Requiem pour un fleuve

Marc Chevrier

 Requiem pour un fleuve

 Les grandes civilisations, c’est un fait bien connu, sont souvent nées au bord d’un fleuve, et se sont fortifiées de leurs rives nourricières. Beaucoup de capitales de grands États se mirent dans les eaux d’un fleuve, comme Londres dans la Tamise, Paris dans la Seine, Vienne et Budapest dans le Danube, Washington dans le Potomac. Mais que dirait-on d’un peuple qui, voisinant un fleuve dont l’estuaire à lui seul est une mer intérieure et qui puise sa source dans la plus grande réserve d’eau douce du monde, lui tourne le dos et le laisse agoniser en se consolant de sa perte à la vue de crépuscules pris en clichés sur téléphone portable? C’est un peu comme si soudain, les Indiens cessaient leurs ablutions et leurs feux sacrés au bord du Gange, ou si l’Égypte des Aménophis, Thoutmôsis et Ptolémée eût laissé s’assécher, indolente, les oasis, les rives et le delta du Nil. Ce peuple, inutile d’aller le chercher en bordure du fleuve Amour ou de l’Èbre, il est tout près, et ne soupçonne pas l’ampleur de sa désaffection. 

Un canal pour le pétrole d’Alberta?

 
C’est le genre de réflexions qu’inspire la décision du gouvernement du Québec d’autoriser des « forages exploratoires » en vue d’étudier la faisabilité d’un projet de terminal pétrolier à Cacouna, où viendrait s’aboucher un oléoduc transportant du pétrole de l’Alberta. Cette décision s’inscrit dans la stratégie du gouvernement Harper d’ouvrir au pétrole bitumineux albertain de nouveaux marchés d’exportation, en mettant à profit les infrastructures portuaires et les pipelines existants dans l’est du pays pour accéder à la façade maritime atlantique. Sous-utilisé, achevé à grands frais en 1981 après de longs palabres, le port de Gros-Cacouna a l’avantage d’être ouvert à l’année longue, mais le désavantage d’être le lieu où la population déclinante de bélugas vient mettre bas. On ne peut certes pas nier que le projet d’oléoduc caressé par la firme TransCanada a soulevé auprès de la population riveraine une vive inquiétude, comme en témoignent des manifestations tenues à Cacouna,  ou à Rimouski où les protestations de groupes écologistes contre les menaces que représente pour l’écosystème fragile de l’estuaire un trafic incessant de pétroliers. Seulement, sitôt que l’on sort du périmètre des communautés locales directement affectées par un tel projet, les fées Indifférence et Ignorance closent de leur baguette les paupières du Québécois moyen.

Il y a aussi une profonde ironie politique dans ce projet, que soutiennent ensemble les gouvernements Harper et Couillard, tandis que le premier s’apprête à célébrer, à grands renforts de célébrations officielles, le 150e anniversaire de la Conférence de Québec d’octobre 1864, pendant laquelle les élites coloniales adoptèrent une série de résolutions à l’origine du Dominion of Canada de 1867. L’un de ceux qu’une histoire édifiante désigne du nom de « pères fondateurs » venait de la région du Bas-du-fleuve, soit Jean-Charles Chapais1, et il fut une époque où l’élite gouvernante canadienne, au temps de John MacDonald ou même du bien nommé Louis Saint-Laurent, quittait les touffeurs de l’Outaouais pour passer ses étés dans des villas cossues au bord du fleuve, dont on peut admirer les beaux restes à Cacouna ou dans le quartier Saint-Patrick de Rivière-du-Loup3. Mais l’élite gouvernante canadienne a depuis belle lurette déserté ces somptueuses villégiatures de l’estuaire, attirée plutôt par les côtes du Pacifique ou quelque plage sablonneuse d’un paradis fiscal, et aurait d’autant moins raison d’y retourner qu’elle aurait à surplomber de ses balcons en dentelles boisées un cimetière de bélugas.  
Un mouroir de bélugas

