Simone Weil et la tradition dualiste - Troisième partie

Jacques Dufresne

Simone Weil et Platon


Simone Weil et Platon

« Il ne faut pas faire l’un trop vite ». (Platon)

Il ne faut pas faire l'un trop vite. Mais peut‑on pen­ser la dualité et surtout douloureusement si l’un n’est pas déjà présent dans le secret de l'âme? Bossuet di­sait, dans le panégyrique de saint François, que la reconnaissance de ses misères n'est possible que par un pressentiment sacré des ressources qu'on se sent pour les surmonter... N’est‑ce pas grâce à un tel pressentiment, que Simone Weil a pu penser les contradictions du réel et les éprouver dans toute leur irréductibilité? N'est‑ce pas un tel pressen­timent qui, un jour est descendu de la religion la plus secrète de son âme jusqu'à son intelligence pour devenir le lien qui unit chacun des contraires et la clef de voûte de l'édi­fice formé par leur ensemble.

Mais quoique d'origine divine, ce lien ne pouvait se ma­nifester dans l’esprit de Simone Weil et être communiqué dans un langage convenable que sous l'influence d'un maître. Ce maître, ce fut Platon. Elle connaissait Platon depuis toujours - on ne sortait pas des cours d'Alain sans connaître Platon - mais il semble que pendant longtemps, il n'ait été pour elle qu'un philosophe parmi les philosophes, le plus grand de tous sans doute, mais non pas le porte‑parole d'une tradition dont la plupart des autres étaient plus ou moins exclus. Ce n'est qu'après son expérience mysti­que qu'elle découvrit le Platon auquel elle adhéra de tou­te son âme :

« C'est après cela, écrivit‑elle, que j'ai senti que Platon est un mystique, que toute l'Iliade est bai­gnée de lumière chrétienne, et que Dyonisos et Osiris sont dans une certaine manière le Christ lui‑même; et mon amour a été redoublé ». (204)

Platon mystique! Est‑ce à dire que Simone Weil confond le plan de la raison naturelle avec le plan de la rai­son inspirée par la grâce? En réalité, elle ne les confond pas, mais elle n'établit pas non plus de cloison étanche en­tre les deux. Il n'y a pas pour elle que deux lumières, une qui a sa source dans l'esprit humain et une autre qui a sa sour­ce dans la pensée divine. Il n'y a qu'une lumière dont Dieu est la source unique. Mais de même qu'on peut regarder le soleil directement, ou seulement regarder les choses visibles à l'aide de ses rayons, de même on peut tourner le regard de son âme vers la source unique et transcendante, ou seulement vers les réalités qui sont plus ou moins éclairées par la lu­mière qui descend de cette source. Ce sont deux opérations distinctes en un sens, mais identique en un autre, car c’est la même lumière qui rend chacune d'elles possible. Ces deux opérations, Simone Weil les appelle raison naturelle et rai­son surnaturelle.

« Comment, écrit‑elle, le christianisme peut‑il impré­gner tout sans être totalitaire? Tout en tous et non totalitaire? Seulement si le sacré est reconnu comme l'unique source d'inspiration du profane, la rai­son naturelle comme une dégradation de la surnaturel­le, l'art comme une dégradation de la foi. Non pas
dégradation, mais la même chose à un degré de lumière moindre.

La lumière surnaturelle descendant dans le domaine de la nature devient naturelle. Cela est bon si la procession est reconnue. Sans la source surnaturel­le, il n'a bientôt que ténèbres au niveau même de la nature ».(205)

Quand Simone Weil dit que Platon est un mystique, elle ne veut donc pas dire qu'il considère la raison naturelle com­me sans valeur et sans importance. Elle veut simplement dire que, quand il argumente, quand il essaie de prouver, il est
inspiré par la même foi que quand il parle du juste ou de l'a­mour à la façon d'un poète mystique. Elle considère ces deux opérations de l'esprit comme inséparables et nécessaires l'u­ne à l'autre : celui qui use de sa raison naturelle avec toute la rigueur possible n’atteint pas la vraie foi; pour lui, les mystères ne sont jamais que des absurdités. Par contre, celui qui n'a pas une inspiration surnaturelle ne peut pas exercer sa raison avec une parfaite honnêteté; il a fatalement tendance à s'en servir pour dépasser les contradictions alors que sa tâche propre est de les dévoiler.(206) Le vrai phi­losophe est pour elle un mystique qui s’ignore, et le vrai mystique, un philosophe qui revient sans cesse à sa méthode propre, laquelle consiste à épuiser le doute(207) et non pas à essayer de lui trouver un remède :

« La méthode propre de la philosophie consiste à conce­voir clairement les problèmes insolubles dans leur insolubilité, puis à les contempler sans plus, fixe­ment, inlassablement, pendant des années, sans aucun espoir, dans l'attente.
Si on applique un tel critère, il y a peu de philoso­phes. Peu est encore beaucoup dire. Le passage au transcendant s'opère quand les facultés humaines ‑ intelligence, volonté, amour humain – se heurtent à une limite, et que l'être humain demeure sur ce seuil, au‑delà duquel il ne peut faire un pas, et cela sans se détourner, sans savoir ce qu'il désire, et tendu dans l'attente. C'est un état d'extrême humiliation. Il est impossible à qui n'est pas capable d'accepter l'humiliation. Le génie est la vertu surnaturelle de l'humilité dans le domaine de la pensée ». (208)

Aux yeux de Simone Weil, Platon était du petit nombre des vrais philosophes, il avait l'humilité et le génie. Le fait qu'il n'ait pas élaboré de doctrine personnelle, qu'il se soit présenté comme le porte‑parole d'une tradition, est un des signes de son humilité.

« Ce n'est pas un homme qui a trouvé une doctrine philo­sophique. Contrairement à tous les autres philosophes (sans exception je crois), il répète constamment qu'il n’a rien inventé, qu'il ne fait que suivre une tradi­tion, que parfois il nomme et parfois non. Il faut le croire sur parole ». (209)

De quelle tradition s'agit‑il? Et d'abord s'agit‑il d'une ou de plusieurs traditions? On a soutenu que Platon a rassemblé dans son oeuvre certains éléments de doctrines hé­térogènes dont il avait pris connaissance à Athènes même, et surtout au cours de ses voyages en Egypte et en Italie du Sud. Simone Weil rejette catégoriquement les hypothèses de ce genre. Elle est profondément convaincue qu'un Platon re­présente une tradition unique :

« Des idiots parlent de syncrétisme à propos de Platon.
On n'a pas besoin de faire de syncrétisme pour ce qui
est un. Thalès, Anaximandre, Héraclite, Socrate, Pythagore,
c'était la même doctrine, la doctrine grec­que unique, à travers des tempéraments différents ».(210)

Ce propos cinglant nous permet aussi de voir que Simone Weil n'a pas commenté Platon à la manière des savants qui entourent chacune de leurs opinions de tout un système d'arguments subtils. Le monde grec n'était pas pour elle un problème, il était une source. Elle désirait plus atteindre la vérité à travers lui que savoir la vérité à son sujet.

Elle a dit oui un jour a l'auteur du Timée, comme on dit oui à l'auteur d'une grande oeuvre d'art. Quand on est vraiment touché par la beauté d'un tableau ou d'un poème, on donne à cette beauté un consentement inconditionnel et éternel, un consentement qu'on ne remet jamais en question et qu'on ne sent pas le besoin de justifier en ayant recours à son érudition. Tel a été le consentement que Simone Weil a donné à la beauté de l'oeuvre de Platon. Cela explique pour­quoi elle s'est surtout intéressée aux textes inspirés du Banquet, de la République et du Timée. C'est en effet à tra­vers ces textes que l'on peut adhérer à l’inspiration de Platon de toute son âme.


La dialectique

« Dans la voie intellectuelle, ce qui appelle la pensée c'est ce qui présente des contradictions. Autrement dit, c'est le rapport. Car partout où il y a apparence de con­tradiction, il y a corrélation des contraires c'est‑à‑dire rapport. Toutes les fois qu'une contradiction s'impose à l'intelligence, elle est contrainte de concevoir un rapport qui transforme la contradiction en corrélation, et par sui­te l'âme est tirée vers le haut ». (211)

La découverte du lien qui unit les contraires, que Simone Weil a faite avec le secours de Platon, n'est pas autre chose que la découverte de la dialectique. Ce n'est pas là un fait qui mérite d’être souligné, pourrait‑on nous faire remarquer. Tous ceux qui sont un tant soit peu initiés à la philosophie, savent ce que c'est que la dialectique. À cela, Nietzsche répondrait :

« Et si parfois la vérité triomphe sur la place publique, demande‑toi avec une juste méfiance: quelle grande er­reur a combattu pour elle? » (212)
Nietzsche a bien raison car on emploie aujourd'hui le mot dialectique pour désigner toutes sortes de méthodes qui n'ont rien à voir avec la méthode socratique. Jamais cette méthode n'aura été aussi systématiquement méconnue
que dans cette époque où le mot qui sert à la désigner d'une faveur universelle.

On pourrait aussi nous reprocher de parler comme s'il n’y avait qu'une vraie dialectique, alors qu'il y en a plu­sieurs qui ont chacune leur vérité, qui n'ont de commun que le nom. C'est là précisément la confusion néfaste que Simone Weil s'est efforcée de dissiper en montrant qu'il n'y a pas plusieurs dialectiques également vraies, mais plusieurs également fausses et une seule vraie, celle de Socrate. Le fait qu'elle ait écrit ses plus belles pages sur la contradiction à la fin de la critique du marxisme est à ce sujet très révé­lateur.

Dans cette critique du marxisme, qui est un de ses textes les plus limpides, Simone Weil a démonté avec une rigueur irréprochable les mécanismes fondamentaux de ce que l'on pourrait appeler l'archétype de la fausse dialectique :

« Il croyait au miracle sans croire au surnaturel. D’un point de vue purement rationaliste, si l'on croit au miracle il vaut mieux croire aussi à Dieu ».213)

Marx, nous est‑il dit, a eu le mérite de mettre au point une méthode d’analyse qui aurait pu être un premier pas vers une mécanique des rapports sociaux. Mais malheureusement, les conclusions ayant été élaborées avant les hypothèses, la dite méthode se trouvait prédestinée à être au service d'une ambition et ainsi toute valeur scientifique. Ce fut le premier maillon d'une longue chaîne de contradictions qui allait aboutir à l'affirmation d'un miracle sans cause surnaturelle.

« Le matérialisme révolutionnaire de Marx consiste en somme à poser, d'une part, que la force seule règle exclusivement les rapports sociaux, d'autre part qu’un jour les faibles, tout en demeurant les faibles seraient quand même les plus forts. Il croyait au miracle sans croire au surnaturel...» (214)

« Ce qu'il y a au fond de la pensée de Marx, c'est une contradiction. Ce n'est pas à dire que la non‑contra­diction soit un critérium de vérité. Bien au contraire, la contradiction, comme Platon le savait, est l'uni­que instrument de la pensée qui s'élève. Mais il y a un usage légitime et un usage illégitime de la contradiction. L'usage illégitime consiste à combiner des affirmations incompatibles comme si elles étaient com­patibles ». (215)

Voilà la fausse dialectique. On pourrait dire qu'elle procède essentiellement de ce que Descartes appelait « la précipitation ». Combiner deux affirmations incompatibles n'est pas autre chose en effet que juger prématurément, c’est‑à‑dire avant d'avoir aperçu clairement et distinctement les idées à propos desquelles on affirme ou on nie quelque chose. Si Marx avait pris le temps de bien voir ce que c'est que la force qui est la cause de l'oppression et ce que c'est que le Bien qui est à l'origine de toute justice, il n'aurait jamais prétendu que ces deux choses peuvent s'engendrer mutuel­lement. Mais il a préféré la précipitation. C'est beaucoup dire qu'il l’a préférée, il y était condamné. Quand on ne reconnaît pas de seconde dimension, du moins implicitement, on a le choix entre vivre comme si on n'était pas doué de pensée, ce qui est impossible, qu'on le veuille ou non, ou se voiler à soi‑même le caractère irréductible des contradictions du réel, en ayant recours à la fausse dialectique, en forgeant de ses propres mains un absolu, une unité. Le mot dialectique tel qu'il est aujourd'hui, n'est qu'un nom enivrant donné à ce mécanisme universel de l'illusion et du mensonge. Nous justifions chacune de nos fautes par « un usage illégitime de la contradiction ». Et entre nos petites dialectiques quotidiennes et celles de nos philoso­phes à la mode, il n'y a qu'une différence de degrés. (216)

Mais quelle est donc la vraie dialectique? Quel est donc l'usage légitime de la contradiction?

« L'usage légitime de la contradiction consiste, lors­que deux vérités incompatibles s'imposent à l'intelligence humaine, à les reconnaître comme telles et à en faire les deux bras d'une pince, un instrument pour entrer indirectement en contact avec le domai­ne de la vérité transcendante, inaccessible à notre intelligence ». (217)

La précipitation qui caractérise l’usage est ici remplacée par l'acceptation du mal et par l'attente. Cette remarque est capitale. Pour Simone Weil la dialectique est essentiellement une ascèse de l’esprit (218). Ses différents moments ne sont pas ceux d’un système qui s’élabore progressivement grâce à u usage particulier du langage, mais ceux d’une âme qui se détache peu à peu de ses illusions en contemplant les contradictions que fait apparaître un exercice rigoureux de la raison.

« Quand l'attention fixée sur quelque chose y a rendu manifeste la contradiction, il se produit comme un décollement. En persévérant dans cette voie, on par­vient au détachement ». (219)

La dialectique ainsi conçue, est‑il besoin de le fai­re remarquer, n'est pas autre chose que ce que les mystiques appellent la voie négative. Elle implique l'idée que l'intel­ligence n'est pas faite pour construire mais pour reconnaî­tre. Cette idée, Simone Weil l'a exprimée de toutes les ma­nières.

« Il ne s'agit nullement d'un processus intellectuel
au sens où nous l'entendons aujourd'hui.
L'intelligence n'a rien à trouver, elle a à déblayer. Elle
n’est bonne qu'aux tâches serviles ». (220)

« Le rôle privilégié de l'intelligence dans le véritable amour
vient de ce que la nature de l'intelligence consiste en ce qu'elle est une faculté qui s’efface du fait même qu'elle s'exerce. Je peux faire
effort pour aller aux vérités, mais quand elles sont là, elles sont et je n'y suis pour rien. Il n'y a rien de plus proche de la véritable humilité que l'intelligence ». (221)

Tout l'enseignement de Socrate est inspiré par cet­te idée que l'intelligence est avant tout humilité. La maïeu­tique n'est pas autre chose qu'un moyen de faire naître l'hu­milité dans les esprits. L'interprétation de Simone Well, quoi­que très libre en apparence, est en réalité aussi fidèle que possible. Pour que cela apparaisse plus clairement, il faut toutefois faire remarquer que Simone Weil ne limitait pas l'usage légitime de la contradiction à l'accès au domaine de la vérité transcendante, inaccessible à l'intelligence.
Elle ne reconnaissait pas uniquement des idées transcendantes ab­solues. Elle reconnaissait aussi des vérités transcendantes par rapport à des affirmations incompatibles d'un niveau in­férieur . Elle n'aurait pas nier, par exemple, que L'escla­ve de Ménon agissait en véritable dialecticien lorsqu'après avoir pris conscience de ses contradiction, il s'élevait jusqu’à la véritable solution du problème de géométrie que Socrate lui avait posé.

Souvenons‑nous des rapports entre la raison naturelle et la raison surnaturelle. La découverte de ces rapports n’est pas autre chose qu'une redécouverte de la théorie pla­tonicienne de la participation. Elle implique l'idée qu'en persévérant dans son humilité, L'esclave de Ménon aurait pu devenir le Juste de la République. Ce passage de l’ignorance qui se sait, au savoir qui s’ignore, Simone Weil l'a d’ailleurs admirablement décrit dans un texte de dix pages au plus, mais qui n'en est pas moins un des plus beaux traités de pédagogie qui ait jamais été écrit. Ce texte s'intitule : Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l'amour de Dieu. Il repose sur cette idée que le moindre effort d'attention véritable a le pouvoir de rapprocher l’âme de la vérité transcendante.

« Si on cherche avec une véritable attention la so­lution d'un problème de géométrie, et si, au bout d'une heure, on n'est pas plus avancé qu'en commen­çant, on a néanmoins avancé, durant chaque minute de cette heure dans une autre dimension plus mystérieuse. Sans qu'on le sente, sans qu’on le sache un effort en apparence stérile et sans fruit a mis plus de lumière dans l’âme. Le fruit se retrouvera un jour, plus tard, dans la prière. Il se retrouve­ra sans doute aussi dans un domaine quelconque de l'intelligence, peut‑être tout à fait à la mathématique. Peut‑être un jour celui qui a don­né cet effort inefficace sera‑t‑il capable de saisir plus directement, à cause de cet effort, la beauté d’un vers de Racine ». (A.D.p. 92)­

Il faut toutefois, remarquons‑le bien, que l'at­tention ait été véritable. Pour Simone Weil, comme nous l’a­vons déjà laissé entrevoir, l'attention véritable n'est pas celle qui procède de la volonté, à la manière de l'effort musculaire déterminé par des buts intéressés. . Elle est plutôt un consentement qui oriente mystérieusement le désir vers un point donné et dispose l'esprit à attendre que la vérité apparaisse en lui, pour ainsi dire spontanément.

« Elle consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l'objet à main­tenir en soi‑même à proximité de la pensée, mais à un niveau inférieur et sans contact avec elle, les diverses connaissances acquises qu'on est for­cé d'utiliser ». (222)

Cette définition n'est pas sans rappeler ce qui a été dit précédemment de la vertu d'humilité. En fait, l'at­tention telle que la conçoit Simone Weil n'est pas autre cho­se que l'intelligence en état d'humilité, c'est‑à‑dire, en état d'apercevoir les contradictions du réel dans toute leur nudité.

