Ludwig Klages (1872-1956)

Jacques Dufresne


Plus pessimiste que Cioran, dont il fut le maître, exagérant son antisémitisme plutôt que de tirer gloire d’avoir été interdit par les Nazis, ce génie semble avoir tout fait pour assurer son entrée dans l’oubli. Il mérite néanmoins de figurer au sommet de notre liste, pour trois raisons. 1) Il est l’auteur de l’homme et la terre, Mensch und Erde (1913), une conférence à la jeunesse allemande, manifeste avant l’heure de l’écologie profonde . 2) Il a en tant que psychologue et graphologue, tracé un portrait saisissant de cette homme volontaire, tel le père de John Muir qui sacrifie la nature, en lui et hors de lui, à sa soif de puissance, plutôt que de composer avec elle. Tant que ce type d’homme n’aura pas été remplacé par un autre, nourri et porté par son milieu, en symbiose avec lui, le redressement du rapport avec la nature sera impossible 3) Il a pensé la vie en dehors du modèle mécaniste qui en est la négation. Après avoir terminé son doctorat en chimie, il s’est détourné de cette discipline, persuadé qu’avec de tels instruments d’analyse il ne découvrirait jamais que le squelette de la vie. Pour connaître la vie il faut être soi-même vivant, c’est la vie en moi qui reconnait la vie en autrui et dans le monde. On s’expose par-là à un pessimisme sans fond dans un monde où la vie, se retirant de toutes ses manifestations, y compris l’homme lui-même, il y a de moins en moins de témoins de son déclin et de plus en plus d’orphelins de la vie qui sont disposés à la prêter aux robots.

L’HOMME ET LA TERRE, RÉSUMÉ

«En 1913, Ludwig Klages publie un ouvrage fracassant qui porte le titre de L’Homme et la terre (Mensch und Erde). Il y expose des thématiques qui sont désormais familières à l’écologie profonde. En effet, il regrette l’extinction rapide de nombreuses espèces : « Les pies, les pics-verts, les loriots, les passereaux, les grouses, les coqs et les rossignols, ils sont tous en train de disparaître, et leur déclin semble sans remède. » Il dénonce la déforestation : « Les nations du progrès (…) coupent des arbres pour un livre toutes les deux minutes, et pour un magazine toutes les secondes : nous pouvons apprécier, rien qu’à partir de ces estimations grossières, combien la production de ces choses est massive dans le monde “civilisé” ». Il déplore la liquidation des peuples aborigènes, l’étalement urbain, les destructions environnementales, la chasse à la baleine. Klages accuse le capitalisme, le christianisme et les philosophies qui se réclament de « l’esprit » (Geist). Surtout, il dénonce le progrès qui est « un désir de meurtre inassouvi ». « Le progrès n’est rien moins que la destruction de la vie », ajoute-t-il. Tout cela écrit il y a près d’un siècle. Le plaidoyer de Ludwig Klages est foisonnant, bouillonnant, poignant. Le livre devient très rapidement la bible des Wandervögel en Allemagne au cours des années 1910-20 et 30.» Source

L’HOMME ET LA TERRE, EXTRAITS

« La plupart ne vivent pas, mais se contentent d'exister, soit comme esclaves d'une “profession” qui, semblables à des machines, s'usent au service de la grande industrie, soit comme esclaves de l'argent, en proie au délire des chiffres, ne parlant qu'actions et entreprises , soit enfin comme esclaves du tumulte des grandes villes ». « Mais non moins nombreux, poursuit-il, sont ceux qui se rendent compte, vaguement il est vrai, de la catastrophe qui approche, qui souffrent douloureusement de cette vie sans joie. Jamais encore le mécontentement n'a été plus profond ni plus contagieux ».
.Source   Aussi: Dr Edgar Michaelis, extrait de : Freud, son visage et son masque, Rieder, 1932.

LE PROGRÈS

« Pour les anciens grecs, le désir le plus noble, le plus élevé était d'accomplir le kaloskagathos qui était cette union harmonieuse entre la beauté intérieure et extérieure qu'ils voyaient incarnée dans les images des olympiens; pour les hommes du moyen âge, c'était « le salut de l'âme » qu'ils voyaient comme l'ultime ascension de l'âme vers Dieu; pour l'homme de l'époque de Goethe, c'était l'équilibre dans la perfection du style, l'acceptation maîtrisée de sa propre destinée, et peu importe que ces buts aient été différents, nous pouvons aisément comprendre la profonde satisfaction qu'ont ressentie ceux à qui leur bonne fortune a permis de les atteindre. Mais le progressiste actuel est stupidement fier de ses succès car il s'est en quelque sorte persuadé lui-même que chaque accroissement du progrès de l'humanité entraîne un accroissement de la valeur de cette humanité. Nous pouvons toutefois douter de sa capacité à ressentir une vraie joie et non pas seulement la vaine satisfaction que lui procure la simple possession du pouvoir. Le pouvoir est en lui-même complètement fermé à toutes les valeurs, autant à celle de la vérité qu'à celle de la justice. En définitive, le pouvoir est indiscutablement fermé devant toute la beauté de la vie qui a pourtant et de loin survécu à la domination du « progrès ». Man and Earth.

 

PENSER LA VIE, par J.D.