 
Car disons-le, peu importe que ce projet de terminal pétrolier se réalise ou pas, le Saint-Laurent est déjà un mouroir de bélugas, dont plusieurs naissent mort-nés ou meurent de cancers dans une eau qui les intoxique. Ils se comptaient jadis par milliers dans l’estuaire; il n’en subsiste plus que quelques centaines. Malgré les efforts entrepris au cours des dernières décennies pour diminuer les polluants dans le fleuve, notamment par des programmes d’assainissement des eaux usées rejetées par les municipalités riveraines, le Saint-Laurent donne les signes d’un moribond. Les scientifiques ont constaté une chute durable et grandissante du niveau d'oxygène depuis les années 1930 dans les profondeurs du fleuve, notamment vis-à-vis de Rimouski, phénomène dit d’hypoxie, dont les causes sont complexes4. En d'autres termes, ces zones à faible teneur en oxygène deviennent des zones mortes, sans vie végétale ou animale. À cela s'ajoutent l'augmentation de la température de l'eau, qui bouleverse les équilibres de la vie marine, et son acidification5, qui fragilise la carapace du krill dont se nourrissent les baleines dans l'estuaire. Sans compter les multiples polluants qui continuent de s'accumuler dans les fonds marins ou de circuler au gré des courants, dont les bélugas sont vraisemblablement mortellement atteints. Il serait étonnant que l'installation d'un terminal pétrolier à Cacouna n’achève pas de les vouer à l’extinction. Et fait fondamental, les Québécois ne sont que les occupants de rives situées en aval d’un immense bassin hydraulique remontant aux Grands Lacs, voire jusqu’aux plaines centrales américaines, où hélas encore, quantité de rejets polluants, eaux usées mal dépolluées, engrais industriels, plastiques et pesticides, sont déversés. Comme le soulignait récemment l’économiste Paul Krugman, des libertariens américains, excités par la hantise d’un État envahisseur, disputent encore aux États riverains le droit de réglementer l’utilisation d’engrais riches en phosphore en agriculture, qui ont causé la prolifération d’algues bleues. Le Saint-Laurent, pollué dès l’amont, demeure la grande poubelle liquide des Américains6.

 

 Réalité écologique, symbole de notre destin

 
Qui plus est, ce fleuve a cessé d’être pour les Québécois, du moins dans la zone de l’estuaire, un garde-manger. Il s’est vidé de ses morues, bars rayés, harengs; le long du fleuve on voit encore poissonneries et fumoirs tendant aux touristes nostalgiques d’un passé révolu des délices pêchés plus loin dans le Golfe ou tout simplement à l’étranger. Quelques authentiques anguilles exportées font au plus le régal de gourmands japonais.
 Notre fleuve à l’agonie est à la fois une réalité écologique et le symbole de notre destin collectif. Sur le plan juridique, ce fleuve appartient à peine aux Québécois, puisqu’il n’existe pas au Québec, contrairement à d’autres sociétés, de droit public d’accès à ses rives, étant censées être possédées par des intérêts privés7. Un tel droit d’accès existait certes sous le régime français pour sauvegarder les rives du Saint-Laurent, mais disparut sous le régime anglais. De plus, une grande partie de ce fleuve tombe sous compétence fédérale exclusive, qui l’a aménagé pour favoriser l’économie ontarienne et américaine du Centre-ouest, et maintenant celle de l’Ouest canadien. Quand on regarde l’histoire longue, on s’aperçoit que le destin du Québec, et du Canada français, est intimement lié à la maîtrise du chenal maritime du Saint-Laurent. Dès la conquête de 1763, le Souverain britannique réduisit l’immense Nouvelle-France, qui couvrait tout le bassin hydraulique du Saint-Laurent, à deux petites bandes de terres riveraines du fleuve coupées des Grands Lacs et du golfe. Momentanément rattachés à la « province of Quebec » par l’Acte de Québec de 1774, les Grands Lacs furent de nouveau détachés en 1791, au profit du Haut-Canada peuplé de Loyalistes. Les conflits qui opposèrent Canadiens et Britanniques sous les régimes du Bas-Canada, puis de l’Union forcée de 1840 tournèrent en bonne partie autour de la question épineuse de la maîtrise du chenal laurentien8, que les Britanniques et leurs colons, qui avaient investi des capitaux considérables dans la construction de canaux pour relier les Grands Lacs et contourner les rapides de Lachine, ne voulaient pas partager avec un peuple de paysans français et catholiques dont quelques fâcheux tribuns républicains avaient tourné les têtes en 1837-38. La création du Dominion canadien en 1867 dénoua l’imbroglio à l’avantage des intérêts britanniques, puisque le gouvernement fédéral hérita de la responsabilité exclusive des voies navigables, des ports, des phares, des canaux et des pêcheries. Peuple d’eau et de rives pendant le régime français, qui avait découvert l’Amérique en remontant le Saint-Laurent et ses multiples affluents, le Canada français est devenu petit à petit un peuple de terres, laissant la marine, l’appel des mers et des vastes lacs de l’Amérique à la Royal Navy et aux riches armateurs écossais. La Conquête pratiqua en somme une nette coupure dans la conscience et le rapport au territoire des Canadiens et de leurs descendants, tant et si bien que maîtres d’un « empire de l’eau », pour reprendre la belle expression du géographe Luc Bureau, ils se résignèrent à un « empire du sol » dont ils n’étaient plus les maîtres, en retrait du fleuve9. Depuis 1867, l’aménagement des rives du fleuve s’est compliqué de la superposition de trois paliers de gouvernement peinant à coordonner leurs efforts, chacun tirant à hue et à dia, bien que pour l’essentiel, le gouvernement fédéral, pour qui le Saint-Laurent est son domaine liquide exclusif, n’en fait qu’à sa tête. On comprend ainsi mieux cette désaffection des Québécois pour leur fleuve, qui n’est rien plus, comme l’observe à juste titre le géographe Léonce Naud, qu’un « panorama »10 un joli paysage aux merveilleux cochants, voire, au mieux, un terrain de jeu ou une zone récréative comme se sont enhardis à le proposer quelques maires, qui ont patronné des projets de plages, de pistes cyclables, etc. Même nos meilleurs poètes qui ont chanté le fleuve célèbrent en lui un paysage; pensons à Gatien Lapointe, dont l’Ode au Saint-Laurent11, écrite à Paris en 1961, s’ouvre sur ces vers : 

