Covid-19

Journal de pandémie, 24 mars

Jacques Dufresne

En période de crise, on se rallie au chef et si l’on ose le critiquer sur le sujet de l’heure, on reporte à plus tard les hostilités sur les autres sujets; les médias de leur côté renforcent cette tendance générale. Aux États-Unis, en ce moment, Naomi Klein pense au contraire que les crises sont le moment idéal pour opérer rapidement des changements radicaux.

Du bon usage des crises

En période de crise, on se rallie au chef et si l’on ose le critiquer sur le sujet de l’heure, on reporte à plus tard les hostilités sur les autres sujets; les médias de leur côté renforcent cette tendance générale. Aux États-Unis, en ce moment, Naomi Klein pense au contraire que les crises sont le moment idéal pour opérer rapidement des changements radicaux qui, en temps normal, exigeraient des années sinon des décennies de débats. Elle donne comme exemple le New Deal que le président Franklin D. Roosevelt a instauré pendant la Grande Dépression. Chose étonnante, elle cite Milton Friedman, le prophète du néo-libéralisme à l’appui de sa thèse : « Si Friedman avait tort sur beaucoup de points, il avait raison sur celui-ci: en temps de crise, des idées apparemment utopiques deviennent soudain réalistes. Mais quelles idées ? Des idées sensées, justes, destinées à assurer la sécurité et la santé du plus grand nombre de personnes possible ? Ou des idées prédatrices, conçues pour enrichir davantage des personnes déjà incroyablement riches tout en laissant les plus vulnérables encore plus exposées ? »

La crise sanitaire, précise Naomi Klein, n’annule pas celle du réchauffement climatique et ne comble pas l’abîme entre le 1% des plus riches et le reste de la population. Donald Trump, ajoute-t-elle, s’est empressé d’annoncer qu’il soutiendrait l’industrie des bateaux de croisière et par là celle du pétrole. On le voyait aussi plus souvent entouré de chefs de grandes entreprises que de leaders syndicaux et de représentants des organismes communautaires. De toute évidence, il voulait profiter de la crise pour opérer ses changements à lui, en faveur des plus riches.

Les livres d’histoire sont remplis d’exemples de changements radicaux survenus à la faveur d’une crise. Au Québec, la fin du régime de Duplessis a ouvert une période de crise qui a été l’occasion de plusieurs grandes réformes opérées en si peu de temps que, rétrospectivement, on y voit une espèce de miracle.  Et c’est pendant la crise d’octobre que la loi sur le régime d’assurance-maladie universel a été votée. « Au Québec, l’adoption du régime d’assurance-maladie universel s’est faite dans un contexte particulier. À l’époque, les médecins spécialistes s’opposent farouchement à une telle mesure et font la grève. Le gouvernement Bourassa profite alors de la Loi sur les mesures de guerre pour imposer un décret qui force les spécialistes à rentrer au travail en même temps qu’il adopte le projet de loi. On assiste ainsi à la mise en œuvre de l’assurance maladie universelle tel que le recommandait la commission Castonguay-Nepveu » ( Source: Mélanie Bourque.)

La réforme aurait sans doute eu lieu de toute manière, mais elle était à l’étude au même moment aux États-Unis et elle n’a pas encore eu lieu dans ce pays.  La crise du covid 19 pourrait la faire apparaître comme nécessaire et ne serait-ce que pour cette raison, il est bon que Bernie Sanders reste dans la course à la direction du parti démocrate. Entre temps, les bateaux de croisière seront peut-être devenus des hôpitaux mobiles qui, au lieu d’infecter des pays souvent pauvres, hébergeraient leurs malades.

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Fatales erreurs de logique

Vous doutiez de la pertinence de l’enseignement de la logique, revenez à ses sources, la distinction entre l’association et la causalité, par exemple. Suite aux mesures de confinement appliquées en Chine, le covid-19 a régressé. Il peut exister un lien de causalité entre les deux choses, mais il se peut aussi qu'il s'agisse d'une coïncidence, que la maladie ait suivi sa courbe naturelle. A-t-on en ce moment établi la preuve de l’une ou l’autre hypothèse ? Cela n'exclut évidemment pas qu'il faille aller au plus probable, en adhérant aux modèles chinois ou coréen par exemple, mais cela n’autorise personne à confondre association et causalité.