Nous revenons par là à notre propos qui est de mon­trer comment Simone Weil a pu, grâce à la dialectique, s'éle­ver jusqu'au lien qui unit les contraires sans les confondre. Disons d'abord qu'il ne faut pas chercher à se représenter ce lien. Il est par nature non représentable. Nous pouvons tout au plus le faire pressentir. Pour cela, partons d'un exemple très simple. Un enfant ne comprend pas qu'une personne qui a toujours été aimable envers lui, se montre tout à coup sévère. Cela le révolte parce que, identifiant les personnes avec les attitudes qu'elles ont envers lui, un changement trop brusque dans ces attitudes constitue une contradiction insupportable pour son faible esprit. Mais une fois qu'il a mûri, il com­prend que, étant donné les lois de la nature humaine, il est inévitable que l’être le plus aimable ait parfois des mo­ments d'impatience. Ce qui lui paraissait contradictoire, impossible, lui apparaît dans ce nouvel éclairage comme allant de soi, comme nécessaire.
Cet exemple nous permet de voir que le lien qui unit les contraires ‑ dans le cas présent l'amabilité et la sévérité ‑ c'est la nécessité et que ce lien ne peut être dé­couvert sans une conversion, sans un changement de point de vue, Certains textes de Simone Weil nous autorisent à con­sidérer cette conversion comme une dialectique naturelle qui serait à la fois l'image et la condition de la dialectique surnaturelle.

« La corrélation représentable des contraires est une image de la corrélation transcendante des contradictoires ». (223)
« Ce que peut le rapport des contraires pour tou­cher l'être naturel, les contradictoires pensées ensemble le peuvent pour toucher Dieu ». (224)

Autrement dit, de même que l'attention que l'en­fant porte à ces deux contraires (l'amabilité et la sévérité) peut l'amener à découvrir la nécessité qui est l’être réel, de même l'attention que l'homme mûr porte à ces contradictoires ( le nécessaire et le bien) peut l'amener à découvrir l’être surnaturel qui est amour, « Persuasion ». Cette seconde découverte est d'un autre ordre que la première. Elle impli­que par conséquent une conversion d'un autre ordre. Pour at­teindre l'être naturel, il suffit de renoncer à dire « je » à la façon des sens pour le dire à la façon de la raison, de re­noncer au chaos pour devenir personne. Pour atteindre l'être surnaturel, il faut renoncer à être une personne, il faut mourir. Il ne suffit pas de changer de point de vue à l'in­térieur d'un même lieu, il faut sortir de ce lieu.

« Le mécanisme de la nécessité se transpose à tous les niveaux en restant semblable à lui‑même, dans la matière brute, dans les plantes, dans les a­nimaux, dans les peuples, dans les âmes. Regardé du point de vue où nous sommes, selon notre pers­pective, il est tout à fait aveugle. Mais si nous transportons notre coeur hors de nous même si hors de l'univers, hors de l'espace et du temps là où est notre père, et si de là nous regardons ce mécanisme., il apparaît tout autre. Ce qui semblait nécessité devient obéissance ». (225)

Est‑ce à dire que la nécessité en devenant obéis­sance, cesse d’être la nécessité? Absolument pas. C'est l'â­me qui a changé, remarquons‑le bien, et non pas le réel. Tout en apparaissant unie au bien, la nécessité garde son caractè­re propre. La conversion dont il s'agit ici-bas doit pas être confondue avec celle de l'homme qui passe de l'idée que tout ici‑bas obéit à des lois aveugles, à l'idée que le moindre événement indique une intention particulière de Dieu. Dans la perspective de Simone Weil, pas un seul iota n'est changé à ces lois aveugles. Elles sont acceptées dans leur ensemble et c'est en tant que telles qu'elles acquièrent une significa­tion. La lumière ne les transforme pas, elle les éclaire seu­lement. Cela., Simone Weil le laissait d'ailleurs entendre qu’elle disait que le lien représentable qui unit les contraires est l'image du lien qui unit les contradictoires.

Ayons de nouveau recours à un exemple. En formant un jugement de ce genre : il fera nuit tout à l'heure, nous unissons deux contraires, le jour et la nuit, par un lien qui est le temps. Ce lien est en quelque sorte transcendant par rapport aux deux termes qu'il unit. Et on admet sans discu­ter que c'est précisément pour cette raison qu'il peut ser­vir à les unir sans cesser de servir à les distinguer. Car, ne l'oublions pas, le temps nous sert aussi à distinguer.

Distinguer et unir sont deux opérations inséparables l'une de l'autre. L'une est le commencement, l'autre est la fin, mais ce commencement et cette fin sont impliqués l'un dans l'autre et au fond identiques.

De même, parce qu'il est transcendant, l'amour peut u­nir sans cesser de distinguer et ne peut que cela. C'est le mystère des mystères, celui que nous ne pouvons évoquer que par des images qui sont elles‑mêmes des mystères; car, il im­porte de le souligner, l'exemple que nous avons donné enfer­me lui aussi un mystère. On ne peut expliquer pourquoi le temps peut servir à la fois à unir et à distinguer, pourquoi la conscience du continu implique celle du discontinu. On ne peut que le constater ‑ songeons aux difficultés du bergsonisme ‑ . Il est d'ailleurs intéressant de noter que, l'idée de temps ainsi conçu comme étant ce qui unit et distingue à la fois sans que nous comprenions exactement comment cela est possible, aide à mieux comprendre la célèbre définition de Platon : « Le temps est l’image mobile de l’éternité qui unit les contradictoires sans les confondre ». La phrase de Simone Weil qui dit que le lien représentable est l’image du lien transcendant, peut être considérée comme une simple transposition de la définition de Platon.

On comprend maintenant pourquoi Simone Weil a pu écrire : « Toute vérité enferme une contradiction. La contradiction est la pointe de la pyramide ». Cela revient à dire que la vérité n'est pas autre chose que le lien dont nous parlons depuis le début de ce chapitre. Toutes les thèses qui nous avaient paru incompatibles apparaissent par là sous leur vrai jour. Selon Simone Weil, la vérité sur Dieu c'est qu'il est à la fois personnel et impersonnel; la vérité sur l'homme, c’est qu'il est à la fois entièrement libre et en­tièrement déterminé; la vérité sur le monde, c'est qu'il obé­it au Bien tout en continuant à être soumis à des lois méca­niques. On s'explique aussi par là pourquoi des tendances phi­losophiques opposées, comme le jansénisme et le molinisme, comme le gnosticisme et le stoïcisme et d'une manière plus générale, comme le dualisme et le monisme, se trouvent con­ciliées dans l'oeuvre de Simone Weil. Elles l'étaient aussi dans l'oeuvre de Platon quoique d'une manière beaucoup plus hésitante, beaucoup plus voilée.

À première vue, il semble en effet que Platon penche très nettement du côté du dualisme. Dans chacun de ses grands dialogues, on trouve des réflexions qui auraient pu tout aus­si bien se rencontrer dans les écrits d’un Valentin ou d'un Mani. Dans le Phédon, par exemple, on peut lire :

« Alors, n'est‑ce pas l'âme est entraînée par le corps dans la direction de ce qui jamais ne garde son iden­tité; elle est elle‑même errante troublée, la tête lui tourne comme si elle était ivre; c'est qu'elle est en contact avec des choses de cette sorte ( désordonnées, mauvaises) ». (226)

Dans la République : « Ce n'est donc pas lui dis‑je, Dieu, puisqu'Il est bon, qui est la cause de tout, comme la plupart le disent ... Les biens ne doivent être rappor­tés à nul autre qu'à lui; mais les maux, il faut en re­chercher les causes ailleurs qu'en Dieu ». (227)

Dans le Timée : « D'après cela, si on veut dire réellement comment le monde est né, il faut faire intervenir l'espèce de la cause errante et de son mouvement propre. La cause errante c'est ce qui jamais ne garde son identité, c'est la matière, le modèle d'en‑bas».(228)

Et enfin dans les Lois : ( sur l’âme du monde) « Cette âme est‑elle unique? ou y en a‑t‑il plusieurs? Je réponds pour vous deux qu'il y en a plus d'une : n’en mettons pas moins de deux, l'une bienveillante, l’une qui a le pouvoir de faire le mal ». (229)

Mais à côté de ces textes nettement dualistes, il y en a d'autres qui semblent plutôt monistes. D’abord, il y a tous les textes du Phédon et de la République relatifs à la participation. Il y a surtout les textes du Timée et des Lois qui font apparaître la nécessité comme soumise au bien.

« Disons maintenant pour quelle cause le compositeur (...) a composé un devenir et cet univers. Il était bon, et en qui est bon, en aucun cas, d’aucune manière, jamais il ne se produit d’envie. Etant sans envie, il a voulu que toutes choses se produisent le plus possible (...)(230) proches de lui-même... Dieu a voulu que toutes choses soient bonnes et qu’aucune chose ne soit privée de la valeur qui lui est propre ».(231)

« Il faut dire que le monde est un être vivant, qui a une âme, qu’il est un être spirituel, et qu’en vérité il a été engendré tel par la Providence de Dieu ».(232)

« Il faut ajouter à cet exposé ce qui se produit par nécessité. Car la production de ce monde s'est opérée par une combinaison composée à partir de la nécessi­té et de l'esprit. Mais l'esprit règne sur la nécessité par la persuasion. Et il le persuade de pousser la plupart des choses qui se produisent vers le meilleur. C'est de cette manière, selon cette loi, au moyen de la nécessité vaincue par la persuasion sage (......) c'est ainsi que dès l’origine a été composé cet univers ». (233)

Dans les Lois : « Dieu tient le commencement, le milieu et la fin ». (234) Et au livre dix. « Le roi du monde, dis-­je, voyant tout cela, a imaginé dans la distribution de chaque partie l'arrangement qu'il a jugé le plus facile et le meilleur, afin que le Bien ait le dessus et le Mal le dessous dans l'univers ». (235)

« Le monde est gouverné par une intelligence qui oriente tout vers le Bien ». (236)

Ces deux séries de textes montrent bien que Platon a tou­jours hésité entre le dualisme et le monisme. Mais montrent‑ils avec la même évidence que le lien mystérieux entre la nécessi­té et le bien évoqué par le (....) constitue à la fois le sommet et le fondement de son inspiration? Simone Weil le croyait. Et elle croyait aussi que la dialectique est la loi pour s'élever jusqu'à ce lien. En redécouvrant la dialectique, elle redécouvrait le principe transcendant d'unité qui, selon elle, avait été méconnu après Platon.

Il faut bien voir que ce principe qui pourrait s'énon­cer comme suit : la contradiction est le critérium de la vérité, Simone Weil, suivant encore en cela l’exemple de ton, n'en a pas limité l'application au seul domaine de la pensée pure. Quand il parle de l'éducation qu'il convient de donner aux gardiens, Socrate insiste beaucoup sur la néces­sité de contrebalancer l'influence de la gymnastique par cel­le de la musique. Car., dit‑il, :

« Les gens qui usent de la gymnastique sans modération en viennent à être pIus sauvages qu'il ne faut, ­tandis que ceux qui font de même pour la musique parviennent, en revanche, à un degré, de mollesse qui serait plus beau pour eux de n'avoir pas dépassé ». (237)

Autrement dit, la véritable vertu est aux yeux de Platon, un mélange harmonieux de ces deux contraires que sont la douceur et le courage. Et nous lisons dans Simone Weil :

« La contradiction est critérium. On ne peut, pas se procurer par suggestion des choses incompatibles, La grâce seule le peut. Un être tendre qui devient courageux par suggestion s’endurcit, souvent même il s’empute lui-même de sa tendresse par une sorte de plaisir sauvage. La grâce peut donner du courage en lais­sant la tendresse intacte ou de la tendresse en laissant le courage intact ».(238)

Pour celle qui a écrit ces lignes, la vérité psycholo­gique ou morale a le même critère que la vérité métaphysique. Cela ne doit pas nous surprendre. Nous avons assez montré que Simone Weil considérait la dialectique comme une ascèse. C’était montrer d'une manière indirecte qu'il n'y a pour elle qu'une vérité, qui ne peut être découverte que si elle est en même temps vécue.

Nous laissions aussi entendre que le lien qui unit cha­cun des couples contraires est en même temps clef de voûte de l'édifice constitué par l'ensemble de ces couples de con­traires, autrement dit, que la cause de l'harmonie entre les termes opposés de chaque niveau est aussi la cause de l'har­monie entre les différents niveaux eux‑mêmes, que le principe d'unité et le principe d'ascension ne font qu'un. Cette af­firmation se trouvait déjà explicitée dans les exemples que nous avons donnés tout à l'heure. L'acte par lequel nous dis­tinguons deux sensations comme celle du jour et de la nuit est identique à l'acte par lequel nous distinguons le niveau de la sensation pure de celui de l'idée du temps.

De même, l'acte par lequel nous distinguons deux sentiments comme celui de la sévérité et celui de l'amabilité est identique à l'acte par lequel nous distinguons le plan de la succession dans le temps de celui de la nécessité. Et enfin, l'acte par lequel nous unissons le nécessaire et le bien est le même que l'acte par lequel nous situons ces deux réalités à leurs niveaux respectifs.

Cette progression verticale qui coupe la progression horizontale de manière à former avec elle une croix (239),Simone Weil l'a définie ainsi :

« Lecture superposée : lire la nécessité derrière la sensation, lire l’ordre derrière la nécessité, lire Dieu derrière l'ordre...» (240)

Cette réflexion en rappelle une autre que nous avons déjà citée : « Il faut accueillir toutes les opinions et les composer verticalement ».

La connaissance de ces deux textes et de leurs équivalents est aussi nécessaire à la compréhension de l'oeuvre de Simone Weil que celle des textes sur la contradiction. Tout est nuance dans cette oeuvre, tout est hiérarchie.(241) L'auteur ne nous parle pas toujours du sommet de la montagne. Il nous parle parfois du point de vue de celui qui traversant la forêt, n'aperçoit que la multiplicité et la variété des choses qui l'entourent. Oublier cela, c’est se condamner à faire les pires contresens. Plus d'un lecteur s'y est laissé prendre, plus d'un critique même, ce qui est plus grave. Le travail de E. Piccard intitulé  Essai biographique et criti­que suivi d'une anthologie raisonnée est à cet égard un pré­cieux sujet de réflexion. Le commentateur, qui est bien de son époque, n’a qu'un registre, le psychologique, et il est de plus convaincu qu'il n'en existe pas d'autres!

Vient d'abord une analyse adlérienne qui n'a malheureusement pas le mérite d'être originale, le chanoine Moëller s'étant déjà chargé de la faire.

« Malheureusement, l’admiration sans bornes que tous les siens manifestaient à l’égard de son frère mit très tôt dans l’âme de la fillette impressionnable, les germes d'un complexe d'infériorité, d'autant plus que son miroir lui disait sans détours qu'avec les années sa beauté de petite fille était en train de disparaître ». (242)

Voici le texte sur lequel s'appuie cette coquette interprétation :

« A quatorze ans, je suis tombée dans un de ces déses­poirs sans fond de l'adolescence et j'ai sérieusement pensé à mourir à cause de la médiocrité de mes facultés naturelles. Les dons extraordinaires de mon frère qui a eu une enfance et une jeunesse comparable à celle de Pascal, me forçaient à en avoir conscience. Après des mois de ténèbres intérieures, j’ai eu soudain et pour toujours la certitude que n’importe quel être humain pénètre dans ce royaume de la vérité réservé au génie si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un effort pour l’atteindre ».(243)

Non contente d'avoir extrait un complexe d'infériori­té et un désespoir de miroir de ce texte qui reflète la plus pure espérance, E. Piccard s’est permis cette remarque ingénue : « Alors on deviendrait ainsi un génie même si on n’avait pas assez de talent pour l'extérioriser » et ce jugement sub­til : « Voulant se prouver à elle-même et aux autres qu'elle aussi était bonne à quelque chose ».

Nous ne sommes pas au bout de nos étonnements. Voici qui est vraiment stupéfiant :

« La sollicitude et la tendresse des parents n'arri­vaient pas à calmer l'exaltation maladive de leur fille poussée par son instinct vers les déshérités, victimes des injustices sociales ».(244)

Or, cette fille avait écrit : « La pensée placée par la contrainte en face du malheur fuit dans le men­songe avec la promptitude de l'animal menacé de mort ... On ne peut regarder le malheur en face et de tout près avec une attention soutenue que si on accepte la mort de l’âme par amour de la vérité ».(245)

Si c'est là de l'exaltation maladive et de l'instinct mal dirigé, que penser de la civilisation grecque, que penser surtout de l'Evangile et de tous les livres saint! Mais notre critique est une optimiste, elle est de ceux qui ne considèrent pas comme bienséant qu'on parle trop de la mort et du mal. Elle parait toute surprise que Simone Weil ait pu faire attention à ces réalités :

« De plus en plus, écrit‑elle à ce sujet, elle voy­ait du mal et de l'injustice ». (246)

Et pour comble, tout cela est dit avec la condes­cendance de celui « qui est arrivé pour celui qui est encore en route »:

« Elle appréciait assez judicieusement tout ce qu'elle lisait, voyait; ou entendait » ! ! ! (247)

Il ne faut pas rire! l'erreur qui fait tout l'esprit de ces textes est exemplaire. La tendance à tout réduire au psychologique ‑ et à quel psychologique ‑ est le premier symptôme de la maladie de la pensée moderne. Alain disait :

« La psychologie de notre temps ne se relèvera point de son erreur principale qui est d'avoir trop cru les fous et les malades ». (248)

Il aurait pu ajouter : non seulement elle ne s'en relèvera pas, mais encore elle entraînera toutes les autres sci­ences de l'homme dans sa chute, car c'est bien ce qui a ten­dance à se produire maintenant. Heureusement, cet ouvrage donne, par un heureux effet de contraste, toute sa signifi­cation à l'oeuvre qu'il juge. Rien en effet n'est plus nécessaire à notre époque que la dialectique remise à jour par Simone Weil. Car il n'y a plus de valeurs là où il n'y a plus de hiérarchie des valeurs.