Ma langue est d’Amérique
Je suis né de ce paysage
J’ai pris souffle dans le limon du fleuve.

D’ailleurs, il est intéressant de noter que le lexique et les images de cette ode évoquent sans cesse une naissance, un éveil, « un commencement du monde ». « J’ai toute la confusion d’un fleuve qui s’éveille » écrit Lapointe,belle manière de dire que vis-à-vis du Saint-Laurent au bord duquel il vivrait en exil, le Québécois en serait encore au stade de l’enfance. 
 

Le Saint-Laurent au cinéma 


C’est peut-être dans le cinéma, davantage que dans la littérature, que la conscience de la richesse unique du fleuve et de sa dépossession s’est le mieux exprimée. Pensons à l’oeuvre de Pierre Perrault, qui recrée le monde englouti de ses riverains opiniâtres, marins, cultivateurs et navigateurs qui ont apprivoisé les forces liquides et animales du fleuve, héritiers sans descendance d’une hardiesse sur les eaux dont l’origine remontait à la Nouvelle-France. Perrault écrivit d’ailleurs dans l’un de ses poèmes :

ce fleuve de tous les jours nous échappe
par tous les moyens de la nature et de la banalité
[…]
…Qu’est-ce donc un fleuve? Sinon un accouplement majestueux avec la mer océane!
Une confusion sereine avec le large12.

La conscience d’une majesté ignorée et d’un trésor dilapidé n’est pas moins vive dans le magnifique film d’animation de Frédéric Back, Le fleuve aux grandes eaux13, créé en 1993. Mais au contraire de L’homme qui plantait des arbres, où une forêt de chênes renaît grâce à un infatigable planteur et redonne vie à toute une région, c’est le mouvement inverse qui est dessiné, ce-lui d’un grand fleuve réduit à l’état de « désert liquide » par la déprédation humaine. « Sans commencement ni fin aurait-il quelque chose d’un dieu? » dit le narrateur du film en s’émerveillant de la splendeur originelle de « Magtogoek », nom micmac du Saint-Laurent. Peut-être que ce dieu est mort en même temps que Back, disparu en 2013. 
Le Nil et le St-Laurent
 Léonce Naud compare le rapport des Québécois à leur fleuve à celui qu’avaient les Égyptiens à l’égard du Nil avant la nationalisation du canal de Suez sous Nasser. De même que les Égyptiens se contentaient alors d’admirer un fleuve dont la gestion appartenait en fait aux Britanniques, les Québécois se satisfont d’ouvrir sur leur fleuve des fenêtres contemplatives sans rien vouloir changer au fait que « la gestion du cours d’eau, son administration, son contrôle et ses accès publics en milieu urbanisé demeureront fermement entre les mains du gouvernement fédéral14. »

