Pier Paolo Pasolini

Jacques Dufresne

 Pier Paolo Pasolini (1922-1975) est un écrivain, poète, journaliste, scénariste et réalisateur italien.



Les auteurs les plus libres sont souvent en retard d’une lucidité : ils continuent de pourfendre le fascisme quand l’idole du moment s’appelle libéralisme. Pasolini, ce grand cinéaste qui connut une première gloire comme écrivain, serait plutôt en avance d’une lucidité. Le secret de cette lucidité : «Moi, je n'ai derrière moi aucune autorité, sinon celle qui me vient paradoxalement de n'en pas avoir et de ne pas en avoir voulu, et du fait que je me suis mis en situation de n'avoir rien à perdre, et donc de n'être fidèle à aucun pacte qui ne soit celui qui me lie à un lecteur que, du reste, je juge digne de la recherche la plus scandaleuse.» E.C.

Sources

Écrits corsaires, Flammarion 2009 (E.C)
Lettres luthériennes, Seuil 2002 (L.L)
Poèmes de jeunesse, Gallimard 1995 (P.J)
Les anges distraits, Actes Sud, 1999 (A.D)
Olivier Rey, Radicalité, Pier Paolo Pasolini, la force du passé L’Échappée 2013 (R) ®

GRANDES ÉTAPES

«Après des études littéraires, Pasolini quitte Bologne en 1950 pour Rome suite aux accusations de détournement de mineur dont il fait l’objet. Il est alors exclu du Parti Communiste, mais restera affectivement proche du « peuple ».

Avec ses premières publications écrites (Les Ragazzi en 1955, Une vie violente et l’épigramme « A un pape »), la notoriété ne vient pas sans scandale. Il passe ensuite à la réalisation : Accatone en 1961, Mamma Roma en 1962 et La Ricotta en 1963. En 1964, il part se documenter en Palestine avant de réaliser L'Evangile selon Saint Matthieu.

Théorème (1968), parabole sur le pouvoir du sexe et fable religieuse, est emblématique de son œuvre. Il s’éloigne par la suite du néoréalisme qui l’a inspiré, et se tourne vers l’adaptation d’œuvres littéraires et classiques (Les Contes de Canterbury, Les Mille et une nuits, Le Décameron, Médée avec Maria Callas…).» Site Babelio : http://www.babelio.com/auteur/Pier-Paolo-Pasolini/3072

 

FASCISME

« Si l'on observe bien la réalité, et surtout si l'on sait lire dans les objets, le paysage, l'urbanisme et surtout les hommes, on voit que les résultats de cette insouciante société de consommation sont les résultats d'une dictature, d'un fascisme pur et simple. Dans le film de Naldini ',on voit que les jeunes étaient encadrés et en uniforme... Mais il y a une différence : en ce temps-là, les jeunes, à peine enlevaient-ils leurs uniformes et reprenaient-ils la route vers leur pays et leurs champs, qu'ils redevenaient les Italiens de 50 ou de 100 ans auparavant, comme avant le fascisme. Le fascisme avait en réalité fait d'eux des guignols, des serviteurs, peut-être en partie convaincus, mais il ne les avait pas vraiment atteints dans le fond de l'âme, dans leur façon d'être. En revanche, le nouveau fascisme, la société de consommation, a profondément transformé les jeunes ; elle les a touchés dans ce qu'ils ont d'intime, elle leur a donné d'autres sentiments, d'autres façons de penser, de vivre, d'autres modèles culturels. Il ne s'agit plus, comme à l'époque mussolinienne, d'un enrégimentement superficiel, scénographique, mais d'un enrégimentement réel, qui a volé et changé leur âme. Ce qui signifie, en définitive, que cette "civilisation de consommation" est une civilisation dictatoriale. En somme, si le mot de "fascisme" signifie violence du pouvoir, la "société de consommation" a bien réalisé le fascisme. » Pasolini insiste : « Le fascisme, je tiens à le répéter, n'a pas même, au fond, été capable d'égratigner l'âme du peuple italien, tandis que le nouveau fascisme, grâce aux nouveaux moyens de communication et d'information (surtout, justement, la télévision), l'a non seulement égratignée, mais encore lacérée, violée, souillée à jamais...» E.C. p.57