La géométrie

« L'acte le plus élevé de la pensée consiste, en définitive, comprendre la nécessité de poser l'incompréhensible ». (J.Lagneau)

Le point que nous abordons maintenant est en rapport direct avec le précédent. Il n'y a pas à s'en étonner, car après sa redécouverte de Platon, Simone Weil n'a eu qu'u­ne seule préoccupation : tracer des voies d'approche au mystère central qui est l'amour, qui est la vérité. Tracer des voies d'approche et non pas expliquer. Notons bien cette dif­férence. On a reproché à Simone Weil d'avoir trop recherché, par manque de foi, à rendre le mystère intelligible. (249) C'était méconnaître la vraie nature de ses efforts. Il ne s'agissait pas pour elle de rendre le mystère intelligible mais de le rendre présent. Entre ces deux attitudes, il y a la même différence qu'entre s'efforcer de résoudre un problème et s'efforcer de le poser dans les termes qui conviennent le mieux. Cette différence, elle la voyait parfaitement :

« L'intelligence ne peut jamais pénétrer le mystère, mais elle peut et peut seule rendre compte de la convenance des mots qui l'expriment. Pour cet usage, elle doit être plus agile, plus perçante, plus pré­cise et plus exigeante que pour tout autre ».(250)

Ce texte nous fait pénétrer au coeur de notre suj­et. L'idée qu'il contient est, selon Simone Weil, un don de Grecs, plus particulièrement un don de Pythagore transmis par Philolaos et surtout Platon. Ce don, c'est la géométrie considérée comme moyen de connaître Dieu. Platon avait insisté beaucoup sur l’origine divine de la géométrie et Philolaos avait écrit :

« On peut voir quelle puissance a l'essence et la vertu du nombre non pas seulement dans les choses religieuses et divines, mais aussi partout dans les actes et les raisonnements humains et dans toutes les opérations des diverses techniques et dans la musique ».(251)

Dans ce texte et des indications de Platon, Simone Weil a tiré l’enseignement suivant :
« Les Grecs croyaient que la vérité seule convient aux choses divines, non l'erreur ou et le caractère divin de quelque chose plus exigeants à l'égard de l'exactitude. (Nous faisons exactement le contraire, déformés que nous sommes par l'habitude et la propagande.) C’est parce qu’ils ont vu dans la géométrie une révélation divine qu'ils ont inventé la définition rigoureuse. ».(252)

À quoi Simone Weil reconnaissait-eIle le caractère divin de la géométrie telle que la pratiquait les grecs? D’abord, à ce que cette géométrie était à ses yeux une connaissance intermédiaire entre la sensation et l’intuition du bien. Mais prenons garde de ne pas nous méprendre sur la nature de cette connaissance intermédiaire. Elle ne correspond pas à ce que les scolastiques appelaient le deuxième degré d’abstraction. Considérant les idées générales comme de simples images confuses, Simone Weil ne pouvait pas penser que puisse s'élever vers le réel en s'élevant dans l'abstraction. Deuxième degré d'abstraction ne pouvait signifier pour elle que deuxième degré d'éloignement du réel. C'est dire que le réel était pour elle autre chose que l'objet sensible et la quiddité qu'on en tire. Qu'était‑il donc alors?

« Ce qui est réel dans la perception et la distingue du rêve, ce n’est pas les sensations, c’est la né­cessité enveloppée dans ces sensations ».(253)

Pour établir cette définition, Simone Weil s’était basée sur ce texte de Philolaos :

« C'est le nombre qui donne aux choses un corps, il opère cet effet en rendant les choses connaissables conformément à l'essence du "gnomon." Le gnomon, s'il faut prendre ce mot dans son sens premier, est la tige verticale du cadran solaire. Cette tige reste fixe pendant que son ombre tourne et change de lon­gueur. La variation de l'ombre est déterminée par la fixité de la tige étant donné le mouvement tour­nant du soleil ». (254)

« C'est ainsi, nous dit Simone Weil, que nous apparaît la nécessité. La nécessité nous apparaît toujours comme un ensemble de lois de variation déterminées par des rapports fixes et invariants ».(255)

Pour expliquer que la perception peut enfermer une telle nécessité, elle s'inspire de l'analyse que Lagneau en a faite en se servant comme exemple de la boîte cubique.

« Aucune des apparences de la boîte n'a la forme d'un cube, mais pour qui tourne autour de la boîte, la forme du cube est ce qui détermine la variation de la forme apparente. Cette détermination constitue si bien pour nous le corps de l'objet qu'en regar­dant la boîte, nous croyons voir un cube, ce qui pourtant n'est jamais le cas ». (256)

La forme réelle du cube joue ici le rôle que jou­ait le gnomon dans le cadran solaire. Les grandeurs relati­ves des côtés du cube dans la perception obéissent à des rapports déterminés qui varient avec la distance du sujet au cube et sont soumis aux lois de la perspective.

C'est l'intuition d'une série de rapports détermi­nés, donc l'intuition d'une nécessité analogue à la nécessité mathématique, qui constitue le contact avec le réel.

« La réalité pour l'esprit humain n'est pas autre chose que le contact avec la nécessité. Il y a là une contradiction car la nécessite est intelligible, non tangible. Ainsi le sentiment de la réalité constitue une harmonie et un mystère ». (257)

Réel est donc pour Simone Weil synonyme de nécessité, et nécessité, synonyme de rapport, de logos, de nombre. Il faut bien voir toutefois que cette nécessité n'existe pas sans un support, qu'elle est aussi inséparable de la matière que le nombre dans un poème est inséparable du contenu et des mots qui l'expriment.

« La réalité de l'univers pour nous n'est pas autre chose que la nécessité dont la structure est celle du gnomon supporté par quelque chose. Il lui faut un support., car la nécessité par elle‑même est essentiellement conditionnelle. Sans support, elle n’est qu'abstraction. Sur un support elle constitue la réalité même de la création. Quant au sup­port, nous ne pouvons en avoir aucune conception. Il est ce que les grecs nommaient d'un mot apei­ron, qui veut dire, à la fois indéterminé et illimité. C'est ce que Platon nommait le réceptacle la matrice, le porte‑empreinte, l'essence qui est mère de toutes choses, et en même temps toujours intacte, toujours vierge. L'eau est la meilleure image parce qu'elle n'a ni forme, ni couleur, bien qu'elle soit visible et tangible. Il est impossi­ble de ne pas remarquer à ce sujet que les mots matière, mère, Marie, se ressemblent au point d'être presque identiques. Ce caractère de l'eau rend compte de son pouvoir symbolique dans le Baptême plus que de son pouvoir de laver... Pour nous, la matière est simplement ce qui est soumis à la né­cessité ». (258)

Soulignons en passant que Simone Weil ne fait au­cun cas des textes où Platon semble attribuer un pouvoir ma­léfique à la matière. Dans le Timée, par exemple, il est dit que le créateur a formé l'univers « autant que possible » selon le bien. Cet « autant que possible », qui est souvent répété dans le dialogue, fait manifestement allusion à une ma­tière qui n'est pas indétermination pure, à une matière qui a un certain pouvoir de résister au bien. Un peu plus loin d'ailleurs dans le même dialogue, la matière est nettement définie comme cause du mal sous le nom de cause errante. La même idée revient dans plusieurs dialogues, comme nous l’avons déjà montré et en particulier dans le Politique :

« C'est de son ordonnateur en effet que le monde re­çut tout ce qu'il y a de beau, mais de sa consti­tution antérieure ( c'est‑à‑dire de la matière ) découlent tous les maux et toutes les iniquités ».(259)

Le fait que Simone Weil n'ait pas tenu compte de ces textes où se révèle le dualisme de Platon, montre d'une manière éclatante à quel point son inspiration pouvait être différente de celle des gnostiques.

Mais revenons à notre propos. On peut, nous dit Simone Weil, détacher la nécessité de son support et l'étudier pour elle‑même. C'est en cela que consiste la géométrie :

« Cette nécessité pure et conditionnelle n'est pas autre chose que l'objet même de la mathématique. L'enchaîne­ment purement conditionnel de la nécessité, c’est l'en­chaînement de la démonstration elle‑même ». (260)

Comment expliquer que cette science soit un intermédiaire entre la sensation et la connaissance du bien? N'a-t-elle pas pour objet une abstraction? (La nécessité sépa­rée de la matière est en effet une abstraction). Et n'avons­ nous pas dit que Simone Weil ne pouvait pas admettre qu'on pût s'élever en allant du concret à l'abstrait. Il faut bien voir qu'il s'agit ici d'un abstrait qui est l'étoffe même du réel et non pas d'un abstrait qui en est un simple appauvris­sement. Je ne peux pas m'élever vers le bien en jouant avec des concepts vides car alors c'est ma volonté qui mène le jeu. Il n'en est pas de même en géométrie. La vérité d'une démons­tration n'est pas une vérité que je peux fabriquer selon ma fantaisie, c'est une vérité qui s'impose à moi et que je ne puis que reconnaître en disant : « C'est ainsi ». Il est bien évi­dent que cette vérité reconnue n'a pas le même rapport avec le fait qui témoigne de la connaissance du bien, que la vérité inventée à partir de concepts vides. Chaque fois que je dis : c’est ainsi, je me dispose à accepter ce qui m'arrive parce que cela est. Au contraire, chaque fois que j’unis deux idées par un lien qui est de mon invention, chaque fois que je dis : je le veux, je me dispose à la révolte et au désespoir.

Prenons l'exemple de la poésie. Le rapport entre l'étude de la métrique et le contact avec la beauté d'un poème est peut‑être la plus belle image du rapport entre la géométrie et le contact avec le réel. Quand on aborde la poésie sans savoir, au moins d'une manière implicite, que le nombre en est l'essence même, on ne peut qu'éprouver une émotion très superficielle. On récite avec emphase, avec passion, mais ja­mais avec mesure. On n'atteint pas alors la beauté, on s'exalte à travers elle. Pour l'atteindre réellement, il faut franchir une étape intermédiaire. Il faut détacher le nom­bre de son contenu et l'étudier pour lui‑même. Si on fait cette étude intelligemment et si on est le moindrement doué pour la poésie, on finit nécessairement par atteindre le but désiré. Or le nombre séparé de son contenu (nombre qui est l'objet de la métrique) n'est rien d'autre qu'un aspect de la néces­sité détachée de son support qui est l'objet des mathématiques, Par suite, de même qu'on apprend à bien lire la poésie grâce à l'étude de la métrique, de même on peut parvenir à bien li­re l'univers grâce à l'étude de la géométrie.

Une étape intermédiaire de ce genre est nécessaire en raison de la structure même de notre être. Le nombre est no­tre ennemi naturel parce que toute passion se brise à son con­tact. Nous nous comportons devant lui comme devant la mort. Nous ne pouvons nous familiariser avec la mort qu'en commen­çant par la considérer comme une abstraction, comme une cho­se qui n'arrive qu'aux autres. Mous ne pouvons nous familia­riser avec le nombre que d'une manière analogue. C'est‑à‑dire en le détachant de son support et en le rendant ainsi inoffensif.

« Regardée ainsi, nous dit Simone Weil, la nécessité n’est plus pour l'homme ni un ennemi, ni un maître. Pourtant, elle est quelque chose d'étranger et qui s'impose ». (261)

La reconnaissance de cette nécessité mathématique n'est pas le fait lui‑même mais elle en est la condition.

« La nécessité mathématique est un intermédiaire entre toute la partie naturelle de l'homme qui est matière corporelle et psychique, et la parcelle infiniment petite de lui‑même qui n'appartient pas à ce monde. La faculté qui dans l'homme regarde la force la plus brutale comme on regarde un tableau en la nommant né­cessité, n’est pas ce qui dans l'homme appartient à l'autre monde. Elle est à l'intersection des deux mon­des. La faculté qui n'appartient pas à ce monde est celle du consentement. L'homme est libre de consentir ou non à la nécessité. Cette liberté n'est actuelle en lui que lorsqu'il conçoit la force comme nécessité, c’est‑à‑dire lorsqu'il la contemple ». (262)

Tout en nous renseignant sur la fonction de la géomé­trie, ce texte nous permet de résoudre certaines des diffi­cultés rencontrées au chapitre précédent à propos de l'âme e de la liberté. Nous avions été amenés à distinguer deux par­ties dans l’âme : une partie divine et une partie matérielle. Nous découvrons maintenant une partie intermédiaire. Cette partie intermédiaire, c'est la faculté en nous qui correspond à la nécessité qui est elle‑même intermédiaire entre la matière et Dieu. Pour ce qui est de la liberté comme faculté de consentement ou de choix transcendantal, nous sommes forcé d'admettre ce qui nous semblait impossible, à savoir qu'elle appartient à la partie divine de l'âme. Ce ne sont là toute­fois que des allusions à un mystère qui reste total.

Le second argument que Simone Weil invoque à l'appui de sa thèse, c'est que la recherche de la médiation qui constituait le fond de l'aspiration des géomètres grecs, est une recherche implicite du Christ.

« Il est merveilleux, il est inexprimablement enivrant de penser que c'est l'amour et le désir du Christ qu’a fait jaillir en Grèce l'invention de la démonstra­tion ». (263)

Pour bien saisir la portée de cet argument, il faut se rappeler que le nombre un était pour Pythagore et pour Platon une image de Dieu; que les nombres carrés qui sont unis à l'unité par une moyenne proportionnelle exprimée par un nombre entier, étaient une image de la parfaite justice et que les autres nombres, en raison de leur manque de lien naturel avec l’unité étaient une image de l'homme soumis au péché, coupé de sa source. Simone Weil prétend que c'est le désir de trouver une médiation pour ces nombres misérables, qui a amené les grecs à découvrir la géométrie.

Cette interprétation peut ressembler à première vue à un contresens pieux, inspiré par une admiration démesurée de la civilisation grecque. Mais à regarder les choses de près, on est forcé d’admettre qu'elle est pour le moins très plausible. Ce ne sont certainement pas des préoccupations profanes qui ont pu inspirer la découverte de ces merveilles sans égal dans l’histoire de la pensée, que sont, par exemple le théorème de Thalès et celui de Pythagore. (264) On a qu’à songer que Descartes et Spinoza, qui étaient manifestement moins profondément religieux que les grecs de la grande époque, se sont servis de la méthode géométrique comme d'un moyen pour atteindre Dieu. On a qu'à se rappeler que la plupart des grandes découvertes ont résulté de préoccupations tout au moins désintéressées. Ces arguments sont d'ailleurs superflus. Quiconque a vraiment compris la civilisation grecque ne peut pas douter du caractère religieux de son inspiration. Et, quoiqu'il en soit, les textes que cite Simone Weil - et elle aurait pu en citer beaucoup d'autres ‑ sont formels. Un seul exemple suffira :

« Ce qu'on nomme ridiculement géométrie, et qui est l'assimilation des nombres non naturellement sem­blables entre eux, assimilation rendue manifeste par la destination des figures planes, merveille qui vient de Dieu et non des hommes, comme il est manifeste pour quiconque est capable de penser ». (265)

Pourquoi Platon aurait‑il dit que cette merveille vient de Dieu si elle n'avait pas constitué à ses yeux une réponse au problème religieux fondamental qui est celui du rapport entre un être parfait et des créatures imparfaites.

L'assimilation dont il vient d'être question, consiste dans une proportion à trois termes dont le moyen est un nom­bre incommensurable du genre(266) : Simone Weil voyait dans ce nombre incommensurable qui unit un nombre non carré à l'unité une image du Christ qui unit les créatures au Père et, dans démarche de l'esprit qui permet de l'atteindre, une introduction aux mystères de la foi :

Pour lier à l'unité les nombres non carrés, il faut une médiation qui vient du dehors, d'un domaine étranger au nombre et qui ne peut remplir cette fonction qu'au prix d'une contradiction. Cette médiation entre l'unité et le nombre est en apparence quelque chose d'inférieur au nombre, quelque chose d’indéterminé miné. Un logos est un scandale, une absurdité, une chose contre nature (comme le Christ). (266)

« La notion de nombre réel fournie par la médiation entre un nombre quelconque et l'unité était matière à des démonstrations aussi rigoureuses, aussi évi­dentes que celles de l'arithmétique et en même temps incompréhensibles par l'imagination. Cette notion force l’intelligence à saisir avec certitude des rapports qu’elle est incapable de se représenter. C’est là une introduction admirable aux mystères de la foi. Par là, on peut concevoir un ordre de certitude, à partir des pensées incertaines et facilement saisis­sables qui concernent le monde sensible jusqu'aux pensées tout à fait certaines et tout à fait insaisissables qui concernent Dieu ». (267)

Platon avait laissé entendre dans l'Epimonis que la connaissance de l'assimilation géométrique constitue la clef de toutes les autres connaissances. Simone Weil l'a cru sur parole et forte de cette foi, elle a entrepris d'expliquer les textes les plus obscurs de Platon, de Philolaos et de l'Evangile de saint Jean, en établissant entre ces divers textes un réseau de rapports extrêmement complexe.

Nous essaierons de donner une idée de ce réseau quoique ce soit là une tâche très difficile.

Au centre, il y a cette formule pythagoricienne « L'amitié est une égalité faite d'harmonie ». La proportion à trois termes est le symbole de cette amitié, puisque l'har­monie se définit comme l'union des contraires.

« Cette proportion, nous dit Simone Weil, et dont elle est le symbole est pleine de significations merveilleuses, par rapport à Dieu, par rapport à
l'union de l'homme et de Dieu, par rapport aux hommes ». (268)
Par rapport à Dieu. Simone Weil précise sa pensée sur ce point par une suite de raisonnements d'une rigueur parfaite qui illustre bien la démarche de l'intelligence qui amène à reconnaître la nécessité de ce qui est inconcevable.

Elle prend comme point de départ l'idée suivante :

« Toute pensée humaine implique trois termes, un sujet qui pense et qui est une personne, un objet pensé et la pensée elle‑même qui est le contact des deux ». (269)

Elle remarque ensuite : si on pense Dieu seulement comme un, on le pense ou bien comme une chose, comme un objet ou bien comme un sujet. Si on le pense comme un objet, il n’est plus une personne, il n'est plus acte, il n'est plus Dieu. (C’est peut‑être là la racine métaphysique de la sévérité de Simone Weil à l'égard de la religion d'Israël). Si on le pense comme sujet, il a besoin d'un objet pour être en acte, de sorte que la création serait nécessité et non pas amour, que « Dieu ne serait pas exclusivement amour et bien ». (Le rejet de cette seconde possibilité indique clairement la position de Simone Weil par rapport aux idées de Spinoza sur Dieu :« In rerum natura nullum datur contingens; sed omnia ex neces­sitate divinae naturae ... Dei potentia est ipsa ipsius essen­tia ». Hegel, dans la mesure où sa philosophie est celle de Spinoza mise en mouvement, se trouve aussi directement vi­sé par cette critique.

Il faut donc penser Dieu à la fois comme objet et comme sujet, ce qui implique qu'on le pense en même temps com­me relation du sujet à l'objet. Mais cela équivaut à renoncer à le penser comme un, car il nous est impossible, à nous qui sommes imparfaits, de concevoir qu'un même être soit à la fois sujet et objet. D'ailleurs, la notion d'objet telle que nous la formons, ne saurait s'appliquer à Dieu :

« Dieu est essentiellement sujet, pensant et non pas pensé. Son nom est : "Je suis". C'est son nom en tant qu'objet, c'est aussi son nom en tant que contact du sujet et de l'objet ». (270)

Parmi les trois termes qui définissent la pensé humaine et qui correspondent aux trois termes de la célèbre formule d'Aristote : « La pensée est la pensée de la pensée, un seul est actif ». Or, pour que ces trois termes puissent être appliqués à Dieu, il faudrait qu'ils soient tous les trois actifs.