Les partis politiques au Québec n’ont certes pas oublié le fleuve; aux élections générales, ils ont l’habitude de présenter des plateformes faisant du fleuve une bannière publicitaire, comme le plan Saint-Laurent proposé en 2014 par la CAQ (Coalition avenir Québec) faisant miroiter une vallée fluviale dédiée à l’innovation technologique, à l’image de la « Silicon Valley » californienne. Et même, chose rarissime, ce plan devait aboutir à l’élaboration d’une « politique nationale de l’architecture et de l’aménagement » qui redonnera « l’accès aux berges aux Québécois » et qui « reflétera ainsi les traits de personnalité et l’ambition d’une nation tout entière15. » De son côté, le Parti Québécois, dans sa plateforme électorale de2012, affirmait vouloir mettre en place « un corridor de commerce dans l’axe Saint-Laurent/grands Lacs et « développer le transport maritime de courte distance16. » Depuis 1988, les gouvernements fédéral et québécois administrent un plan Saint-Laurent, si bien que le fleuve est devenu l’objet de leurs soins palliatifs assidus17. Cependant, tous ces beaux énoncés et ces programmes sont encore loin d’envisager résolument, en suivant les termes de l’urbaniste Gérard Beaudet, «la reconquête du pays réel18.» L’enseignement de la géographie 

Or, quand on y pense, l’essentiel du Québec s’est construit autour du fleuve et de ses nombreux affluents, l’Outaouais, le Saint-Maurice, la Manicouagan, la Chaudière, le Saguenay, et la rivière Saint-François, qui reçoit les eaux du Lac Massawipi et du lac Magog. Même les propriétaires de chalets dans les Laurentides qui croient fuir les embarras de la métropole participent du fleuve, par l’eau de leurs lacs ou de leurs montagnes qui s’écoulent jusqu’à lui. Mais la conscience géographique des Québécois, encore plus que leur conscience historique, trouve dans leur système d’éducation une piètre pitance. Depuis la réforme pédagogique socioconstructiviste parrainée par Pauline Marois en 1997, les heures consacrées à l’enseignement de la géographie pendant tout le cycle secondaire ont diminué sensiblement, passant de 200 heures à 150 heures; dans les Cégeps, la géographie, en particulier celle du Québec, est en voie de disparition19, et dans les universités, à l’image du fleuve, elle est « en situation d’asphyxie »20. Fondue avec l’histoire dans le domaine que les pédagogues nomment l’« univers social », elle est enseignée par des «bacheliers en pédagogie » dont la formation disciplinaire en géographie ne dépasse pas 3 à 6 crédits au primaire et peut se borner à 12 crédits au secondaire (soit quatre cours combinés à un cours en didactique de la géographie21). Aux 3e et 4e années du cycle secondaire, la géographie disparaît du cursus scolaire pour réapparaître en 5e année mais mêlée à un cours fourre-tout, Monde contemporain, par la grâce duquel, fort d’un magma rudimentaire d’histoire, d’économie et de politique, l’étudiant est censé développer la compétence consistant « à prendre position sur un enjeu du monde contemporain »22. Le Québec et son fleuve sont absents de ces perspectives nébuleuses, où seule compte la catégorie « Monde », soit la planète entière prise comme une entité globale. Il est cocasse de penser que nos pédagogues apprentis sorciers se plaisent à demander aux élèves québé-cois de jouer aux ambassadeurs à l’ONU alors qu’il n’est pas assuré que nos finissants du cycle secondaire sachent identifier les cinq principaux affluents du Saint-Laurent ou repérer les cinq plus importants fleuves du monde. Naguère, l’enseignement de la géographie au Québec était une manière de rapprocher géologie, biologie et sciences humaines. Mais la géographie enseignée aujourd’hui dans les écoles, axée désormais sur la géographie humaine, ne vise plus un tel mariage entre les deux cultures du savoir, les sciences naturelles et les sciences humaines. Du reste, c’est là un des tristes aboutissements de notre système d’éducation, la séparation béante qu’il exacerbe entre ces deux cultures. On voit souvent au Québec des ingénieurs, des médecins, des pharmaciens, des chimistes, des économistes dont l’intelligence pâtit de son excès de géométrie, et des sociologues, des historiens, des littéraires, des journalistes dont l’intelligence s’entortille dans la surabondance de finesse. Cela fait d’un côté des scientifiques qui, par « ablation des facultés sociales », sont « détachés de ce qu’est la pensée consciente des objectifs ultimes de l’homme », et de l’autre, des humanistes et des diplômés en sciences sociales dépassés par les réalités naturelles et techniques23.