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La rhétorique chiffrée

Au temps de Socrate, c’est la rhétorique verbale qui servait le mieux la cause du mensonge. Elle est toujours dans le paysage intellectuel, mais aujourd’hui c’est la rhétorique chiffrée qui est le grand instrument de manipulation des esprits. C’est la raison pour laquelle, l’art de lire et d’interpréter les statistiques devrait faire partie de la formation fondamentale. Cet art, s’il était répandu, inciterait les autorités à ne jamais présenter les taux de mortalité par covid-19 comme des absolus, mais plutôt comme des choses relatives, comme des proportions entre, par exemple, le nombre de personnes testées et le nombre de morts.Commentaire d'un ami : « Les statistiques sont aux politiciens ce que les lampadaires sont aux ivrognes, elles les soutiennent plus qu’elles ne les éclairent »

 

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D’abord ne pas nuire

Plus une crise sanitaire est grave, plus on est tenté de sous-estimer la sagesse du premier principe hippocratique, «d’abord ne pas nuire» et plus on se précipite vers le second principe, combattre une chose par son contraire», en l’occurrence, dans le cas de la covid-19, le médicament, un anti quelque-chose. Et trop souvent on oublie complètement les troisième et quatrième principes, «mesure et modération» et «chaque chose en son temps», en son temps selon l’évolution de la maladie et selon les saisons; sans trahir la pensée d’Hippocrate, on pourrait donner ici le sens de climat au mot temps.

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Conflits de droits

De Platon à Donald Trump

Le covid-19 ouvre un nouveau chapitre dans le grand livre de la réflexion sur les droits. À mesure que la pandémie progresse on découvre que les conflits entre les droits se multiplient :  droits de l’homme, droits de la personne, droits fondamentaux, droits découlant des lois ordinaires, des contrats de mariage, de divorce, des conventions collectives, droits de, droits à,…Le commun des mortels s’y perd.

En temps de crise majeure, il est impossible de porter les litiges devant les tribunaux. Ce sont alors les autorités administratives et politiques qui tranchent.  C’est ainsi que le premier ministre Justin Trudeau a pris la décision d’empêcher les réfugiés de franchir la frontière entre les États-Unis et le Canada. Dans ce cas, comme dans une foule d’autres semblables, il y avait conflit entre deux droits fondamentaux, droit à l’asile pour les uns, droit à la santé pour les autres.

Aux juristes de tracer la voie à suivre pour limiter à la fois l’injustice et le désordre dans cette Tour de Babel, dans ce bateau de croisière devrais-je dire pour adapter la métaphore aux circonstances. Je veux seulement rappeler ici la voie royale que Platon avait indiquée.

Les lois sont générales. Les situations auxquelles elles s’appliquent sont particulières. En voulant rendre ces deux choses compatibles, en période de crise surtout, on risque fort de créer du désordre et de la confusion. Ce dont nous sommes témoins en ce moment, à des degrés divers selon les pays.

Placé devant une difficulté semblable, Platon avait donné une réponse qui a conservé toute sa pertinence :

« Ce qui est le meilleur c'est non pas que la force appartienne aux lois, mais qu'elle appartienne à celui qui, avec le concours de la pensée sage, est un homme royal. « Que veux-tu donc dire par là ? », demande le jeune Socrate. - Que jamais une loi serait capable d'embrasser avec exactitude ce qui, pour tous à la fois, est le meilleur et le plus juste et de prescrire à tous ce qui vaut le mieux. Entre les hommes en effet, comme entre les actes, il y a des dissemblances, sans compter que jamais, pour ainsi dire, aucune des choses humaines ne demeure en repos : ce qui ne permet pas à l'art, quel qu'il soit, de formuler aucun principe dont la simplicité vaille en toutematière, sur tous les points sans exception et pour toute la durée des temps.( Platon, Le politique, Paris, N.R.F., Collection Pléiade, 1950, Tome 2, p. 399, 294a.)