Les Pythagoriciens ont cependant une formule analogue qui elle, convient à Dieu, car les trois termes y sont à l'actif : « L’harmonie est composée de trois termes actifs. L’harmonie est la pensée commune des pensant séparés ». (271)

« Des penseurs séparés qui pensent ensemble, il n’y a qu’une chose qui réalise cela en toute rigueur, c’est la Trinité ». (272)
­

« Telle est la pensée parfaite, telle que nous autres hommes nous pouvons en saisir le caractère inconcevable. Toute autre représentation que nous pouvons nous en faire est plus facile à imaginer, mais est infiniment loin de la perfection. C'est pourquoi l'intelligence peut adhérer pleinement et sans aucune incertitude au dogme de la Trinité quoiqu'elle ne puisse pas le comprendre ».(273)

ll y a cependant en Dieu un autre couple de con­traires qui n'est pas l’un et le plusieurs, mais le créateur et la créature. Pour Simone Weil, ce couple de contraires est identique à l'opposition entre l'illimité, qui est aussi la matière et le Principe qui limite, qui est aussi Dieu. La création résulte non pas du mélange de ces deux termes ( comme ce semble être le cas pour les manichéens) mais d'un acte ordonnateur de Dieu qui consiste à imposer la limite à l'illimité, ou à « nombrer » la matière qui est indétermination.

« Puisqu'il y a en Dieu en tant que créateur un second couple de contraires, il y a aussi en Dieu une harmonie et une amitié qui n'est pas définie par le seul dogme de la Trinité. Il faut qu'il y ait aussi en Dieu unité entre le principe créateur et ordonnateur de limitation et la matière inerte qui est indétermination, Pour cela, il faut que non seulement le principe de limitation, mais aussi la matière inerte et l’union entre les deux soient des personnes divines, puisqu'il ne peut pas y avoir de relation en Dieu dont les termes ne soient pas des personnes ainsi que le lien qui les lie. Mais la matière inerte ne pense pas; elle ne peut être une personne.
Les difficultés insolubles sont résolues par le passage à la limite. Il y a une intersection entre une personne et la matière inerte; cette intersection c'est un être humain au moment de l'agonie, quand les circonstances précédant l'agonie ont été bru­tales au point d'en faire une chose. C'est un es­clave agonisant, un peu de chair sur une croix.

« Si cet esclave est Dieu, s'il est la seconde per­sonne de la Trinité, S'il est uni à la première par le lien divin de la troisième personne, on a la perfection de l'harmonie telle que la con­cevait les Pythagoriciens, l'harmonie où il se trouve entre les contraires le maximum de distance et le maximum d'unité ». (274)

Par rapport à l'union de Dieu et de l'homme. Simone Weil introduit ici un texte de saint Jean (17,11) :

« Père saint, garde‑les en ton nom, ceux que tu m'a donnés, afin qu'ils soient un comme nous afin que tous soient un comme toi, Père, en moi et moi en toi ».

Elle rapproche ce texte de cette pensée de Platon : (Banquet, 202d)

« L'Amour...est un grand daimôn; ce qui est daimôn est intermédiaire entre Dieu et l'homme... étant au milieu de l'un et de l'autre, il comble la dis­tance de manière que le tout soit relié à soi‑mê­me ». Ce texte de Platon est à son tour rapproché de cette parole de saint Augustin : « Dieu s'est fait homme afin que l'homme soit fait Dieu ». (275)

Simone Weil conclut :

« L'harmonie est le principe de cette espèce d'éga­lité, l'harmonie, c'est‑à‑dire le lien entre les contraires, la moyenne proportionnelle, le Christ. Ce n'est pas directement entre Dieu et l'homme qu’il y a quelque chose d'analogue à lien d'égalité, c’est entre deux rapports ».

Par rapport aux hommes : « L’amitié ne doit pas a­moindrir les divergences et les divergences ne doivent pas amoindrir l'amitié ». Ce texte de l'Attente de Dieu prend toute sa signification à la lumière de ce qui vient d’être dit. Une amitié qui n'amoindrit pas les divergences, c'est une harmonie une union des contraires qui n'est rendue possible que par la présence du médiateur, du logos, qui est le Christ, qui est l'amour.

Les Idées

« Le divin est beau, sage, bon et ainsi de suite. Ces vertus sont particulièrement ce qui nourrit et accroît la partie ailée de l'âme; la laideur, le mal et les autres contraires l'épuisent et la font périr ». (Phèdre, 246ac)

Suivant toujours la pente naturelle de son génie qui l'incitait à aller directement aux conclusions, Simone Weil nous a donné son interprétation de la théorie des i­dées sans prendre la peine de discuter les thèses adverses ni même d'expliciter les démarches dé sa propre pensée. À la lecture de certains textes, il lui était apparu évident que les idées ne pouvaient pas être autre chose que les at­tributs de Dieu. Elle ne douta jamais de cette certitude. Elle se contenta de la rappeler de temps à autre à la manière des géomètres qui rappellent parfois une conclusion établie une fois pour toutes. Cela ne veut pas dire toutefois qu'a­vant d'acquérir cette certitude, elle n'avait pas mis à l'é­preuve les différentes interprétations possibles. Bien au contraire, si elle a été si certaine de la valeur de son inter­prétation, c'est qu'elle avait vainement cherché à se satis­faire des autres. Nous aurions donc tort d'adhérer à ses i­dées sans avoir parcouru au préalable un chemin analogue à celui qu'elle a pu parcourir. Nous risquerions de ne pas sa­voir précisément ce à, quoi nous adhérons.

Tâchons donc de faire apparaître quelques‑unes des difficultés que laissent planer les textes de Platon. Un des textes les plus clairs concernant la nature des idées se trouve dans le Phédon :

« Car ce n'est pas plus sur l'Egal que porte à présent notre raisonnement plutôt que sur le Beau qui n’est que cela, sur le Bon qui n'est que cela, sur le Juste, sur le Saint et, je le répète, sur tout ce que nous marquons de cette empreinte : "Réalité qui n'est que soi" ».

Réalité qui n'est que soi veut dire, réalité pure, réalité qui n'est pas mélangée à son contraire. Les idées gé­nérales ou abstraites se trouvent par le fait même exclues du Royaume des Idées.(276) Il n'y a pas de contradiction à l'intérieur de l'abstraction et par suite, il n'y a pas de sens parler d'une idée générale qui n'est que soi, qui est pure. Le concept de table n'est toujours que le concept de table. Il n'est jamais à la fois table et le contraire de table. Le mot contraire dans ce cas est vide de sens.

Platon d'ailleurs ne semble pas s'être beaucoup préoccupé du problème de l'abstraction. Il distinguait deux genres de perception : celles qui enferment des impressions contraires et celles qui n'en enferment pas. Il se désinté­ressait de ces dernières qui sont justement celles qui prêtent à l'abstraction parce qu'elles n'incitent pas à la ré­flexion. Ainsi, par exemple, dans le fameux passage de la Ré­publique où il est question des trois doigts, il remarque :

« Chacun d'eux paraît également un doigt; et peu im­porte à cet égard qu'on le voit au milieu ou à l'extrémité ... car en tout cela l'âme, chez la plu­part des hommes, l’âme n'est pas obligée de deman­der à l'entendement ce que c'est qu'un doigt, par­ce qu'en aucun cas la vue ne lui a témoigné en mê­me temps qu'un doigt fût autre chose qu'un doigt ». (277)
Mais s'il s'agit de la grandeur et de la petitesse des doigts ... c'est cette seconde forme de perception et elle seule qui faisait problème aux yeux de Platon. La Théo­rie des Idées est née du besoin d'expliquer la possibilité de jugements de ce genre : tel doigt est grand, tel marbre est dur, tel homme est juste., tel temple est beau. On con­naît l'argumentation : ce doigt qui est grand est‑il la gran­deur même? Si oui, il faudrait conclure que grandeur et pe­titesse sont choses identiques car ce même doigt est petit d'un autre point de vue, relativement à autre chose...

Il faut donc qu'il y ait une grandeur en soi, une grandeur qui ne soit que grandeur. Et une telle réalité, qui est pure et immobile, ne peut pas exister dans ce monde où tout est mélange et devenir. Elle est nécessairement dans un autre monde où seule l'intelligence a accès. Il faut aussi qu'elle soit plus concrète, plus riche que l'objet sensible, car sans cela le devenir serait supérieur à l’être, l'imper­fection supérieure à la perfection. On pourrait faire la mê­me démonstration à partir de tous les jugements énoncés plus haut.

Une première observation s'impose ici. Parmi tous les qualificatifs auxquels correspond une idée, il y en a ­comme juste, bon, vertueux, qui ne conviennent qu'aux âmes; il y en a d'autres comme beau, harmonieux, qui conviennent à la fois aux âmes et aux réalités matérielles; il y en a en­fin, comme dur, rugueux, qui ne conviennent qu'aux corps. Faut‑il attribuer le même statut à chacune des idées qui cor­respondent à ces qualificatifs? Faut‑il croire que la dureté qui n'est que soi est un être aussi réel, aussi concret et aussi vivant que la justice qui n'est que soi? Si on s'en te­nait aux textes du Phédon, il faudrait répondre que oui, puis­que dans ces textes Platon ne fait pas de distinction très nette entre les qualités morales et les qualités physiques.
Il y a là une difficulté majeure. Qui voudrait croire que les idées de légèreté, de dureté, de rugosité, soient en elles‑mêmes autre chose que des formes vides et abstraites? Par suite, qui ne serait pas tenté de nier l'existence des idées ou tout au moins, de les faire descendre dans l'orbite de l'esprit humain, réduisant ainsi à néant la merveilleuse « transcendance » qui est la définition même de la philosophie de Platon?

Cette difficulté ne cesse d'exister que si on considère que le monde intelligible se réduit aux seules idées qui ont un rapport direct avec le bien. Mais une telle dis­crimination est‑elle légitime? En dépit des textes où Platon parle de deux genres d'idées comme de choses identiques, on a plusieurs raisons de le croire. On peut d'abord remarquer que ce sont les idées de beauté, de justice, de vertu et de bien qui sont, et de loin, le plus fréquemment mentionnées par Socrate. Mais la raison la plus probante, c'est que l'i­dée de bien est définie comme l'idée suprême et la cause de toutes les autres :

« De même pour les objets connaissables, tu avoue­ras que non seulement ils tiennent du bien la faculté d’être connus, mais qu'ils lui doivent par surcroît, l'existence et l'essence, quoique le bien ne soit pas essence, mais quelque qui dépasse de loin l'essence en majesté et en puissance ». (278)

Si ce texte n'établit pas de discrimination ra­dicale entre les divers objets connaissables, il laisse du moins entrevoir une hiérarchie, il permet de supposer que les idées qui sont le plus rapprochées du bien sont plus réelles, plus lumineuses que celles qui en sont le plus éloignées.

Il n'en faut pas plus pour qu'on puisse avoir le droit de considérer séparément les idées de justice, de vertu, de Bien. (Le Bien porte également le nom d'Idée (...) ll faut bien voir cependant que cette idée a ceci de plus que les autres qu'elle est la cause de leur existence et de leur  intelligibilité.)

Simone Weil avait opéré cette séparation. Cela rend tout de suite son interprétation moins suspecte. Rien n'interdit en effet de considérer la justice et la vertu comme des attributs de Dieu. Plusieurs textes nous obligent au contraire à le faire. Dans le Théétète, par exemple, on peut lire :

« Jamais, d'aucune manière, Dieu n'est injuste. Il est juste au suprême degré, et il n'y a rien de plus semblable à lui que celui d'entre nous qui est le plus juste possible ».(279)

Dire que Dieu est juste au suprême degré, n'est-ce pas dire que la justice est l'un de ses attributs et n'est-­ce pas affirmer implicitement que c'est aussi le cas de la vertu, de la vérité, de la beauté et de l'harmonie qui sont insé­parables de la justice? Simone Weil s'est appuyée de plus sur d'autres textes qui, pour être moins explicites, n’en sont pas moins probants. Le mythe de Phèdre, en particulier, lui a inspiré ce commentaire qui résume parfaitement bien sa con­ception des idées :

« Ce beau absolu, divin, dont la contemplation rend ami de Dieu, c'est la beauté de Dieu, c'est Dieu! sous l'attribut de la beauté ... Il ne s'agit pas d'une idée générale de la beauté. Il s'agit de toute autre chose. Quelque chose qui est objet d'amour, de désir, quelque chose qui est éternellement réel. On y parvient en découvrant peu à peu que ce qui fait la beauté, ce ne sont pas les attraits charnels, mais l'harmonie, et en cherchant avec amour cette harmonie en toute chose ». (280)

Ailleurs, Simone Weil affirme que la beauté parfaite, c'est aussi la nécessité. Logiquement, on doit en conclure que l'idée de beauté est non seulement pour elle une réalité mais encore une réalité incarnée puisque la nécessité, c’est le logos incarné dans la matière. Il y a évidemment lieu de se demander si une telle conclusion est fidèle à la pensée de Platon. Ce dernier enseigne que les objets sensibles peu­vent participer à la réalité des idées, mais il n'enseigne pas que les idées peuvent être présentes ici‑bas dans toute leur perfection. Bien au contraire, il ne cessait de répéter qu'ici‑bas tout n'est que mélange et devenir. Mais ne nous laissons pas abuser par cette interprétation sommaire. Les affirmations en apparence contradictoires ne sont pas rares dans Platon. Le nombre, la limite imposée à la matière, à l'illimité, l'âme du monde, n'est‑ce pas l'Idée présente ici‑bas dans toute sa perfection? Il n'en faut pas plus pour admettre que la conclusion énoncée plus haut n'est pas néces­sairement une interprétation infidèle et pour comprendre que Simone Weil ait pu aller jusqu'à affirmer :

« La beauté du monde est celle même de Dieu comme la beauté du corps d'un être humain est celle même de cet être... Mais la sagesse, la justice et le reste ne peuvent pas nous apparaître dans le monde, mais seulement dans un être humain qui serait Dieu ».(281)

Ce sont les textes de la République qui traitent de la justice qui ont amené Simone à formuler cette derniè­re remarque. Est‑il besoin de dire que la parenté entre le Christ et le juste qui reste tel tout en ayant la réputation d’être injuste, ne pouvait pas lui échapper :

« Il faut bien faire attention que Platon affirme nettement que la justice en soi n'est pas un modèle suffisant. Le modèle de la justice pour les hommes, des hommes justes...Le modèle des hommes à peu près justes ne peut être qu'un homme parfaitement juste. Les hommes à peu près justes existent. Si leur modèle est réel, il doit avoir l'existence terrestre, en un point de l'espace, en un moment du temps. Il n'y a pas d'autre réalité pour un homme. S'il ne peut avoir cette existence, il n'est qu'une abstraction. Est‑il conce­vable qu'une abstraction constitue le modèle et la perfection d'êtres réels? »(282)

Ce texte nous met en face d'un problème très difficile. Affirmer que seul un modèle existant en un point du temps et de l'espace peut être une source réelle de perfec­tion et ajouter qu'il n'y a qu'un modèle de ce genre, le Christ, n’est‑ce pas affirmer que, pour Platon, et tous ceux qui n'ont pas connu le Christ directement, la vérité et toutes les idée ne pouvaient être que des mots n'ayant aucun pouvoir réel sur l'âme? Simone Weil a résolu le problème en disant qu'il n'est pas plus nécessaire de penser explicitement au Christ pour qu'il existe comme modèle agissant, qu'il n'est nécessaire de connaître un bienfaiteur anonyme pour que son don soit réel. Elle l'a résolu d'une autre manière en montrant que les mots de vérité, d'amour, de justice sont pour ainsi dire une incar­nation à la seconde puissance de l'idée, et qu'en tant que tels, ils sont des intermédiaires entre l'âme ignorante et la lumière et ont ainsi un pouvoir réel sur les âmes.

« Quand on parle du pouvoir des mots, il s'agit toujours d'un pouvoir d'illusion et d'erreur. Mais par l'effet d'une disposition providentielle, il est certains mots qui, s'il en est fait bon usage, ont eux‑mêmes la vertu d'illuminer et de soulever vers le bien. Ce sont les mots auxquels correspond une perfection absolue et insaisissable pour nous. La vertu d'illumination et de transition vers le haut réside dans ces mots eux-mêmes, dans ces mots comme tels, non dans aucune conception. Car en faire bon usage, c’est avant tout ne leur faire correspondre aucune conception. Ce qu’ils expriment est inconcevable ».(283)
En lisant ces lignes, on ne peut pas ne pas songer au plus méconnu de tous les philosophes, Socrate. Nous di­sons le plus méconnu et nous ne croyons pas exagérer : car qui peut expliquer la sagesse de cet homme qui ne savait rien ? On n'explique rien du tout en disant que son mérite était d'être conscient de son ignorance. Et on a tort de penser que son aveu n'était qu'une boutade : les oeuvres de Pla­ton montrent assez bien qu'il n'est jamais parvenu à se fai­re une conception de la vertu, de la sagesse, de la justice. D'où lui venait alors sa perfection? Nietzsche s'est longuement posé la question. Il a été amené à penser que cette perfection n'était qu'un tissu de subtiles hypocrisies. Il faut reconnaître que de son point de vue, il avait tout à fait raison. Un homme qui ne sait rien est un fou ou un abruti. S'il n'est ni l'un ni l'autre, c'est qu'il est un hypocrite, c’est qu'il ment quand il dit qu'il ne sait rien.

Si l'on croit à la sagesse de Socrate, il faut né­cessairement croire aussi qu'elle lui a été donnée par le pouvoir surnaturel des mots dont parle Simone Weil ou bien par son « daimôn », ce qui au fond revient au même, car son « daimôn » n'était rien d'autre que la voix intérieure qui l'in­citait à dépouiller les mots sacrés de toutes les conceptions dont on les entourait.