Comme le disait à juste titre André-Louis Sanguin, «[l]a géographie est un vecteur de l'identité nationale et permet de donner un sens du territoire et de la nation. Éliminer cette matière des cursus scolaires est une erreur24», d’autant plus qu’en Europe, la géographie, matière obligatoire et systématiquement enseignée aux cycles du primaire et du secondaire, remplit, comme en France, « une véritable mission d’éducation civique et de formation du citoyen »25. Dans un discours prononcé en 1936, le premier ministre Mackenzie King, voulant sans doute redorer le blason du Canada auprès de l’Europe, déclara : « Certains pays sont forts en histoire, nous sommes forts en géographie. » Au vu de « l’illettrisme géographique » que semblent instiller les établissements scolaires du Québec, comme aussi ceux du reste du pays, il faudrait corriger la boutade de King et dire :      « Certains pays sont forts en histoire et en géographie, alors que nous nous délectons d’être nuls dans les deux. » On a déploré au Québec le triste état de l’histoire nationale dans les écoles du Québec, tombée sous la coupe de métahistoriens et de didacticiens doctrinaires, mais souvent sans faire de cas de l’état aussi critique de l’enseignement de la géographie comme si l’identité, la langue et la culture qu’il importe tant aux défenseurs de la nation québécoise d’insérer dans le cursus scolaire ne reposait en rien sur une assise territoriale digne d’être étudiée, aimée, par les ressources d’une discipline qui situe les peuples et les civilisations dans leur environnement terrestre.
 

Des autoroutes réelles et virtuelles pour éviter le fleuve

 
Il est important de distinguer l’occupation qu’un peuple fait de son territoire de la conscience qu’il en a. Disons que depuis la Révolution tranquille, les Québécois occupent leur territoire par deux moyens qui leur font croire qu’ils le possèdent, qu’ils y accèdent à volonté, alors qu’en réalité, ils le contournent, l’oublient, l’escamotent ou l’entraperçoivent furtivement. Ces deux moyens sont d’invention américaine et montrent bien en quoi les Québécois ont approfondi leur « américanité », sinon leur américanisation. Ces deux moyens, qui sont des ersatz d’appropriation territoriale, sont la civilisation de l’automobile et l’extraction de soi par le virtuel.