De nombreux commentateurs reprocheront à Platon d’avoir, par des prises de position de ce genre, justifié la tyrannie.  Nous n’entrerons pas dans ce débat philosophique. Retenons seulement que l’homme royal dont il parle est celui en qui règne une harmonie permettant à l’intelligence, la tête, de gouverner avec l’assentiment du cœur et du ventre. Et notons au passage que c’est précisément cette sagesse qu’en ce moment les citoyens attendent de leurs dirigeants. Ils sont platoniciens, dans la mesure du moins, où un chef déséquilibré, gouverné par son ventre, ne les a pas détournés de leur propre intelligence.

Ce pourrait être la voie par laquelle Donald Trump entrera dans l’histoire de la philosophie, au même titre noir que Cléon d’Athènes, un élu et que Denys de Syracuse, un tyran. Trump est le type même de l’homme gouverné par ses humeurs et qui séduit pour cette raison la partie de la population qui lui ressemble. Il est aussi un joueur, ce que prouve sa gestion de la pandémie. Après avoir jeté les dés dans toutes les directions et avoir constaté son échec, il a joué le tout pour le tout en misant sur un médicament, la chloroquine, qui n’avait pas encore passé l’épreuve des tests à grande échelle et dont on ne connaissait pas encore les effets indésirables dans le cas du covid-19. Il pourrait alors se produire que l’administration de ce médicament coïncide avec un recul et un affaiblissement du virus et qu’on soit tenté de lui attribuer tout le mérite d’une guérison qui, en Chine et en Corée du Sud,  a été le résultat de causes encore mal identifiées. Il pourrait être réélu pour cette raison, alors même qu’elle aurait justifié sa destitution.

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Injustice ou désordre ?

Quand on empêche un fils de rendre une dernière visite à sa mère dans un hôpital ou une maison de retraite, on commet une injustice à son endroit, mais on le fait en vue de limiter le désordre dans la société. Le law and order triomphe et l’on est tenté d’associer ce choix à la droite politique. C’est souvent ainsi que l’on interprète la pensée célèbre de Goethe : « il faut préféré l’injustice au désordre.»

 Goethe a fait à l’humanité le cadeau d’une distinction entre Unordnung (désordre) et Ungerechtigheit (injustice), appelée à marquer les esprits pour longtemps. En 1793, la ville de Mayence, qui avait été occupée par les révolutionnaires français, fut libérée par diverses armées allemandes, dont celle du protecteur de Goethe, le duc de Weimar. À un certain moment, la foule a menacé de lyncher un soldat français. Goethe est alors intervenu en faveur du soldat. Il justifia ensuite cet acte en ces termes : « Es liegt nun einmal in meiner Natur : ich will lieber eine Ungerechtigkeit begehen, als Unordnung ertragen. » « C'est dans ma nature : je préfère commettre une injustice que supporter un désordre. » (Goethe, Le Siège de Mayence )

Étonnante justification, qui a donné lieu à bien des interprétations, dont celle-ci : c’était justice que d’attaquer le révolutionnaire devenu occupant, mais en le protégeant, Goethe, s’il commettait une injustice, indiquait aussi sa préférence pour l’ordre plutôt que pour une justice appliquée par une foule en colère.

La justice dans un tel contexte est du côté de la colère, du talion tandis que l’ordre est du côté de la raison. D’où dans de nombreuses situations, une soif de justice dans les populations accompagnée d’un mépris de l’ordre.  Goethe n’était ni de droite ni de gauche. Il était Goethe. L’ordre tel qu’il se présente dans ce contexte est une justice supérieure.

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Catastrophes et démocratie

Les parlements se vident, la majorité qui vote les lois est remplacée par celle qui se rassemble derrière le chef, s’il joue bien son rôle; autrement c’est l’anarchie. Faut-il en conclure que la monarchie et l’aristocratie (gouvernement par l’élite) sont, au cœur des démocraties, la vertu secrète qui les rend aptes à affronter le grand danger? Pour que la victoire contre ce danger soit possible, ne faut-il pas que la même vertu secrète soit présente au fond de de l’âme des citoyens ? Sans quoi, malheur à celui ou à celle qui, bon gré, mal gré, devra assumer la plus haute responsabilité dans le malheur. Une fois le danger écarté, la population le condamnera, si elle estime qu’il a poussé trop loin le sens de l’ordre.

 

 

 

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