À la lumière de ce qui vient d’être dit, nous pou­vons donner de l'interprétation de Simone Weil la vue d'en­semble suivante : les idées sont les attributs de Dieu, les­quels attributs ne sont pas autre chose que les mots sacrés tels que : amour, justice, vérité. En tant qu'ils sont les attributs de Dieu, ces mots enferment un pouvoir réel d'éléva­tion, et en tant qu'ils ne sont que ses attributs, ils sont à notre portée. Au‑delà d'eux, il n'y a qu'une lumière trop dense pour notre regard, en‑deçà, il n'y a que des notions trop mélangées pour convenir à notre désir d'éternité. Ils sont à la limite l'intermédiaire entre ce qui est concevable et ce qui ne l'est pas, entre les moyens et la fin. Le poète le laisse pressentir :

« Beauté, raison vertu, tous les honneurs de l'homme,
Les visages divins qui sortent de ma nuit
Car Seigneur je ne sais qui vous êtes, j'ignore quel est cet artisan du vivre et du mourir ... » (Ch. Maurras)(284)

L'apposition du mot visage au mot divin est en ef­fet très éclairante. Un visage n'est pas une fin et encore bien moins un moyen. On ne tend jamais vers un visage à ai­mer comme vers une fin, on tend, pour parler le langage de saint Jean de la Croix, vers « un no sé que que se halla por ventura, » et c'est par surcroît que le visage aimé nous est donné. Ce visage aimé n'est pas non plus un moyen : c'est lui qui par sa transparence permet à l'amour de descendre en nous, mais ce n'est pas lui qui nous donne l'amour. Telle est l'idée selon Simone Weil. Si l'on s'en sert comme d'un moyen pour acquérir de la puissance, du prestige ou simple­ment pour assouvir un besoin d'ordre psychologique, elle n'est plus du tout idée. On la dégrade également si on en fait une fin absolue. Ceux qui usent sans mesure et sans discernement des mots justice et liberté pour implanter une idéologie, ceux qui pratiquent la vertu pour la vertu, ne doivent pas être considérés comme amis des idées. Le nom d'ami doit ê­tre réservé à ceux qui sont capables de contemplation et qui croient que si l'on peut obtenir ce qu'on désire quand on désire un bien représentable, on peut devenir ce qu'on dé­sire quand on désire un bien transcendant.

Le mythe de la caverne

Tout comme le mythe de la caverne lui‑même est u­ne illustration de l'exposé discursif qui le précède dans la République, le commentaire de Simone Weil est une illustra­tion de son interprétation de la théorie des idées. Ce com­mentaire est concis et sobre. Il a la profondeur de la sim­plicité, la perfection de ces pensées qui passent d'abord inaperçues parce qu'elles ne surprennent pas l'imagination, mais qui, une fois qu'elles ont pénétré dans l’âme, n'en sor­tent plus et n'y vieillissent jamais. Il est peut‑être le plus parfait exemple du style dépouillé que recherchait son auteur.

« L'effort d'expression ne porte pas seulement sur la forme, mais sur la pensée et sur l'être intérieur tout entier. Tant que la nudité d'expression n'est pas atteinte, la pensée non plus n'a pas touché ni même approché la vraie grandeur. La vraie manière d'écrire est d'écrire comme on traduit ».(285)

« Nous naissons châtiés, nous naissons et vivons dans le mensonge. Il ne nous est donné que des menson­ges, même nous‑mêmes, nous croyons nous voir nous-mêmes, et nous ne voyons que l'ombre de nous‑mêmes. Connais‑toi toi‑même : précepte impraticable dans la caverne ». (286)

Autrement dit, les personnages de la caverne, c’est nous, Le (...) doit être pris à la lettre; le (....) également. Nous ne sommes pas dans notre vraie lieu, nous sommes des déracinés, et nous l'ignorons. C'est en cela que con­siste notre mensonge, mensonge que nous n'avons pas choisi, mensonge qui est à nous comme notre naissance. Le texte de Simone Weil est formel sur ce point : les chaînes dont sont chargés les prisonniers ne sont pas que des symboles de quel­que vague accident qui entraverait le fonctionnement de l'in­tellect, elles sont l'image d'un mal qui affecte l’âme tout entière, de ce mal que Sigismundo appelait : ell delito de ha­ber nacido.

« Ce monde où nous sommes et dont nous ne voyons que
des ombres,(des apparences) est une chose artificielle,
un jeu, un simulacre... Opposition à bien considérer.
L'être qui est vraiment être, le mon­de intelligible,
est produit par le Bien suprême. Il en émane.
Le monde matériel est fabriqué, il est impossible
de mettre une plus grande distance en­tre notre univers et Dieu ».(287)

Ce commentaire ne peut que surprendre de la part de celle qui disait : « Ie monde est notre vraie patrie,» c'est qu'il a lui‑même besoin d'être interprété. Le monde dont il est ici question ne doit pas être confondu avec la nécessité conçue comme obéissance, c'est‑à‑dire avec l'univers tel que l'aperçoit celui qui est déjà mort à lui‑même. Il est l'uni­vers tel qu'il apparaît à l'homme encore esclave, l'univers réfracté à travers « l'imagination combleuse de vide ». Par suite, il faut penser que la grande distance n'est pas à pro­prement parler entre Dieu et ce monde, mais entre Dieu et ce monde défiguré par le mal qui affecte les âmes. On peut se faire une idée plus concrète de cette distance en comparant, par exemple, l'attitude d'un marchand quelconque devant une rose, à celle d'un poète mystique. Le marchand voit la rose à travers ses besoins. En la regardant, il l'intègre pour ainsi dire à son système de vente. Elle est pour lui une cho­se au plus mauvais sens du mot. Le poète mystique, au contraire, la voit à travers l'amour et il voit en même temps l'amour à travers elle. Elle est pour lui un signe, c'est‑à­-dire le contraire même d'une chose. Il s'agit pourtant de la même apparence. C'est que dans un cas, cette apparence étant considérée comme un bien, se trouve attirée hors de son ordre propre et par là dégradée, réduite à l'ombre d'elle‑même, ce­pendant que dans l'autre, elle est aimée en tant que pure ap­parence et conserve ainsi toute sa vérité, toute sa réalité.

« Les choses sensibles sont réelles en tant que cho­ses sensibles, mais irréelles en tant que bien ». (288)

« L'illusion concernant les choses de ce monde ne concerne pas leur existence mais leur valeur ».  (289)

Ces lignes rappellent cette très belle maxime scolastique : « Omnia recipiuntur secundum modum recipientis ». Dire que l'illusion concerne la valeur, c'est dire en effet qu'el­le est dans notre façon de recevoir. Chaque chose est réelle à sa place, pourrait‑on dire en élargissant le sens de la cé­lèbre parole de Goethe. Seulement, nous sommes naturellement enclins à intervertir l'ordre éternel. Nous transformons en bien les objets sensibles et nous dégradons au rang d'objets les réalités transcendantes. C'est là la cause de notre esclavage. Sortir de la caverne, c'est revenir à l'ordre éternel, c'est remettre les choses à leur place; ce n'est pas fuir le monde et encore moins le mépriser. C'est purifier notre rapport avec lui. Il faut bien voir toutefois que cette purification est impossible sans le secours de la lumière transcendante.

« L’objet de la recherche ne doit pas être le surnaturel, mais le monde. Le surnaturel est; la lumière : si on en fait un objet, on l'abaisse ».(290)

Ce texte devient tout à fait clair à la lumière l'exemple que nous avons donné. Le poète mystique à son regard fixé sur un objet sensible tout comme le marchand. il n'en est pas moins enraciné dans le monde transcendant. Sa liberté, c'est la vérité de son rapport avec le monde, mais cette vé­rité ne peut lui être communiquée que par la lumière surna­turelle qui l'inspire.

Simone Weil n'a pas pris la peine d'établir un parallèle détaillé entre les divers symboles du mythe et ce qui leur correspond dans la réalité. Mais à l'aide de ce qui vient d’être dit, on peut très bien imaginer ce que ce parallèle aurait été si elle l'avait établi. Elle aurait vraisem­blablement pu écrire : il y a deux sections distinctes dans l'allégorie, l'une représentant l'univers du marchand, l'au­tre celui du poète mystique. Ces deux sections sont comme des figures symétriques par rapport à un point. Ce point, c'est la partie de l'âme intermédiaire entre la partie matérielle et la partie surnaturelle.

La section de gauche représente le faux rapport avec le monde, la section de droite, le vrai. L'objet est le même dans les deux cas. Les ombres du mur de la caverne sont l'image des opinions acceptées aveuglément par la foule. Les marionnettes, ce sont les opinions, mais à un ni­veau plus personnel. Les montreurs de marionnettes, ce sont les hommes politiques, les écrivains les journalistes, tous ceux qui sont responsables de la propagande. Le feu, c'est
l'intelligence naturelle, la faculté qui adapte les moyens aux fins, mais sans pouvoir se prononcer sur la valeur de ces fins.

L'autre section est symétrique par rapport à cel­le‑ci. Les objets reflétés dans l'étang, ce sont les jugements vrais auxquels on adhère librement mais en pressentant leur vérité plutôt qu'en refaisant la démonstration. Les objets réels, ce sont les mêmes jugements mais fondés cette fois sur une connaissance claire et distincte de l'idée. Le soleil enfin représente le Bien qui est à la fois le fondement des idées et la lumière qui permet à l'intelligence de les con­naître, mais qui n'est en aucune manière un objet.

Quant aux diverses étapes de la sortie de la caver­ne, nous serons à même de nous en faire une idée très nette en poursuivant notre analyse du commentaire de Simone Weil :

« Nous naissons et nous vivons dans la passivité. Nous ne bougeons pas. Les images passent devant nous et nous les vivons. Nous ne choisissons rien. Ce que nous vivons à chaque instant, c’est ce qui nous est don­né par le montreur de marionnettes. Nous n'avons absolument aucune liberté. On est libre après la conversion, (pendant déjà), non pas avant ».(291)

Au mensonge qui consiste à croire que les ombres soient réelles en tant que biens, fait cependant l'illusion d’être libre. Entre notre imagination et notre volonté, il y a le même rapport qu'entre le spectateur naïf et le film au cinéma. De même que les émotions du spectateur lui sont dictées par les images qui se succèdent sur l'écran au gré du cinéaste, de même nos inclinations nous sont dictées par les opinions qui se succèdent dans notre imagination au gré de nos humeur et surtout, au gré des maîtres de la place publique! Et nous avons pourtant l'illusion d’être libres. Pourquoi? Parce que, n'étant pas enracinée dans l'Eternel, notre conscience se déplace au même rythme que les opinions qui se succèdent dans notre imagination et que, par suite, la succession de ces opinions nous échappe exactement comme le mouvement d'un train, circulant à la même vitesse et dans le même sens qu'un autre train, échappe aux voyageurs situés dans cet autre train. Il s'ensuit naturellement que nous prenons pour des change­ments qualitatifs dus à notre bon vouloir, des changements qui en réalité sont l'effet d'une succession mécanique dans le temps. Tel est le point d'où nous partons tous.

« La conversion dès lors n'est pas une petite affai­re. La disparition des chaînes n'est encore rien. On peut considérer que les chaînes sont tombées dès qu'un être humain a reçu par inspiration, ou plus souvent par instruction d'autrui orale ou écrite,(souvent c'est un livre), l'idée que ce mon­de n'est pas tout, qu'il y a autre chose de meilleur et qu'il faut chercher ». (292)

Cette prise de conscience est le point de départ de la première étape. Nous sentons tout à coup que nous ne som­mes pas aussi libres que nous le pensions. Les chaînes qui nous liaient à notre imagination se brisent. La succession des opinions commence à nous apparaître telle qu'elle est ré­ellement. Mais nous ne savons encore rien du monde meilleur. C'est pourquoi nous souffrons :

« Mais dès qu'on commence à bouger, l'inertie et l'an­kylose font obstacle et le moindre mouvement est une douleur intolérable ».(293)

Notre première douleur vient du fait que nous sommes éblouis par le prestige qui entoure le montreur de marionnet­tes. Elle est bientôt suivie d'une amère déception; nous nous précipitons vers les montreurs avec l'espoir de trouver la lumière et nous retrouvons l'obscurité que nous avions quit­tée. Mais ce ne sont pas encore là des douleurs intolérables. On peut dire qu'on n'a pas encore bougé avant d'avoir dépassé ce stade, qu'on n'a fait que se retourner sur place. Et c'est ce mouvement qui est pénible, parce qu'on est dans l'obscu­rité et qu'on ne voit pas où l'on va. « Mais les vrais voya­geurs sont ceux‑là seuls qui partent pour partir ».

Ce voyage vers l'inconnu est pour Simone Weil le contraire même de l'évasion. C'est l'accomplissement désintéressé du devoir, c'est le travail du serviteur inutile de l'Evangile :

« C'est la part de la volonté dans le salut. Effort à vide, effort de la volonté malheureuse et aveu­gle car elle est sans lumière ». (294)

Remarquons bien que les efforts de volonté ne pro­duisent pas la lumière, qu'il y a une discontinuité, un changement d'ordre entre cette première étape et la seconde. Nous avions tout à fait raison de présenter notre schéma d'une ma­nière telle que le passage de la première section à la seconde apparaisse comme impossible. Car il est en réalité im­possible. C'est par là que l'interprétation de Simone Weil se distingue de celle qu'on a coutume de donner. On se représente en effet généralement (295) la sortie de la caverne comme une série d'étapes qui s'enchaînent sans discontinui­té à partir de la prise de conscience initiale, soit qu'on considère cette prise de conscience comme une grâce, soit qu'on la considère comme un simple phénomène naturel. Il est très difficile de savoir quelle est la position précise de Simone Weil sur ce dernier point, mais en revanche, sa posi­tion concernant le passage de la première section à la secon­de est très nette : ce passage n'est rendu possible que par la grâce :

« Une fois sorti, on souffre plus encore du fait de l'éblouissement, mais on est en sécurité ... Il n'y a plus à faire des efforts de volonté, il faut seu­lement se maintenir en état d'attente et regarder ce dont l'éclat est à peu près supportable ». (296)

Les réalités dont l'éclat est supportable, ce sont en premier lieu, les objets réels reflétés dans l'étang, c’est-à‑dire les jugements vrais, mais dont on ne peut que pres­sentir la vérité; ce sont en second lieu les Idées ou les attributs de Dieu qui fondent ces jugements. Le terme c'est le Bien qui est Dieu, qui est amour.

« Mais dans Platon, ce n’est pas la fin. Encore une étape. » (297)

On connaît le texte de Platon. Les philosophes, ceux à qui il a été donné de s'élever jusqu'au Bien, ont le devoir de revenir dans la caverne, C'est‑à‑dire dans la Cité pour faire participer les autres catégories de citoyens aux bien­faits de la lumière. À première vue, il semble que Platon don­ne par là raison à Calliclès qui disait qu'il ne fallait pas s'enliser dans la philosophie, qu'il fallait y consacrer tout au plus une partie de sa jeunesse et se tourner vers la vie pratique le plus tôt possible.(298)

Si la République est avant tout une doctrine so­ciale, on est bien obligé de penser, quoique cela choque un peu, qu'en enjoignant au philosophe de délaisser la contemplation pour l'action, Socrate reprend d'une certaine manière à son compte, les propos de son interlocuteur du Gorgias. Mais la République est‑elle vraiment avant tout une doctrine sociale? Simone Weil, suivant en cela Alain (299), ne le croyait pas.

« Il faut se rappeler que cette cité est une fiction, un pur symbole qui représente l'âme ». Platon le dit :

« C'est dans le ciel peut‑être qu'il y a un modèle de cette cité pour quiconque veut le voir, et, le voyant, fonder la cité de son propre moi .Les différentes catégories de citoyens représentent les différentes parties de l'âme. Les philosophes, ceux qui sortent de la caverne, c’est la partie surnaturelle de l'âme ». (300)

Par suite, revenir dans la caverne, ce n'est pas autre chose qu'achever sa conversion, c'est‑à‑dire achever d'inverser ses rapports avec le monde. Dans la caverne, la partie surnaturelle de l'âme était emportée par le mouvement de la partie naturelle. En sortant de la caverne, elle s'est détachée peu à peu de ce mouvement pour s'enraciner dans l’E­ternel. Mais pour que tout soit accompli, il faut qu'elle re­vienne en maître vers la partie naturelle, qu'elle « règne sur elle par la persuasion », qu'elle fasse d'elle une image mobile de l'éternité et l'instrument d'un contact réel avec le monde : « contact légitime celui‑là, contact qui n'est pas un attache­ment ». (301)

Ces mots rappellent l'admirable pensée de Nietzsche : « Mann muss vom Leben scheiden, wie Odisseus von Nau­sicaa schied, segnend, nicht verliebt ». (301)

Dans la caverne on est amoureux de la vie, on a besoin d'elle. On la considère comme le plus grand, sinon com­me l'unique bien. Vient ensuite une période où on est désincar­né,indifférent, n’ayant plus d'attachement illégitime et n'ayant pas encore d'attachement légitime. Il ne faut pas en rester là. Il faut s'incarner. Seul un être incarné peut quitter la vie en la bénissant.

On s'aperçoit de nouveau ici ce qui sépare l'univers spirituel de Simone Weil de celui des gnostiques. Il semble que ces derniers n'ont pas senti au même degré qu'elle est la né­cessité de renouer le pacte avec le monde.

Le mythe du gros animal et l'anneau de Gygès.

Le commentaire que Simone Weil donne du mythe du gros animal est un complément à son commentaire du mythe de la caverne. L'histoire du gros animal, nous dit‑elle en substance, c’est la description de la caverne telle qu'elle apparaît à celui qui, en étant déjà sorti, peut la considéré avec une parfaite lucidité. Le texte de Platon est lui‑même très clair : le gros animal représente la foule et le gardien représente le sophiste qui prétend établir une morale en se guidant uniquement sur les réactions de la foule, en définissant comme bien ce qui lui fait plaisir et comme mal ce qui lui déplaît. Et Socrate conclut :

« il n’y a pas, il n'y a pas eu, il n'y aura jamais d'autre éducation morale que la leur, je veux dire, ami, d'autre éducation humaine. Dieu, selon le pro­verbe, nous devons l'excepter ». (302)

Simone Weil en tire une loi générale qu'on pourrait formuler de la façon suivante : toutes nos actions, à la seu­le exception de celles qui sont inspirées par la grâce, sont déterminées par l'effet de la force en nous. La force c’est le pouvoir que possède la société de dispenser le prestige. De même que le dompteur qui se trouve devant une bête sauva­ge n'aspire qu'à entrer dans les grâces de cette bête, de même nous n'aspirons naturellement qu'à obtenir les faveurs de la société. Le dompteur n'a le choix qu'entre risquer la mort et flatter la bête. Nous n'avons pas d'autre choix devant le social. Il nous faut mourir intérieurement, renoncer à nos aspirations les plus légitimes ou bien nous laisser prendre dans l'engrenage du prestige.

« Excepté les prédestinés qui sont sortis de la caverne ou qui sont en bonne voie pour en sortir, nous choi­sissons tous pour trésors des biens qui ont pour substance le prestige social. Cela est vrai même pour les désirs qui semblent avoir uniquement rapport aux individus. Ainsi les désirs amoureux. "L'amour sans la vanité n'est qu'un convalescent", disait La Roche­foucauld ... Sous les noms de beauté et de vérité, presque tous les artistes et les savants cherchent le prestige social ».(303)

Nous apercevons là le côté le plus dualiste de la pensée de Simone Weil. S'il y a un anti‑bien dans son oeuvre, c’est sans contredit le gros animal, qu'elle n'hésite d'ail­leurs pas à appeler Prince de ce monde.Mais plutôt que d'un anti‑bien, c'est d'un ersatz du bien qu'il faudrait parler, car c’est en tant qu'ersatz du bien que la force nous séduit.