La Révolution tranquille a coïncidé, on l’oublie souvent, avec la construction d’un immense réseau routier au Québec, doublé d’un quadrillage du territoire de type américain, avec la propagation de banlieues pavillonnaires dont l’extension a été fonction de celle du système d’autoroutes. La construction de telles autoroutes a d’ailleurs eu pour effet de couper les Québécois de leur fleuve ou de détruire son littoral – pensons à l’horrible autoroute Dufferin-Montmorency jetée dans les battures de Beauport26. L’automobile a cela d’enivrant qu’elle confère à son conducteur un sentiment de liberté et de puissance sans pareil : d’un point A à un point B, sur une chaussée en général lisse de bitume ou de béton, il se rend, sans faire de concession à son environnement immédiat, protégé de lui par un habitacle sur quatre roues où il peut voir défiler, à travers ses fenêtres, dans un air climatisé, un film incessant de paysages, comme sur un écran de cinéma. En somme, l’automobile est le véhicule parfait d’un mélange de cartésianisme et de puritanisme. Le territoire réel, avec sa faune, sa flore, son relief capricieux, devient une chair dangereuse qu’il faut soumettre aux calculs égalisateurs de l’ingénieur civil; ainsi des moi autonomes peuvent-ils exprimer leur volonté sans entraves et circuler dans le plus grand confort sur des espaces neutralisés, aplanis, mornes et uniformes. Le conducteur automobile peut certes sortir de son habitacle et découvrir de nouveaux espaces, canoter sur des lacs où barbotent canards et castors après avoir roulé trois ou quatre heures dans un tunnel autoroutier continu. Mais ce voyage a justement sacrifié pour lui beaucoup de « chair » terrestre, et procure la belle illusion de pouvoir passer sans transition du monde de la ville à celui d’une nature adamique. Le sociologue Richard Sennett a très bien élucidé l’éthique protestante qui sous-tend le plan orthogonal que les Américains ont adopté pour la construction de leurs villes à l’espace démesuré, alors que les Européens, eux aussi happés par la civilisation de la voiture, sont demeurés plus attachés à la topographie, aux paysages dont sont faits leurs territoires27. Quand on voit les milliards que l’État québécois engloutira pour rénover et multiplier les temples bétonnés de la civilisation automobile, viaducs, échangeurs, bretelles, autoroutes de contournement, etc., on se demande ce que les Québécois connaîtront vraiment en plus de leur territoire et du fleuve qui l’innerve sitôt qu’ils auront enrichi firmes d’ingénierie, constructeurs automobiles, entrepreneurs en chaussée et cimenteries, etc. Dans un colloque sur l’avenir de la géographie au Québec, on a esquissé en ces termes ce qu’apporterait cette discipline à des citoyens automobilistes : «Des citoyens plus responsables cesseraient ainsi de se comporter comme des somnambules téléguidés quand ils s’engagent, par exemple, sur des autoroutes destinées, non pas d’abord à leur gagner du temps en déplacement, mais à faire faire toujours plus d’argent à des vendeurs de ciment proches du pouvoir28.»

Enfin, autre moyen de pseudo-connaissance du territoire, l’extraction de soi par le virtuel. C’est l’une des grandes illusions de notre époque, que cette croyance, si largement répandue, que par la vertu de nos petits et grands appareils intelligents le moindre lieu de l’espace planétaire qui échappe à notre connaissance nous est livré instantanément, grâce aux images que les services en ligne de géolocalisation du type Google Maps ou GPS téléchargent sous nos yeux pour satisfaire nos requêtes impromptues. À quoi bon perdre son temps à apprendre la géographie de l’école jusqu’à l’université quand toute la planète a été numérisée par des moteurs de recherche totalitaires pour nous être rendue disponible, en tout temps, à discrétion29. Au sentiment d’un territoire disponible à la seconde s’ajoute celui, qu’exaltent les réseaux sociaux et la célébration de la communication instantanée en ligne, que par nos prothèses sans fil nous accédons à d’autres espaces, d’un autre type, auxquels notre cerveau est abonné en permanence, comme s’il portait un scaphandre étanche sur les parois intérieures duquel un autre monde, supérieur à celui des sens, se révèle à lui. Le vocabulaire usité pour nommer les réalités virtuelles véhiculent l’idée d’espace. On parle de sites, de cyberespace, etc. Ainsi que le souligne Alix Desforges, «[l]e vocabulaire du cyberespace comprend d’ailleurs de nombreuses références géographiques. On navigue sur le web, les flux d’informations transitent par des portails, des passerelles, des canaux ou des ports… 30». Ces horizons néo-géographiques alimentent l’idée, très populaire, que les frontières entre les États ne comptent plus, et que les dimensions temporelle aussi bien que spatiale de l’existence humaine peuvent être infiniment compressées. Mais combien de familles un site Internet loge-t-il? Aucun des milliards de sites que Google ou Yahoo ramènent sous les yeux de millions d’internautes n’a réussi à remplacer un seul centimètre carré d’espace terrestre. Il y a dans la culture cybernétique de notre temps une tartuferie dont le credo n’ose s’énoncer : cachez cette chair du monde que je ne saurais sentir.

