvel- les lois, mais puisqu’il fait aussi partie de l’ensemble canadien, des lois et des règles de droit conçues pour des Albertains s’appliqueront également à lui. Le nouveau milieu dans lequel il vit est influencé par des courants culturels venus non seulement des grands pays voisins mais aussi des contrées les plus lointaines. La drogue, les sectes religieuses exotiques feront ainsi irruption dans son paysage et rendront nécessaires de nouvelles législations.

Vers la fin des années soixante-dix, dans un jugement exemplaire à propos d’un préjudice corpo- rel, le juge Dickson, de la Cour Suprême du Canada, apporte une illustration frappante de la tendance que nous décrivons:

Il ne devrait pas y avoir de trop grandes disparités dans les indemnités accordées au Canada. Tous les Canadiens, où qu’ils résident, ont droit à une indemnisation à peu près équivalente pour des pertes non pécuniaires semblables.

Voilà un parfait exemple de rationalité pure. Néant que toutes ces coutumes complexes qui pourraient inciter les gens du Québec ou de l’Ile du Prince- Édouard à régler ces problèmes différemment! Nous sommes au pays de l’égalité mathématique et de la personne considérée abstraitement. À ce niveau on a la tranquille conviction de pratiquer une espèce de péréquation judiciaire quand on affirme l’égalité des droits de tous les Canadiens. Le message sous-jacent est clair: cher(ère) citoyen(ne), nous de la Cour Suprême défendons vos intérêts plus efficacement que vos tribunaux et vos gouvernements locaux. En réalité il n’y a rien de moins innocent que cette philanthropie. C’est par des jugements comme celui-là qu’on achève de discréditer tout ce qui, dans les pratiques judiciaires provinciales, rappellent encore la justice populaire, non institutionnalisée. Par là même on accroît la dépendance de la population à l’égard de l’autre justice    

 


[i] Robert Cliche et Madeleine Ferron, Les beaucerons ces insoumIs, suivi de Quand le peuple fait la loi, Montréal Hurtubise, 1982.

[ii] Fernand Dumont, L’anthropologie en l’absence de l’homme, Paris PUF 1981, p.203




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