Comment cela se fait‑il? Nous désirons la perfection et chaque fois que nous nous regardons, nous constatons que nous en sommes infiniment loin. Telle est la contradiction essentielle de notre nature. Nous sommes à la fois sujet et objet. En tant que sujet, nous avons des aspirations vers l'infini. En tant qu'objet, nous sommes sévèrement circonscrits par un temps et un espace déterminés. Nous pouvons échapper à cette contradiction en nous laissant transporter hors de nous­-mêmes dans un lieu d'où notre imperfection nous apparaît com­me un signe de l'amour créateur. Cette voie est étroite et dure; mais il y en a une autre qui est infiniment plus sé­duisante parce qu'elle résout la contradiction sans exiger d'efforts de purification et de détachement de notre part. Cette seconde voie consiste pour nous à supprimer l'un ou l'autre des termes de la contradiction, à devenir tout en­tier sujet ou tout entier objet. Comme la véritable libération, cette libération imaginaire ne peut être opérée que par une réalité qui est autre que nous. Cette réalité, c’est la force qui est composée de neuf dixièmes de prestige.

Pour comprendre comment la force opère en nous, nous n'avons qu'à nous observer nous‑mêmes avec un minimum d'attention. Presque chaque fois que notre contradiction nous est rendue sensible, nous nous tournons vers l'avenir pour y mendier des promesses qui, parce qu'elles sont indéterminées, parce qu’elles ne sont pas soumises à la nécessité, à la li­mite du présent, permettent à notre moi de se dilater à l'infini.

Si nous analysons ces promesses avec rigueur, nous constatons qu'elles sont de l'ordre de l'avoir, c’est‑à‑dire de la force : j'aurai telle situation, telle fortune, tel privilège, telle réputation...Nous pouvons en déduire que la force, c’est le Bien enfermé par notre imagination dans le temps. Il y a le même rapport entre le bien fabriqué (finctus dirait Spinoza) et le bien véritable, qu'entre le soleil, source de vie, et l'énergie thermonucléaire utilisée à des fins de destruction. Cette comparaison est d'autant plus justifiée que pour les Grecs, le soleil était une image du vrai Dieu.

Dans la mesure où le sort fait mine de seconder no­tre désir, notre moi s'affermit dans ses prétentions; et si aucune contrainte extérieure n'intervenait, notre orgueil n'aurait plus de limites. C'est là la conclusion que Simone Weil a tirée de l'histoire de Gygès. Gygès devenu invisible grâce à son anneau, c'est l'homme qui a oublié qu'il est limité et qui, par là, est devenu insensible aux souffrances qu'il peut infliger aux autres :

« L'anneau de Gygès devenu invisible c'est précisé­ment l'acte de mettre à part. Mettre à part soi le crime que l'on commet ... Cette faculté de mettre à part permet tous les crimes. Pour tout ce qui est hors du domaine où l'éducation, le dressage ont fabriqué des liaisons solides, elle cons­titue la clef de la licence absolue...Tout ce qui est couvert du prestige de la chose sociale est mis dans un autre lieu que le reste et soustrait à certains rapports ».(304)

C'est cette clef qui est l'ersatz du lien transcen­dant qui unit les contradictoires. Elle résout la contradic­tion, mais en faisant disparaître l'un des termes. Celui qui la possède n'est plus que sujet et ceux qu'elle sert à subju­guer ne sont plus qu'objet. On a là l'explication de l'extrê­me sévérité des jugements de Simone Weil à l'égard des Romains. Les Romains incarnaient à ses yeux l'histoire de Gygès.

« Les Romains ont conquis le monde par le sérieux, la discipline, l'organisation, la continuité des vues et de la méthode; par la conviction qu'ils é­taient une race supérieure et née pour commander; par l'emploi médité, calculé, méthodique, de la plus impitoyable cruauté, de la perfidie froide, de la propagande la plus hypocrite, employées simultané­ment ou tour à tour; par une résolution inébranla­ble de toujours tout sacrifier au prestige, sans être jamais sensibles ni au péril, ni à la pitié, ni à aucun respect humain ».(305)

« Quant à Rome, elle ne fit qu'en (du génie grec) corrompre la Pureté par une imitation servile qui le dérobe encore aujourd'hui à nos yeux; elle en retint à peine quelques éclairs de poésie. En ce qui concerne les autres arts, la philosophie, la scien­ce, on peut presque considérer que la civilisation antique s'est éteinte avec la Grèce ».(306)

« Les Romains n'eurent jamais d'autre religion, du moins partir de leurs grandes victoires, que celle de leur propre nation en tant que maîtresse de l'Empire. Leurs dieux n'étaient utiles qu'à maintenir et accroî­tre leur grandeur; nulle religion ne fut jamais plus étrange à toute notion du bien et du salut de l’âme ».(307)

De tels jugements surprennent quelque peu de la part de celle qui avait auparavant déploré que «  l'usage d'expression du type dans la mesure où, dépasse notre puissance intellectuelle ».(308) Il faut comprendre qu'elle les a formulés au moment de la menace allemande et dans un article intitulé :« Réflexions sur les origines historiques de l'hitlérisme ». Cela ne constitue toutefois pas une excuse suffisante pour un être comme Simone Weil. Mais a‑t‑elle réellement besoin d'une excuse? Ses propos les plus sévères sur les Romains s’appuient sur des textes dont l'authenticité est certaine et sur des faits historiques qui semble incontestables.(309) De plus, elle n'a pas été anti‑romaine comme les nazis étaient anti‑sémites. Elle était évidemment beaucoup trop intelligente pour cela. Tout ce qui était romain n'était pas nécessaire­ment condamnable à ses yeux. Elle avait une grande admiration pour Lucrèce ainsi que pour Sénèque et Tacite. Si elle avait en horreur la servilité de Virgile, elle reconnaissait du moins qu'il faisait de beaux vers. Sur un autre plan, elle admirait beaucoup les Grecques et les Antonins. Elle mettait évidemment Marc‑Aurèle au‑dessus de tout. Et quand elle ren­contrait dans l'histoire romaine une action vraiment belle, elle se faisait une joie et un devoir de la faire connaître. Ainsi, par exemple, on peut lire dans l'Enracinement le récit de cette scène très émouvante :

« Mais un Romain, sans avoir eu à s'abaisser, fut ca­ché par ses esclaves dans sa propre maison. Des soldats, qui l'avaient vu entrer, mirent les esclaves à la torture pour les forcer à livrer leur maître. Les esclaves souffrirent tout sans plier. Mais le maître, de sa cachette, voyait la torture. Il ne put en supporter le spectacle, vint se livrer aux soldats et fut immédiatement tué ».  (310)

Il reste vrai, néanmoins, que Simone Weil considé­rait l'histoire romaine comme la reproduction à une grande échelle de l'histoire du berger devenu roi et qu'elle y a puisé beaucoup d'exemples qui lui ont servi à illustrer ses réflexions sur l'injustice et sur le mal en général.

Mais quelle était son attitude devant ce mal qu’elle définissait comme le péché de Gygès, comme l'oubli de la limite? « Le mal est l'illimité; mais il n'est pas l'infini. Seul l'infini limite l'illimité ». (311) Le concevait‑elle à la façon des optimistes comme une défectuosité temporaire de la belle et bonne machine évolutive, ou bien, à la façon des pessimistes, comme un ennemi irréductible qui enlève à l'existence toute signification? (312) La réponse à cette question nous est donnée dans cette réflexion :

« L'extrême grandeur du christianisme vient de ce qu'il ne cherche pas un remède surnaturel contre la souffrance, mais un usage surnaturel de la souffrance ».(313)

Cet usage surnaturel est-il identique à l'usage de la nécessité dont il fut déjà question? Parmi les textes auxquels nous avons fait précédemment allusion, beaucoup nous autorisent à le croire et en particulier celui‑ci :

« Mais quand un homme se détourne de Dieu, il se li­vre simplement à la pesanteur. Il croît ensuite vouloir et choisir, mais il n'est qu'une chose, une pierre qui tombe. Si l'on regarde de près, d'un regard vraiment attentif les âmes et les sociétés humaines, on voit que partout où la vertu surnatu­relle est absente, tout obéit à des lois mécani­ques, aussi aveugles et aussi précises que les lois de la chute des corps. Ceux que nous nommons criminels ne sont que des tuiles détachées d'un toit par le vent et tombant au hasard. Leur seule faute est leur choix initial qui a fait d'eux des tuiles ». (314)

Ce texte ne laisse aucun doute : le mal, du moins dans celles de ses manifestations qui suivent le choix initial, est un aspect de la nécessité, de la beauté du monde. Il obéit à la même limite, au même nombre que les vagues de la mer.

« Toutes les horreurs qui se produisent sont comme les plis imprimés aux vagues par la pe­santeur. C'est pourquoi ils enferment une beauté. Parfois un poème, tel que l'Iliade, rend cette beauté sensible ». (315)

Ce texte nous oblige à conclure que l'opposition entre la force et le bien est identique à toutes celles que nous avons rencontrées jusqu'à maintenant : elle est radicale sans être pour autant irrémédiable; la conversion dont nous avons parlé à propos de la dialectique permet de la surmonter.

Il reste toutefois le problème du choix initial. Ce problème, c'est celui de la liberté dont nous avons assez mon­tré les difficultés. Il semble à peu près certain que Simone Weil croyait, comme Platon, que nous naissons ignorants, c'est-à‑dire vaincus par la nécessité. Son interprétation du mythe de la caverne en est une preuve. Mais alors, pourquoi parle‑t-­elle d'un choix initial? Etant nés esclaves de la nécessité nous n'avons pas besoin de choisir de le devenir.

« Le paresseux ne choisit pas la paresse disait Alain, la paresse se passe très bien d’être choisie. La gourmandise de même et la luxure et tous les péchés. Cela va tout seul. Dès que l'homme ne se dirige plus, les forces extérieure le reprennent ». (316)

Que faut‑il donc entendre par choix initial? Nous avions répondu à cette question dans notre chapitre sur la liberté. Il est vrai que nous naissons esclaves de la né­cessité; mais il est également vrai que nous pouvons choisir de le rester ou de nous rendre disponibles à la lumière qui libère. C'est précisément en cela que consiste la liberté comme faculté de choix transcendantal ...

Le Banquet, et le Phèdre, ou l’amour.

« Il faut seulement savoir que l'amour est une orientation et non pas un état d'âme ».

Simone Weil considérait que la République, et plus particulièrement le mythe de la caverne, concerne la voie intellectuelle. Mais elle reconnaissait l'existence d'une autre voie dont elle a aussi retrouvé la trace dans Platon :

« Le Phèdre ( le Banquet ) indique une voie de salut qui n'est intellectuelle à aucun degré, qui ne comporte rien qui ressemble à l’étude, à la science, à la philosophie; le salut par le sentiment seul, et au début, un sentiment tout‑à‑fait humain; l'amour qui consiste à devenir amoureux. Doctrine de l'amour platonique, qui a eu for­tune si prodigieuse, ayant imprégné tant de pays ».(317)

L'amour platonique, tel qu'il apparaît dans le mythe de l'attelage ailé, est essentiellement pour Simone Weil un amour de la beauté. La beauté, nous dit‑elle, suivant en cela de très près le texte de Platon, est le seul des attributs de Dieu qui soit sensible. À la justice, à la vérité, les âmes seules peuvent participer. À la beauté, les corps, les réalités matérielles peuvent aussi participer. C'est pourquoi cet attribut joue un rôle très important dans l'économie du salut: étant sensible, il peut être aperçu de la plupart des hommes; étant participable par des corps à des degrés divers, il permet une montée progressive vers le bien.

Disons tout de suite que cette montée vers le bien n’a rien à voir avec le salut par l'art (318) dont on entend souvent parler de nos jours. Il y a la même différence entre les deux qu'entre la libération opérée par la grâce et la libération opérée par la psychanalyse. Est‑il besoin de faire remarquer que la plupart des artistes modernes ne créent pas en ayant le regard tourné vers le modèle d’en bas, vers le modèle qui change? Ce modèle d'en bas, c'est le moi avec ses prétentions, ses démesures, ses lubies, ses contorsions, ses désaccords.

C'est un réservoir empoisonné plutôt qu'un modèle. Et aujourd'hui, créer pour la plupart des artistes consacrés par la publicité, consiste essentiellement à faire sauter les di­gues de ce réservoir et à laisser l'eau empoisonnée s'écou­ler selon sa fantaisie. Cette opération ne se fait pas bien sûr sans quelque vague plaisir, plaisir de vanité, il est vrai, mais qui n'en est pour cela que plus exaltant. C'est ce plaisir de défoulement considéré comme une véritable libération qui est cause qu'on croit pouvoir se sauver grâce à l’art.

Le salut par la beauté est quelque chose de fondamentalement différent. Il se fait sous le signe de la souf­france et non pas sous le signe du plaisir, sous le signe du détachement et non pas sous le signe du défoulement. La beau­té manifeste quelque chose de réellement autre, c’est‑à‑dire de transcendant. Par suite, quand nous entrons en contact avec elle, une brèche s'ouvre dans le cercle clos de notre moi. Notre attention se trouve comme contrainte à se fixer sur un objet qui n'est plus un objet. Notre désir doit devenir contemplatif. Le fond de notre être se trouve envahi par le regret d'un autre monde qu'il reconnaît confusément comme étant son lieu propre. C'est la naissance de l'amour.

« Pendant qu'il voit, comme dans le frisson de la fièvre, il se produit en lui un bouleversement, une sueur, une chaleur inaccoutumée, c’est qu’il reçoit le flux de la beauté par les yeux. Ce flux l'échauffe et arrose l'essence (.... ) des ailes. L'échauffement dissout ce qui se trouvait autour des germes, et qui étant fermé depuis longtemps par la rigidi­té (sclérose, ...) empêchait la croissance. Sous l'afflux de la nourriture, la tige des ailes se gonfle et prend un élan pour pousser hors de la racine dans tout ce qui constitue l’âme. Car jadis l’âme tout entière était ailée ». (319)

Simone Weil considère l'aile dont il est ici ques­tion comme un organe surnaturel, comme une image de la grâce. Par suite, elle considère la beauté comme un sacrement.

« L'idée de Platon, c'est que la beauté agit double­ ment, d'abord par un choc qui provoque le souvenir de l’autre monde, puis comme source matérielle d'une énergie directement utilisable pour le progrès spirituel. Chaleur, nourriture ces images indiquent de l’énergie et l’énergie est du même niveau que le désir. La beauté comme telle est source d’une énergie qui et au niveau de la vie spirituelle et cela du fait que la contemplation de la beauté implique le détachement ».(320)

Nous disions précédemment que la beauté est la seule Idée qui soit sensible. Il faut ajouter qu'elle est aussi ce par quoi les autres idées deviennent sensibles. Cette vérité est enracinée si profondément dans nos esprits que lors­que nous apercevons une personne qui est belle, nous en dé­duisons spontanément qu'elle est aussi bonne, juste, noble, etc. Nous nous trompons souvent bien sûr, mais cela ne prouve nul­lement que notre déduction n'enfermait pas la plus profonde des intuitions. Nous sommes, par définition, une âme et un corps mystérieusement mais indéniablement unis. La première conséquence de cette condition d'esprit incarné, c'est que rien ne peut affecter l’âme sans affecter le corps de quelque façon. Et vice‑versa, La peur, la colère, l'envie s'accompa­gnent toujours d'une attitude correspondante du corps. Il en est nécessairement de même pour les vertus. La bonté, la jus­tice, l'harmonie intérieure se manifestent toujours sous for­me de beauté à travers le corps quand elle existe réellement dans l'âme. Simone Weil voyait dans cette loi de l'incarnation qui, notons‑le, est impliquée dans la théorie de la participa­tion, le fondement de l'amour platonique.


« Partout où il y a amour, il y a beauté sensible. Une religion n'est pas concevable sans signes, et ces signes sont beaux. La messe agit sur l'âme par une beauté analogue à celle des oeuvres d’art. La vertu, la sainteté, d'un être humain apparaissent au‑dehors comme beauté sensible dans l'expression du visage, ou les gestes, ou les attitudes ou la voix, ou une partie quelconque du comportement. Il n'y a pas d'amour réel auquel la partie de l'âme qui est le plus étroitement attachée au corps n'ait pas une part, et le bien ne peut parvenir jusqu'à elle que sous la forme du beau ».(321)

Retenons de ce texte que pour Simone Weil, l'amour platonique n'est pas un vague penchant vers une forme idéalisée mais un sentiment profondément réel et incarné. Prenons garde toutefois de ne pas nous méprendre sur la signification du mot incarné. Ce mot ne s'oppose pas au mot mystique ou au mot spirituel comme on pourrait être tenté de le croire. Ce n'est pas tant la présence de l'esprit dans la chair que la qualité de cette présence qui fait l'incarnation. L'être le plus incarné, c'est le juste de la République, celui en qui l'esprit gouverne. L'être le moins incarné, c'est l'homme injuste, c'est celui qui est gouverné par ses humeurs. On voit par là que c'est au mot imaginaire, et non pas au mot mysti­que ou spirituel, que le mot incarné s’oppose. Donc, quand nous disons que l'amour platonique est pour Simone Weil un amour incarné, nous disons qu'il est le contraire du faux amour mystique aussi bien que de l'amour humain possessif, qui sont les deux formes que peut prendre l'amour imaginaire. Nous ne disons nullement qu'il n'est à ses yeux que charnel, au sens é­troit du terme.

Le Banquet : Simone nous a laissé une traduction et un commentaire détaillé de deux des principaux discours du Ban­quet, celui d'Aristophane et celui de Socrate. Ce commentaire complète admirablement bien celui du Phèdre que nous venons d'étudier.

« L'amour est parmi les dieux le plus ami des hom­mes, leur défenseur et le médecin des maux dont la guérison serait pour l'espèce humaine la su­prême félicité ».(322)

Simone Weil s'arrête tout de suite après les pre­mières lignes du discours d'Aristophane, pour rappeler que le Christ lui aussi s'était comparé à un médecin, et pour attirer l'attention sur la parenté évidente entre les maux, dont la guérison serait pour l'espèce humaine la suprême fé­licité, et le péché originel que le Christ est venu racheter. Elle nous laisse entrevoir par cette remarque quelle sera son interprétation du fameux récit d'Aristophane. Ce récit pour­rait être résumé ainsi : à l'origine l'homme était un être complet se suffisant à lui‑même. Mais il a péché par orgueil et Zeus a été obligé de le punir. Voulant le punir sans le détruire, de manière à pouvoir encore être aimé de lui, il l'a coupé en deux. Depuis lors, chaque homme est dans le mal­heur et ne désire qu'une chose, retrouver son unité originel­le. Ce désir est aussi le médecin, l’amour.