Pour conclure cet article déjà trop long, une petite anecdote de voyage. Lors d’un séjour récent dans le Bas-du-fleuve, je me suis arrêté dans une galerie d’arts où un retraité, devenu artiste peintre, vendait ses oeuvres, du haut d’une belle maison ancestrale tournée vers le fleuve. L’artiste avait peint d’assez jolies aquarelles montrant tous les dégradés de ton qu’un coucher de soleil ou une aube vaporeuse peuvent égrener sur le fleuve. Mais l’artiste, déjà fier du succès remporté par ses oeuvres, me dit qu’il voulait aller plus loin dans son art, notamment pour satisfaire une clientèle internationale à qui les couchants pittoresques du Saint-Laurent ne disaient apparemment rien. Il s’est donc mis à peindre des nuages, que des nuages suspendus dans le ciel, qu’il pouvait vendre, assurait-il, beaucoup plus chers que des bords de fleuve. Les nuages, quand ils ne coiffent aucun paysage précis, c’est universel, et transportable dans tout lieu. Voilà qui résume bien le rapport du Québec à son territoire : avoir la tête – et le nombril – dans les nuages, mais le pied fermement appuyé sur l’accélérateur (ou la pédale à gaz en franglais québécois)
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Et ainsi s’estompe un fleuve.
 