Seule la vie peut reconnaître la vie, dit en substance Klages. Le regard qui porte en guise de verres une grille mécaniste ne peut voir que des rouages et des forces. Les êtres vivants ne sont que des machines en mouvement si nous les regardons d’un regard qui ne peut et ne veut voir en eux que des rouages et des forces. Ils ont une âme si nous les regardons nous-mêmes d’un regard animé. Et s’il y a des raisons de penser que nous projetons notre âme en eux, il y en a encore plus d’affirmer que les lois quantitatives que nous croyons y apercevoir sont de pures constructions de notre esprit.


«Le corps vivant, écrit Ludwig Klages, est une machine dans la mesure où nous le saisissons et il demeure à jamais insaisissable dans la mesure où il est vivant. [...] De même que l’onde longitudinale n’est pas le son lui-même mais l’aspect quantifiable du support objectif du son, de même le processus physico-chimique dans le corps cellulaire n’est pas la vie elle-même de ce corps mais le résidu quantifiable de son support objectif.» Pour bien comprendre cette citation, il faut noter que le verbe allemand begreifen, traduit par saisir, désigne, dans le contexte où il est employé, l’acte de l’esprit analytique, réducteur, par opposition à l’acte de l’âme. Quand Klages écrit que le vivant est insaisissable (unbegreiflich), il ne veut pas dire qu’il est inconnaissable, mais qu’il est, en tant que vivant, hors de la portée de l’esprit qui analyse. La distinction faite ici entre l’âme capable d’établir un rapport intime avec la vie, et l’esprit condamné à n’en saisir que le support objectif, renvoie à un dualisme métaphysique où l’esprit apparaît comme l’adversaire irréductible et éternel de la vie. En raison de la rigidité qui la caractérise, cette partie de la pensée de Klages est peut-être la moins intéressante.[...]

Le rapport entre la vie et l’esprit prend aussi la forme d’un dualisme psychologique qui présente le plus grand intérêt, même pour celui qui n’en accepte pas les présupposés métaphysiques. L’âme est unie au corps par un lien encore plus étroit que l’union substantielle d’Aristote. L’âme est le sens du corps et le corps est le signe de l’âme. Le corps exprime donc l’âme. En ce sens, l’âme est à la périphérie du corps plutôt qu’en son centre. D’où l’importance pour Klages de tous les modes d’expression du corps, de l’écriture par exemple, «cette synthèse immobile des mouvements de l’âme.»

LA VOLONTÉ

Pour partir en promenade par un beau matin de mai, quand les pommiers sont en fleurs et qu’on y retrouvera le jaseur des cèdres, aucun effort de volonté n’est requis, le désir vole de ses propres ailes. Pour atteindre son objectif, établir un record, l’athlète olympique doit au contraire tendre sa volonté au maximum.

Voici une montagne. Un marcheur désire s'en rapprocher car il espère y trouver une source. Elle est son but. Son désir ne lui suffit toutefois pas pour atteindre ce but. Il faut que sa volonté prenne le relais. Il s'agit d'un mouvement voulu, dont on peut dire aussi qu'il est arbitraire
Dans ce cas, l'acte de volonté, la volition est l'effet du désir inspiré par le but.

Mais imaginons un second marcheur dominé par une volonté de puissance qui le pousse à occuper les hauteurs d'où il peut dominer ses semblables. Que se passera-t-il quand ce second marcheur apercevra une montagne? «Ici, dira Klages, la volition n'est plus l'effet du désir inspiré par le but, mais c'est le but qui est un effet du désir inspiré par la volition; il représente une occasion fortuite et toute trouvée de manifester la volonté, et cela le plus souvent dans le «but gratuit » de défier et de briser des résistances impuissantes.» On peut aussi qualifier cet acte d'arbitraire, mais le mot arbitraire ne signifie pas chose voulue, il signifie chose voulue inconditionnellement, comme dans le cas où une personne pleine de ressentiment prend prétexte de tout pour déverser son aigreur. C'est le ressentiment qui alors crée arbitrairement (au hasard) ses victimes. […] Le batteur de records, ajoute Klages, est un enragé de l'arbitraire.» Source, Le culte du record, par J.D

LE RYTHME

«La réflexion de L. Klages confirme l'opposition entre le modèle holiste de la culture allemande et celui, dualiste, de la civilisation des Lumières. Selon lui, la civilisation industrielle est dominée par le principe morbide de la cadence. Le rythme, symbole de la totalité du monde originel, a dégénéré en aryth­mie sous l'influence de la technique, et sa force fusionnelle a été remplacée par le principe froid de la construction méca­nique. À cette vision de la décadence du monde moderne, il oppose la croyance en un cosmos sans maître, traversé par une diversité infinie de forces qui apparaissent et disparaissent selon un principe polaire. Le rythme représente l'unité primor­diale du monde naturel et incarne l'existence harmonieuse de l'homme spirituel en son sein.» Source



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Extrait


Seule la vie peut reconnaître la vie, dit en substance Klages. Le regard qui porte en guise de verres une grille mécaniste ne peut voir que des rouages et des forces. Les êtres vivants ne sont que des machines en mouvement si nous les regardons d’un regard qui ne peut et ne veut voir en eux que des rouages et des forces. Ils ont une âme si nous les regardons nous-mêmes d’un regard animé. Et s’il y a des raisons de penser que nous projetons notre âme en eux, il y en a encore plus d’affirmer que les lois quantitatives que nous croyons y apercevoir sont de pures constructions de notre esprit.

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