On peut donner deux interprétations de ce récit; ou bien la division opérée par Zeus est la division des sexes, ou bien elle est une division intérieure dont la division des sexes n’est que l'image. L'interprétation de Simone Weil est évidemment la seconde :

« Notre vocation est l'unité. Notre malheur est d'être en état de dualité, malheur dû à une souillure originelle d'orgueil et d'injustice. La division des sexes n'est qu'une image sensi­ble de cet état de dualité qui est notre tare essentielle. Et l'union charnelle est une appa­rence trompeuse de remède. Mais le désir de sortir de l'état de dualité est la marque de l'amour en nous. Et le Dieu amour nous ramènera seul de cette dualité à l'unité qui est notre sou­verain bien. Quelle est cette unité? Il ne s'agit évidemment pas de l'union de deux êtres humains. Cette dualité qui est notre malheur, c'est la cou­pure par laquelle celui qui aime est autre que ce qui est aimé, celui qui connaît est autre que ce qui est connu, la matière de l'action, autre que celui qui agit. C'est la séparation du sujet et de l'objet. L'unité est l'état où le sujet et l'objet sont une seule et même chose, l'état de celui qui se connaît soi‑même. Mais Dieu seul est ainsi et nous ne pou­vons devenir ainsi que par l'assimilation à Dieu qu'opère l'amour de Dieu ».(323)

La clef de ce commentaire et de tous les textes de Simone Weil concernant l'amour nous est fournie par le mot assimilation. Il s'agit bien sûr de l'assimilation géométrique, d'une unité de rapport et non pas d'une unité conçue sur le modèle de la fusion de deux métaux. Cette seconde forme d'unité s’accomplit sous le signe de la conquête et de la démesure. La première forme s’accomplit au contraire sous le signe du renoncement et de la mesure. Elle ne consiste pas à se dilater jusqu’à Dieu mais à s'assimiler à lui en laissant s’établir en soi une harmonie semblable à celle qui règne entre les trois personnes de la Trinité. De même que l'amour unit en Dieu, le Père et le Fils, le Créateur et le Rédempteur, de même il doit unir dans l'homme le sujet et l'objet. Cette union n'est rendue possible que par un consentement de même nature que celui du Christ. Ce consentement est lui‑même amour.

Nous sommes de nouveau en présence du lien dont nous ne pouvons nous faire aucune conception, que nous ne pouvons que nommer. Le commentaire du discours de Socrate tend lui aussi à faire discerner ce même lien.

« L'amour est un intermédiaire entre ce qui est mor­tel et ce qui est immortel ... L'amour est perpétu­ellement misérable ». (324)

Simone Weil ne pouvait pas manquer de lire dans ces textes une allusion au Christ. Elle ne pouvait pas manquer non plus d'établir un réseau de rapports semblable à celui auquel nous avons fait allusion précédemment. Rapports en­tre le Prométhée d'Eschyle et le Dieu amour de Diotime, entre ce Dieu et le Christ, etc. La plupart de ces rapports sem­blent tout à fait légitimes; certains toutefois paraissent un peu forcés. On a parfois l’impression que Simone Weil s'est laissée emporter par l'enthousiasme qu'avait suscité en elle la découverte de l'attente du Christ comme source de la civilisation grecque. Ne discutons pas cette question davantage puisqu'aussi bien notre remarque n'est pas un re­proche! Tournons plutôt notre attention vers un autre point du commentaire :

« Il n’y a pas d’autre objet d’amour pour les hommes sinon le bien, par conséquent sinon Dieu. Nous n'a­vons pas à chercher comment mettre en nous l'amour de Dieu. Il y est. Il est le fond même de notre ê­tre. Si nous aimons autre chose, c’est par erreur, par l'effet d'un quiproquo ». (325)

Ce qu'il faut surtout remarquer dans ce texte, c’est l’allusion qui y est faite à la théorie de la réminiscence. On a coutume de n'appliquer cette théorie qu'au seul domaine de la connaissance, bien que dans Platon, la connaissance et l'amour soient deux réalités complémentaires et indissocia­bles. En insistant sur le caractère inné de l'amour, sur le fait que l'amour, c'est ce désir qui est indissolublement lié au souvenir que nous avons des Idées, Simone Weil redonne au Platonisme toute son intégrité, tout son mysticisme. L'idée qu'il n'y a d'amour que de Dieu, et que cet amour est au fond de nous, que nous n'avons qu'à le détourner des biens illusoires pour qu'il s'accomplisse, est en effet le fondement même du mysticisme.

Mais on peut se demander ce que deviennent l'amour humain et l'amitié dans cette perspective. N'oublions pas la phrase citée précédemment : « Il n'y a pas d'amour réel auquel la partie de l'âme n'ait pas une part et le bien ne peut parvenir jusqu'à elle que sous la forme du beau ».

Cette phrase indique que l'amour du monde ainsi que d'un autre être humain sont, lorsqu'ils sont purs, l'amour bien lui‑même. Il y a bien sûr un amour immédiat du bien, Dieu, mais cet amour suprême est l'accomplissement des autres formes d'amour, et il est impossible sans elles. Une autre question se pose toutefois : aimer le bien à travers la beauté d'un être humain, n'est‑ce pas aimer cet être d'un amour très impersonnel, n'est‑ce pas refuser de l'aimer pour lui-même? Simone Weil a répondu elle‑même à cette question dans un texte qui applique à l'amour l'idée que le bien n'est pas un objet de connaissance, mais la lumière qui nous permet voir le monde tel qu'il est.

« Dieu n'est pas présent, même s'il est invoqué là où les malheureux sont simplement une occasion de faire le bien, même s'ils sont aimés à ce titre. Car alors ils sont dans leur rôle naturel, dans leur rôle de matière, de chose. Ils sont aimés impersonnellement. Il faut leur porter dans leur état inerte, anonyme un amour personnel ». (326)

La mort : « Dans ce monde-ci la vie, l'élan vital cher à Bergson, n'est que du mensonge, et la mort seu­le est vraie. Car la vie contraint à croire ce qu'on a besoin de croire pour vivre ». (S.W.)

Nous avons parlé jusqu'à maintenant de la néces­sité, de la géométrie, de la beauté, de l'amour. Et nous a­vons dit que philosopher pour Platon, c'est connaître ces réalités et les vivre; il nous faut aussi ajouter que c'est « apprendre à mourir ». En réalité ces deux devoirs ne font qu'un. (.......) C'est dans et par l'expérience de la souffrance et de la mort qu'on atteint la vérité. Si quel­qu'un a mis en pratique ce précepte qui résume toute la spiritualité grecque, c'est bien Simone Weil. La pensée et la présence de la mort l'ont envahie dès le premier moment de sa vie consciente et elles ne l'ont jamais quittée. À propos de la partie de sa vie qui a précédé son expérience mystique elle écrivait dans sa lettre autobiographique au Père Perrin :

« Par exemple, je me suis toujours interdit de penser a une vie future, mais j'ai toujours cru que l'instant de la mort est la norme et le but de la vie. Je pensais que pour ceux qui vivent comme il con­vient, c'est l'instant où pour une fraction infï­nitésimale du temps, la vérité pure, nue, certaine, éternelle, entrait dans l’âme ». (327)

Cette attitude de soumission devant la mort contenait en germe toutes les découvertes que Simone Weil allait faire par la suite au contact de la pensée grecque. Accepter la mort, ne pas la considérer comme un corps étranger, c’est déjà considérer la Limite comme une voie d'accès au transcendant. Et la Limite, c'est aussi la mesure, le nombre, la nécessité; la beauté. C'est le même dieu qui enchaîne les astres et qui vient cueillir les hommes sans les consulter. Si elle s'est révoltée contre l'ordre humain, Simone Weil a toujours aimé l'ordre du monde. Nous retrou­vons ici le point qui la sépare des dualistes anciens. Ces derniers cherchaient dans la matière la cause des injustice humaines. Ils avaient tendance, pour parler le langage de Shakespeare « à mettre les penchants lascifs de l'homme à la charge des étoiles ». Simone Weil voyait dans ces penchants une dérogation à l'ordre du monde. Elle ne cherchait pas à rationaliser le mal. C'est peut‑être là la remarque essentielle qu'il fallait faire. Si les gnostiques, et plus parti­culièrement, les Manichéens, avaient surtout voulu sauver la transcendance de Dieu, ils n'en avaient pas moins cherché expliquer le mal. Qu'est‑ce que le principe mauvais sinon l'aboutissement d'une recherche d'explication rationnelle du mal? Pour Simone Weil, au contraire, le mal est toujours resté une donnée irréductible aux catégories de la raison :

« Discours d'Yvan dans les Karamazov : "Quand même cette fabrique apporterait les plus extraordinaires merveilles et ne coûterait qu'une seule larme d'un enfant, moi je refuse." J'adhère complètement à ce sentiment. Aucun motif, quel qu'il soit, qu'on puisse me donner pour compenser une larme d'un enfant ne peut me faire accepter cette larme. Aucun abso­lument que l'intelligence puisse concevoir. Un seul mais qui n'est intelligible qu'à l'amour surnaturel : Dieu l’a voulu. Et pour ce motif j'accepterais aussi bien un monde qui ne serait que mal qu'une larme d'enfant ».(328)

Celle qui a écrit ces lignes était pourtant toujours sur le point de réduire le mal à la pesanteur physique, d'en exclure toute liberté, tout mystère. Elle revenait constam­ment à cette idée: ceux que nous nommons criminels ne sont que des tuiles détachées d'un toit par le vent et tombant au hasard. Mais elle ne manquait jamais d'ajouter cette res­triction qui suffit à réintroduire la liberté et le mystère : leur seule faute est le choix initial qui a fait d'eux ces tuiles.

Cette oscillation entre deux positions extrêmes et également vraies, on la retrouve dans le mythe d'Er où Platon donne un résumé de ses idées concernant le mal et la liberté.

« La responsabilité est à celui qui choisit ... La divinité est hors de cause ». (329)

Mais plus loin; « C’était, disait Er, un spectacle curieux de voir de quelle manière les différentes âmes choisissaient leur vie : rien de plus pitoya­ble, de plus ridicule, de plus étrange; la plupart en effet n'étaient guidées dans leur choix que par les habitudes de leur vie antérieure ». (330)

Comme l'auteur de ces lignes, Simone Weil est res­tée en agonie toute sa vie devant les deux versants contra­dictoires. du réel. Comme lui aussi, elle a montré qu'en per­sistant loyalement dans cette attitude, on est un jour élevé vers une unité qu'on ne peut pas se représenter mais dont on est plus certain que de tout ce qu'on peut se représenter.

 

  Notes

 

(204) A.D. p.46
(205)C.S. P.64
(206)Comme l'écrit Jaspers :« Aber die Wahrheit der Zusammon­schau ist immer bedingt, durch die Klarheit der Unterscheidun­gen ».(Mais la vue synthétique est toujours conditionnée par la vision claire des différences). (Jaspers, Platon, Kant, Augustin, R. Piper, Verlag, Müchen 1963, p. 61)

(207)« L’esprit humain a toujours la capacité et le devoir de douter; mais le doute indéfiniment prolongé détruit la certitude illusoire des choses incertaines et confirme la certitude des choses certaines." (P.S.O. p. 43)
­(208) C‑S. P‑305
(209) S.G. p.69
(210) C.S. p.324

(211)S.G. p.96 : Notons que l'interprétation de Jaspers est à peu près identique à celle de S.W. : «  Immer aber, ob im Sinn­lichen oder in Ideen Welt, gilt: was zunächst in Aporien en­det, das wird dialektisch ein Mittel, um mit den Gegensätzen selber in die Tiefe zu dringen. Die Widersprüchlichkeit ist da erregende Moment. Es führt den Eristiker bis Zersetzung alles Gedachten bis zum nihilismus. Es führt den Dialekbiker als "Zugkraft zum Sein" ». ( Jaspers, op.cit.p.60)

(212)Nietzsche, Also Sprach Zarathoustra, Bergland Buch, Stuutgart, 1960, Band I,
p .555
(213) O.L. p.208
(214) O.L. p.208
(215) Idem, p.210

(216)« Le désir est ainsi contradictoire, illimité dans son objet, limité dans son principe. Cette contradiction, tous les hommes l'éprouvent à tout moment, et ils ne cessent de mentir pour se le dissimuler ». (Cah. I pp. 156‑159)

(217)O.L. P.208

(218)Ascèse ou plus précisément purification, (...), de l’esprit, qui elle-même implique une purification morale. Selon les règles de la République, on n'est digne de la dialectique que si on est d'abord devenu « juste et tempérant ».

(219) P.G. p.115
(220) P.G. p.15
(221) Idem. p. 149
(222) A.D.p.92
(223) P.G. p.115
(224) Idem p.117
(225) P.S.O. p.97
(226) Phédon, 79c
(227) La République, 379c.
228)Timée, 48b
(229)Les Lois, 896 c
(230)Remarquons que S. W. n'a fait aucun cas du (Nous reviendrons plus loin sur ce point.)
(231) Timée, 30a
(232) Timée, 31b
(233)Timée, 48a
(234)Livre 4 715e
(235) Lois, 896,897
(236)Idem
(237) République, 41Ob
(238) P.G. p.117

(239)Ce que nous appelons ici progression verticale et pro­gression horizontale ne correspond pas tout à fait à ce que le Père Festugière appelle abstraction quantitative et abstraction qualitative. L'abstraction qualitative, c’est, selon ce commentateur le chemin qui va de la beauté physique à la beauté mo­rale, et de la beauté morale à la beauté intellectuelle chacune de ces beautés n'étant pas considérée en soi mais en tant qu'attribut d'un être humain particulier et concret. En ce sens, s'élever dans l'abstraction qualitative, c'est passer de l'amour de la beauté phy­sique d'un être, à l'amour de sa beauté morale et de là, à l'amour de sa beauté intellectuelle. L'abstraction quantitative est une abstraction au sens propre, c'est‑à‑dire une généralisation. Elle consiste non pas à passer de la beauté physique à la beauté morale, mais des beautés physiques particulières au concept universel de beauté physique, la même opération se répétant à chaque niveau. Ce travail (abstraction qualitative) n’est pas le seul. Il ne suffirait pas en effet à réduire à l'unité. À chacun de ces plans qui s’élèvent progressivement du visible à l’invisible et, parmi les invisibles du moins au plus spirituel, la dialectique s’emploie à unifier l’objet, à ramasser sous un concept universel la multiplicité des individus, à les rassembler sous un genre.L’abstraction qualitative et l’abstraction quantitative sont deux lignes convergentes. À leur points de rencontre leur objet propre devient le même et leurs fonctions res­pectives apparaissent comme les deux aspects d'une fonc­tion unique. C'est cette conception de la dialectique qui permet de comprendre que l'idée s'accroît à la fois en extension et en compréhension. « Les degrés d'abstraction équivalent aux degrés de l'être... Le concept le plus abstrait partant le plus universel, le concept d’être, sera en même temps le plus compréhensif, puisqu'il inclut en lui‑même tout le système de rapports que soutiennent entre elles, si diverse que soit leur essence, toutes les réalités qui participent à l'être ». (Festugières,Contemplation et Vie contemplative selon Platon, Vrin 1950, pp.181‑182)

Sachant déjà ce que Simone Weil pensait de l’abstraction, nous pouvons affirmer que ni l'une ni l'autre des deux voies indiquées par le père Festugières ( la seconde encore moins que la première) ne correspond à celles qu’elle a suivies. « Il n'y a pas d'idée générale de la perfection esthétique: quand on entend une fugue de Bach, c’est celle‑ci qui est parfaite ». (L.P. p.197) Elle a parlé par­fois de la beauté universelle. Mais pour elle la beauté u­niverselle, c’est la beauté de l'univers, ce n'est en au­cune façon quelque chose de plus abstrait, de moins sensible que les beautés particulières. C'est la beauté de la mer par opposition à la beauté des vagues qu'on a sous les yeux. Ce n'est pas le concept universel abstrait de la beauté des vagues particulières.

« La beauté du monde, c'est le sourire de tendresse du Christ pour nous à travers la matière. Il est réellement présent dans la beauté universelle. L'amour de cette beauté procè­de de Dieu descendu dans notre âme et va vers Dieu présent dans l'univers. C'est aussi quelque chose comme un sacre­ment ». « Il n'en est ainsi que de la beauté universelle. Mais, excepté Dieu, seul l'univers tout entier peut avec une entière propriété de termes être appelé beau seulement en étendant ce mot au‑delà de sa signification rigoureuse, aux choses qui ont indirectement part à la beauté, qui en sont des imitations ».(A.D. pp. 154‑155)

(240) P.G. p. 156
(241) « Toute erreur de niveau produit deux opinions fausses qui sont contraire et équivalentes ». (Cah. II, p. 17) « Enumérer les vérités qui sont de telles natures qu’en les affirmant, on les détruit. (ex. La grâce incluse dans le péché), parce qu’elles ne sont pas vraies sur le plan où se trouvent les opinions qu’on affirme (sur ce plan là, le contraire est vrai) mais sur un plan supérieur. Elles ne sont perceptibles comme vraies qu’aux esprits capables de penser simultanément sur plusieurs plans verticaux superposés, tout à fait incommunicables aux autres ». (Cah. II, p. 33)

(242) op.cit. E. Piccard, p.
(243)A.D. p.34
(244) E. Piccard, op.cit. p.
(245) P.S.O.p.
(246)E. Piccard, op.cit, p.
(247) E. Piccard, op.cit.p.
(248) Alain, Les Arts et les Dieux, p.201
(249)Cf l'article de Moëller déjà cité.
(250)P.G. p.151

(251)Philolaos, tiré de Diels : Fragments der Vorsocratiker, cité et traduit par Simone Weil, in I.P. p. 120

(252)P.G. p. 151
(253)P.G. p.60
(254)I.P. p.141
(255)Idem, p.142
(256) I.P. p.143
(257) Cah. I p. 169
(258) I.P. p.143
(259)Platon, Politique, 272-273
(260) I.P. p. 146
(261) I.P. p.146
(262) I.P.p. 147
(263) Idem, p.124

(264) Notons que Simone Weil n'a pas osé se prononcer catégoriquement au sujet de la qualité de l'inspiration de Thalès. Elle connaissait sans aucun doute les anecdotes contra­dictoires qu'on a racontées à son sujet. On sait que Platon l'a montré « si absorbé dans la contemplation du ciel qu'il en vient à choir dans un puits », et qu'Aristote le présen­te comme un homme qui, loin d'être étranger aux affaires, s’y entendait assez pour tirer profit de ses études astronomiques. (Voir Festugières, op. cit. p.21)

(265)Epimonis
(266) I.P. p.149
(267) I.P.p.149
(268) I.P. p.127
(269) I.P. p.128
(270)I.P. p. 128
(271)Voici le fragment complet tel que cité par Diels :( grec....)