Marc Chevrier

 
 Notes



2 Une maison où il mena une existence de notable parvenu au goût victorien cultive son souvenir : http://www.maisonchapais.com/ .
3 Voir l’historique de cette auberge : http://www.aubergelasabline.ca/lauberge/descriptif-de-lauberge-la/ et cette notice de la Commission de toponymie de l’État du Québec : http://www.toponymie.gouv.qc.ca/ct/ToposWeb/fiche.aspx?no_seq=353797 .
4 Sur ce phénomène, voir Denis Gilbert, Denis Chabot, Philippe Archambault, Bernard Rondeau et Serge Hébert, « Appauvrissement en oxygène dans les eaux profondes du Saint-Laurent Marin. Causes possibles et impacts écologiques », Le naturaliste canadien, vol. 131, no 1, hiver 2007,[en ligne] : http://www.provancher.qc.ca/upload/file/131_1%20p%2067-75%281%29.pdf et Benoit Thibodeau, Eutrophisation et hypoxie de l’estuaire maritime du Saint-Laurent :aspects géologiques, Thèse de doctorat en science de l’environnement, Université du Québec à Montréal, novembre 2010, [en ligne] : http://www.geotop.ca/pdf/Gestion_Documents/Theses/These_BENOIT_THIBODEAU.pdf .
5 Voir Alexandre Shields, « Le Saint-Laurent étouffé par l’acidification », Le Devoir, 12 juin 2014.
6 Sur les diverses menaces environnementales qui pèsent encore sur les Grands Lacs, on peut écouter une série d’émissions préparées par Michigan Radio. Voir : http://www.environmentreport.org/topten.php .
7 Voir cet article publié ans l’Action nationale, Léonce Naud, « Un fleuve inaccessible », avril-mai 2006 : http://www.action-nationale.qc.ca/2011-06-30-23-44-4/numeros-2006/166-avril-mai-2006/le-fleuve/370-un-fleuve-inacessible .
8 Sur les conflits reliés à la construction des canaux entre le Haut- et le Bas-Canada, dans une perspective très anglo-canadienne, voir William Thomas Easterbrook, Canadian Economic History, University of Toronto Press, 1988, p. 257-258.
9 Luc Bureau, Entre L’Éden et l’utopie, Montréal, Québec/Amérique, 1984, p. 155-156.
10 Voir Léonce Naud, « Maîtres du fleuve et population riveraines », notes de recherches présentées au Bureau d’audiences publiques sur l’environnement, Québec, 7 février 2007, [en ligne], http://www.gensdebaignade.org/Maitres_du-fleuve.pdf .
11 Gatien Lapointe, Ode au Saint-Laurent, Les éditions du Jour, Montréal, 1963.
12 Pierre Perrault, Le visage humain d’un fleuve sans estuaire, disponible dans ce site : http://www.ouellette001.com/vivre/V9927LettreaPP.htm#Le_visage_humain .
13 Qu’on peut visionner à cette adresse : https://www.youtube.com/watch?v=TNR0H8xnI7o . Pour en savoir plus sur la genèse de ce film, voir : http://www.fredericback.com/cineaste/filmographie/le-fleuve-aux-grandes-eaux/media_synopsis_V_1249.fr.shtml .
14 Naud, « Maîtres du fleuve et population riveraines », déjà cité, p. 3.
15 Extrait du programme de la Coalition Avenir Québec, Plan Saint-Laurent, [en ligne] : http://coalitionavenirquebec.org/enjeux/economie-le-projet-saint-laurent/ .
16 Voir le document L’avenir du Québec est entre vos mains, plateforme électorale du Parti Québécois, été 2012, [en ligne] : http://mon.pq.org/documents/monpq_516f6a49d4ec3.pdf .
17 Voir le site officiel de ce plan commun : http://planstlaurent.qc.ca/ .
18 Gérard Beaudet, Le pays réel sacrifié, Montréal, Nota Bene, 2000, p. 303.
19 Ariane Lacoursière, « La géographie : une matière en voie de disparition? », La Presse, 3 fé-vrier 2011. Sur la disparition de la géographie au Cégep, voir ce mémoire de maîtrise, Christian Sabourin, La géographie au collégial : chronique d’un déclin annoncé, département de géogra-phie, Université du Québec à Montréal, septembre 2009, [en ligne] : http://www.archipel.uqam.ca/2624/1/M11271.pdf .
20 Voir Jules Lamarre, « Un colloque sur le devenir de la géographie québécoise », Géo-graphie et cultures, [en ligne] 77, 2011. Voir : http://gc.revues.org/988 .
21 Voir par exemple la description officielle du baccalauréat en enseignement secondaire, option « Univers social », de l’université Laval : http://www2.ulaval.ca/les-etudes/programmes/repertoire/details/baccalaureat-en-enseignement-secondaire-univers-social-histoire-et-geographie-b-ens.html#description-officielle&structure-programme .
22 Voir l’énoncé de ce cours dans le site du ministère de l’Éducation, État du Québec, http://www1.mels.gouv.qc.ca/sections/programmeFormation/secondaire2/medias/08-01202_MondeContemporain.pdf .
23 Je cite des passages de la conclusion du livre de Serge Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature, Flammarion, Paris, 1977, p. 550. La question du hiatus entre les deux cul-tures n’est certes pas un sujet nouveau, ni propre au Québec.
24 Cité dans Ariane Lacoursière, « La géographie : une matière en voie de disparition? », La Presse, 3 février 2011.
25 Voir Robert Marconis, dans « L’enseignement de l’histoire et de la géographie pour tous : quelles finalités, quels enjeux?, dans Actes du colloque : Apprendre l’histoire et la géogra-phie à l’école, Éduscol, 2011, [en ligne] : http://eduscol.education.fr/cid45983/l-enseignement-de-l-histoire-et-de-la-geographie-pour-tous%C2%A0-quelles-finalites-quels-enjeux%C2%A0.html .
26 Sur la saga et les débats entourant la construction de cette autoroute emblématique d’un certain modernisme motorisé, voir Guillaume Gagné, De l’autoroute Dufferin-Montmorency au 18 boulevard urbain du Vallon : quels changements?, mémoire de maîtrise en aménagement du terri-toire et développement régional, Université Laval, 2006, [en ligne] : http://theses.ulaval.ca/archimede/fichiers/23790/23790.html .
27 Richard Sennett, « Les villes américaines : plan orthogonal et éthique protestante », Re-vue internationale des sciences sociales, no 125, 1990, p. 303-321.
28 Voir Jules Lamarre, « Un colloque sur le devenir de la géographie québécoise », déjà cité.
29 L’épithète « totalitaire » peut paraître un peu forte, mais il n’est pas absurde de penser que le « dispositif technologique » dont Internet et ses outils de totalisation du réel sont les abou-tissements les plus spectaculaires, renferme une ambition totalitaire d’assujettissement, « d’appareillement », terme qu’emploie le philosophe Jean Vioulac dans La logique totalitaire, Presses universitaires de France, 2013.
30 Voir Alix Desforges, « Cyberespace et Internet : un réseau sans frontières ? », CERIS-COPE Frontières, 2011, [en ligne] : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/cyberespace-et-internet-un-reseau-sans-frontieres-?page=show .

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