« L’harmonie provient toujours des contraires; elle est en effet l’unité d’un mélange de plusieurs et la pensée unique de pensants séparés ». (Diels Kranz, Fragmente der Vorsokratiker, Philolaos Fr. 10)

(272)I.P. p. 127
(273) I.P. p.129)
(274) I.P.pp.131.132
(275) I.P.pp.131.132

(276)Heidegger (voir Platons Lehre Von der Wahrheit Francke Verlag, Bern 1954,p.20) semble considérer les idées géné­rales comme faisant partie du Royaume des Idées. Jaspers de même : (« Font partie du monde des Idées, les Idées de Similitude, de Justice, de Beauté, etc., les Idées des objets utilitaires fabriqués : lit, table, les Idées de l’homme et des autres êtres vivants ».)(Jaspers, op. cit. p.53) Cette énumération, nous dit Jaspers, est celle qui est donnée dans le Parménide (130‑131). Il aurait dû ajouter : l'attitude de Socrate à l'égard des Idées de Beauté , de Similitude ... est très nette; il les accepte sans hésiter dans le monde des Idées. Son attitude à l'égard de l'Idée d'Homme, de Feu etc. est cependant beaucoup moins bien définie. Quant aux Idées de boue, de poil, etc. il les ex­clut catégoriquement du monde des Idées.

« Quoi? et encore une Idée de l'homme, à part de nous et de tous tant que nous sommes? Une Idée en soi de l'hom­me ou du feu, ou encore de l'eau?

‑C'est une difficulté, répondit‑il, où souvent, oui, Parmédide à propos de ces objets je suis demeuré, faut-il se déclarer comme dans les cas précédents ou prendre un autre parti? Et enfin les objets que voici, Socrate? Ils pourraient même sembler grotesque ( par exemple, poil, boue, crasse ou toute autre chose, la plus dépréciée et la plus vile); es‑tu aussi à leur égard en difficulté? Faut‑il déclarer que pour ces objets aussi il est respectivement aussi une Idée à part, et qu'elle est distincte des échantillons que nous pouvons manipuler? ou est‑ce le contraire?

‑Aucune hésitation, répondit Socrate; pour les objets de cette sorte, ceux qui nous sont visibles, ceux‑là mêmes existent : quant à imaginer qu’il est pour eux une Idée, gare à l’extravagance ! » (Parménide, 130-131)

(277) République, 523 c, d.
(278) Platon, République, 509a
(279) Platon, Théétète, 176
(280) S.G. p. 116
(281) Idem, p.93
(282) I.P. p. 93
(283) E.L. p. 42
(284) Maurras, Prière de la Fin, in Balance intérieure, p.267
(285) P.G. p.215
(286) S.G. p.91
(287) Idem p. 91
(288) P.G. p.58
(289) Idem
(290) P.G. p.151
(291) S.G. p. 91
(292) S.G.p. 92
(293) Idem p. 93
(294)S.G. p.

(295)Nous songeons plus particulièrement à l'interprétation de Heidegger. Cette interprétation est essentiellement une réflexion sur la notion de vérité. Heidegger soutient que nous avons tort de projeter sur le mot (.....), le sens que nous donnons habituellement au mot « Wahreit », traduction du latin « veritas ». Le vrai sens du mot grec, dit‑il n’est pas adequatio : rei et intellectus, mais Unverborgenheit,( littéralement « le fait de n'être pas voilé au caché ») le (....) étant un privatif. Il fait ensuite remarquer que les diverses étapes qui ponctuent la sortie de la caverne sont indiquées par le comparatif (....). À chaque pas que fait le prisonnier, un voile tombe et l’être apparaît dans une plus grande lumière. Le superlatif est réservé pour la dernière étape. (3)C’est seulement à ce moment que l’être devient, c’est‑à‑dire « le moins voilé possible ».(Heidegger reconnait que le mot (......) n'est pas employé dans le mythe de la caverne mais il fait remarquer qu'il est employé dans un passage correspondant du début du Vle livre de la République.Le seul fait que Heidegger désigne le Bien par un superlatif suffit à faire voir comment son interprétation diffère de celle de Simone Weil pour qui le Bien ne se compare pas, pour qui il n’est pas le plus haut degré de lumière mais une lumière d’un autre ordre.)

(296)S.G.p.
(297) idem 94

(298)« La philosophie, en effet, a certainement, Socrate, son agrément, à condition qu'on s'y applique avec modération dans la jeunesse; mais si l'on y passe plus de temps qu'il ne faut, cela est ruineux pour un homme ... C'est un fait que le philosophe perd toute expérience des lois qui sont celles de la cité ». ( Platon, Gorgias 484)

(299) « Car tout y est, et d'abord que la République ne traite point de politique. Socrate s'avise seulement de ceci, qui est une idée iné­puisable et presque insondable, que le corps social étant plus gros que le corps individuel et aussi plus lisible, c'est dans le corps social qu'il faut d'abord chercher la justice ». (Alain, les Passions et la Sagesse, p.903) Sur ce point, l'opinion d'Alain et de Simone Weil contre­dit celle de Festugières qui rend compte de l'opinion la plus courante : « Le problème central de la République est d'insérer le philosophe dans la Cité. C’est que, au temps de Platon encore, une vie vraiment juste ne peut être une vie en marge de la cité. Justice individuelle et justice sociale sont étroitement liées. La contemplation pure n'est pas de mise. Le contemplatif retourne à la caverne pour le salut de ses frères. Et le but de l'Académie est précisé­ment de former de tels contemplatifs capables de servir et de sauver l'Etat ». (Op.cit. p.40)
(300)S.G.p.

(301)Trad. « 0n doit quitter la vie comme Ulysse quitta Nausicaa, en la bénissant et non amoureux d’elle ».

(302) Platon, La République,492
(303) I.P.p.75
(304)Cah II p.312
(305)E.H.P.p.24
(306) E.H.P. p.32
(307) Idem, p.49

(308)Idem, p.259 :
Cette réflexion résume un texte admirable et malheureusement assez peu connu, qui s'intitule: « Ne recommençons pas la guerre de Troie ou Pouvoir des mots ».
Quelqu'un nous faisait remarquer récemment : « À la ra­cine de chacune des erreurs fondamentales de la pensée contemporaine, il y a un oubli de l'un ou l'autre des aspects de la pensée grecque ». (G;Romeyer‑Daerby) C'est ce que Simone Weil démontre dans son article :
« Notre civilisation couvre de son éclat une véritable décadence intellectuelle. Nous n'accordons à la superstition, dans notre esprit, aucune place réservée, analogue à la my­thologie grecque, et la superstition se venge en envahissant sous le couvert d'un vocabulaire abstrait tout le domaine de la pensée. Notre science contient comme dans un magasin les mécanismes intellectuels les plus raffinés pour résoudre les problèmes les plus complexes, mais nous sommes presque inca­pables d'appliquer les méthodes élémentaires de la pensée rai­sonnable. En tout domaine, nous semblons avoir perdu les notion essentielles de l'intelligence, ces notions de limite, de mesure, de degré, de proportion, de relation, de rapport, de condition, de liaison nécessaire, de connexion entre moyens et résultats ». (E.H.P.p.258)

(309) Voir son commentaire de la Prise de Numance racontée par Appien; de la campagne de Paul‑Emile racontée par Polybe etc. in Ecrits historiques et politiques.

(310) En..p.196
(311)P.G.p.80

(312)Simone Weil n'a pas cru nécessaire de consacrer plus de trois lignes à la critique des philosophies pessimistes à la mode : « Dire que ce monde ne vaut rien, que cette vie ne vaut rien, et donner pour preuve le mal est absurde, car si cela ne vaut rien, de quoi le mal prive‑t‑il? »(P..G. p.80)

(313)P.G. p.94
(314) P.S.O. p.96
(315) Idem, p.98
(316) Alain, Propos, p.406 (Pléiade)
(317)S.G. p.102

(318)En particulier, par ces esthètes engagés qui font de l'homme la mesure de toute chose et qui nous disent que : « l'homme est ce qu'il fait » pour ajouter ensuite que ce qu'il fait est déterminé par ce qu'il est. « L'art est un anti‑destin; l'homme impose l'intelligence aux formes de la terre ». (Malraux)

(319) Traduit et cité par Simone Weil in S.G.p.109
(320) S.G. p.110
(321) S.G. p.110
(322) S.G. p.110
(323) I. P. p. 45
(324) Platon, Le Banquet, 202d.
(325) S.G. p. 86
(326)A.D. p.137
(327) A.D. p. 37
(328) P.G. p.88
(329)La République 617c
(330)Idem 619 c, d.
(331) P.G. p.126
(332) P.S.O. p.35
(333) E.H.P. p.81

(334)EN. p.239 : « Le Père Teilhard désirait lui aussi réconcilier la science et la religion. Son inspiration serait‑elle donc identique à celle de Simone vieil? N'allons pas trop vite aux conclusions. Il est bien possible que la science et la religion qu'il pratique n'aient rien de commun avec ce que Simone Weil appelle de ce nom.
Car qu'est‑ce que la science pour le grand prophète du monde en marche? Elle ne peut pas être la contem­plation de la beauté du monde, la pensée de la pensée, l’âme du monde n'étant pas pour lui comme pour les grecs et Simone Weil cette limite, ce nombre, ce logos imposé à la matière du dehors, mais une espèce de noyau central débordant d'une activité à la fois vaguement matérielle, vaguement spiritu­elle et vaguement surnaturelle. (Dieu, Moteur, Collecteur et Consolidateur de l'évolution. Christ évoluteur, Coeur du Christ universalisé coïncident avec un coeur de la matière amorisée.)
C'est par un abus de langage qu'il donne le beau nom de logos à son moteur énergico‑mystique... ( non pas avec le principe ordonnateur du stable .....) grec, mais avec le néo‑logos de la philosophie moderne, le principe évoluteur d'un univers en mouvement.) Texte cité par Claude Cuénot, op. cit. p.142) La simple apposition du mot néo au mot logos devrait suffire à dissuader le lecteur le moins exigeant. Parler de néo‑logos équivaut rigoureusement à parler de néo‑deux, de néo‑trois ou de néo‑triangle‑rectangle ... C'est donc en vain qu'on chercherait un fondement à la science teilhardienne dans la tradition réaliste. Reste l'i­déalisme. Mais il y a de fortes chances que du point de vue avancé où nous sommes placés aujourd'hui, les Kant apparais­sent confondus avec les Pythagore dans une espèce de nébuleu­se pré‑scientifique. (Kant en effet n'avait pas atteint le terme décisif de « l'enroulement cosmique » il en était resté à « l'invention privée », mais après l'invention privée, fruit « du tâtonnement solitaire », l'invention collective, résultat de la recherche Totalisée. (La place de l'homme dans la na­ture, Coll.10‑18, p.152)
C’est également en vain qu'on chercherait dans l'es­prit de l’homo « chardinensis » des catégories immuables et des for­mes à priori permettant d'établir des rapports nécessaires et valables universellement. Dans le monde teilhardien l'es­prit change au même rythme que les choses, dont il n'est d'ailleurs pas nettement dissocié . Le mouvant qui pense le mouvant. Voilà ce qu'il nous faudrait d'abord concevoir pour comprendre quelque chose à l'enivrante mais problématique science du Père Teilhard. Autant conclure tout de suite que cette science n'est pas au­tre chose qu'un appendice de la technique. (Appendice qu'il conviendrait d'ailleurs de couper pour en finir tout à fait avec « l’individualisme désormais périmé »). Quant à la religion, elle est également en marche. Elle ne saurait évidemment souffrir un repos que ni Dieu, ni l'esprit humain ne souffrent. Pour tous ceux qui ne pensent pas « en cosmogénèse », et en particulier pour Simone la religion est ce qui relie l'homme à Dieu et à l'âme du monde, en soumettant la ligne fuyante du temps à la loi du cercle et en disposant autour de chaque individu un ensemble de mythes, d'oeuvres d'arts, de rites, de préceptes qui per­mettent à l’âme de vivre d'une Vérité qu'elle ne saurait con­cevoir et qu'elle serait incapable d'atteindre sans le secours des « intermédiaires ». Ce que V. Hugo disait du Grand Art dans son William Shakespeare, s'applique tout à fait bien à la religion telle que nous venons de la définir : « La beauté de l'art c'est de n'être pas susceptible de perfectionnement... Un chef‑d'oeuvre existe une fois pour toutes... ». « Le progrès, but sans cesse déplacé, étape toujours re­nouvelée, à des changements d’horizon. L’idéal, point...  L'art, en tant qu'art et pris en lui‑même ne va ni en avant ni en arrière. Les transformations de la poésie ne sont que les ondulations du beau... L’art n'est point sus­ceptible de progrès intrinsèque. De Phidias à Rembrandt, il y a marche et non progrès. Les fresques de la Chapelle Six­tine ne font absolument rien aux métopes du Parthénon... Rétrogradez tant que vous voulez... les Pyramides et l'Iliade restent au premier plan ». (V. Hugo)
Que devient le rapport entre l'homme et Dieu dans le système teilhardien? À défaut de pouvoir le penser - car ce n'est plus à proprement parler un rapport-force nous est de l'imaginer. Dieu et la matière sont comme deux lignes qui s'enroulent l'une sur l'autre, sont prises en charge par une espèce de « pesanteur ascensionnelle » et font ainsi boule de matière vivante, puis boule de matière grise individuelle, puis boule de matière grise collective et enfin par une su­per-mutation, boule de Lumière.
« Il est parfaitement légitime, dit le Père Teil­hard, en saine biologie, de reconnaître une substance grise de l'Humanité ». (op. cit. p.155)
La notion d'enroulement, synonyme de «  complexification intériorisante », occupe dans le système de Teilhard la place qu'occupe la notion d'assimilation géométrique dans la pensée de Simone Weil. « Dans son existence un mouvement cos­mique de self enroulement paraît bien inconcevable ».(op. cit. p.42) « Dans sa réalité historique, l'enroulement planétaire de l’humanité sur elle‑même n'a progressé que lentement ». (op. cit. p.112) La notion de boule de neige est également men­tionnée : « rouler de plus en plus vite, comme boule de neige,
sur les pentes d'une toujours croissante complexité ».  (p. 42)
Et puisque la parousie omégatisante, « l’ultra personnalisation » ne viennent qu'après la phase de la « Re­cherche Totalisée » ou de la « compression totalisante » et qu'elle en dépend comme un effet de sa cause, la liberté individuelle ayant pour toute fonction de ne pas contrarier la Volonté montante de l'Histoire, on peut et on doit consi­dérer que la religion n'est pour le Père Teilhard qu’un ap­pendice de la technique, au même titre que la science. Il s'est pourtant trouvé des critiques pour mettre la pensée de Simone Weil en parallèle avec celle du Père Teilhard. (C'est même le thème central de l'ouvrage de B ; Halda, récem­ment paru chez Beauchesne sous le titre« Evolution spiritu­elle de Simone Weil »(cf. Pp 57,123,181.)
Disons‑le sans ambage , il faut avoir très mal compris Simone Weil pour la rapprocher de Teilhard de ma­nière à laisser croire qu'elle forme avec lui un nouveau souffle mystique ...
Nous avons vu ce qu'il en est de leur conception respective des rapports entre la science et la religion. L'abîme qui sépare leur conception de Dieu, du monde, du salut est encore plus profond. Laissons plutôt parler V.H. Debidour dont les jugements toujours si sûrs, se révèlent inspirés à propos de Simone Weil :
« Tout cela, (évolution pacifique etc.) serait pour faire horreur à Simone Weil, mais non pas pour la surprendre de la part d'un homme dont l'activité intellectuelle est im­prégnée de tous les virus qu'elle ne cesse de dénoncer, et pour qui "comprendre, c'est, en termes de science moderne, intégrer dans le processus évolutif". Contre cette façon de croire en Dieu, où elle décèlerait la triple tyrannie de l'i­magination combleuse, du "gros animal" et de l’histoire, elle en appellerait à l’athéisme purificateur. Il est stupéfiant de penser que le même Dieu et la même Eglise ont eu, dans les mêmes années, pour prêtre (d'ailleurs tenu pour imprudent) et pour catéchumène (d'ailleurs rebelle) ces deux êtres qui, dan le domaine des idées se seraient mutuellement considérés com­me des somnambules. C’est que l'un baigne avec enthousiasme dans tous les courants de son siècle qui reconnaît en lui toutes ses tendances régnantes, et que l'autre ne s'est enga­gée ‑ et combien ‑ dans le mouvement politique social, in­tellectuel, spirituel de ce siècle que pour l'aider, si c’eût été possible, à redresser ses voies ». (OP.cit. pp.158‑159)
Citons pour terminer un jugement anticipé sur Teilhard, un petit mot dont on n'a pas fini de pleurer l'a­mère vérité : « Les optimistes écrivent mal ». (Cah. I p.136)

(335) En, p.241
(336) En. p.242
(337) Cah. I p.156
(338) Platon, Timée, déjà cité.

(339)P.G. p.147 Quand on est encore dans la caverne, quand on ne s'est pas encore défait de l'illusion du libre arbitre, le bien et le mal s'engendrent mutuellement parce qu'ils sont au fond de même nature, étant tous deux soumis à la pesanteur. « Le bien comme contraire du mal lui est équivalent en un sens comme tous les contraires ».(P.G. p. 81) Le bien pris au niveau du mal et s'y opposant comme un contraire est un bien de code pénal. Au‑dessus se trouve un bien qui, en un sens, ressemble plus au mal qu'à cette forme basse du bien. Le véritable bien se distingue du bien de code pénal en ce qu'il procède de la lumière et non de la pesan­teur. Et pour cette même raison il ne peut engendrer le mal. « Infailliblement le bien produit du bien et le mal produit du mal dans le domaine du spirituel pur. Au contraire, dans le domaine du naturel (y compris du psychologique), le bien et le mal se produisent réciproquement ».(P. G. p.147)

(340) Entretiens, Alain, p.
(341) Cah.I p.42.43

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