GAUCHE/DROITE

Dans sa défense des cultures populaires, des coutumes vernaculaires, des dialectes comme derniers remparts contre le formatage comsumériste généralisé, Pasolini impatientait la droite dont il révélait l'imposture permanente, qui consiste à s'ériger en défenseur des traditions au moment des élections, et à les liquider ensuite avec méthode dans l'exercice du pouvoir, que ce soit directement ou dans la promotion permanente d'un système économique qui les lamine. Il s'est mis à impatienter également la gauche, obnubilée par une conception du progrès fondée sur le rejet et la destruction du passé. Pasolini a parfaitement compris qu'ainsi orientée, la gauche, tout en prétendant combattre frontalement une droite qui, sous des oripeaux conservateurs, favorise le déracinement général en servant le capital, devient en fait le meilleur allié de son ennemi et l'auxiliaire indispensable du mouvement qu'elle se flatte d'inverser. «Cette révolution capitaliste, du point de vue anthropologique, c'est-à-dire quant à la fondation d'une nouvelle "culture", exige des hommes dépourvus de liens avec le passé (qui comportait l'épargne et la moralité). Elle exige que ces hommes vivent, du point de vue de la qualité de la vie, du comportement et des valeurs, dans un état, pour ainsi dire, d'impondérabilité - ce qui leur fait élire, comme le seul acte existentiel possible, la consommation et la satisfaction de ses exigences hédonistes.»L.L.90-91

LIBÉRATION SEXUELLE

« La société préconsumériste avait besoin d'hommes forts, donc chastes. La société de consommation a besoin au contraire d'hommes faibles, donc luxurieux21 » ; ce qui fait qu'« aujourd'hui, la liberté sexuelle de la majorité est en réalité une convention, une obligation, un devoir social, une anxiété sociale, une caractéristique inévitable de la qualité de vie du consommateur. »LL 121 (...) Le résultat d'une liberté sexuelle "offerte" par le pouvoir est une véritable névrose générale. La facilité a créé l'obsession; parce qu'il s'agit d'une Obsession "induite" et imposée, qui dérive du fait que la tolérance du pouvoir concerne uniquement l'exigence sexuelle exprimée par le conformisme de la majorité».E.C. 163-164

LE COUPLE

Autrefois le couple était béni, aujourd'hui il est maudit... Autrefois "l'espèce" devait lutter pour survivre et, par conséquent, le nombre des naissances devait dépasser celui des décès. Aujourd'hui, par contre, "l'espèce", si elle veut survivre, doit s'arranger pour que le nombre des naissances ne dépasse pas celui des décès. Et donc, chaque enfant qui naissait autrefois, représentant une garantie de vie, était béni, tandis que chaque enfant qui naît aujourd'hui, contribuant à l'autodestruction de l'humanité, est maudit. A.D

PROGESSISME

«Il est vrai que les puissants ont été dépassés par la réalité, avec leur pouvoir clérical-fasciste qui leur colle à la peau comme un masque ridicule ; mais les représentants de l'opposition ont été dépassés eux aussi par la réalité, avec sur leur peau, comme un masque ridicule, leur progressisme et leur tolérance.


Une nouvelle forme de pouvoir économique a réalisé à travers le développement une sorte fictive de progrès et de tolérance. Les jeunes qui sont nés et se sont formés pendant cette époque de faux progressisme et de fausse tolérance sont en train de payer de la manière la plus atroce cette falsification (le cynisme du nouveau pouvoir qui a tout détruit). Les voici autour de moi, une ironie idiote dans le regard, un air bêtement rassasié de tout, des attitudes de voyous offensifs et aphasiques - lorsqu'il ne s'agit pas d'une douleur et d'une appréhension, presque, de jeunes filles de pensionnat - avec lesquels ils vivent la réelle intolérance de ces années de tolérance. »L.L

TÉLÉVISION

«Le bombardement idéologique télévisé n'est pas explicite : il est tout entier dans les choses, tout indirect. Mais jamais un "modèle de vie" n'a vu sa propagande faite avec autant d'efficacité qu'à travers la télévision. Le type d'homme ou de femme qui compte, qui est moderne, qu'il faut imiter et réaliser, n'est pas décrit ou analysé : il est représenté ! Le langage de la télévision est par nature le langage physico-mimique, le langage du comportement ; qui est donc entièrement miné, sans médiation, dans la réalité, par le langage physico-mimique et par celui du comportement : les héros de la propagande télévisée - jeunes gens sur des motos, jeunes filles à dentifrices - prolifèrent en millions de héros analogues dans la réalité. C'est justement parce qu'elle est purement pragmatique que la propagande télévisée représente le moment d'indifférentisme de la nouvelle idéologie hédoniste de la consommAtion, et qu'elle est donc très efficace.»E.C.

TOLÉRANCE

«Je suis comme un Noir dans une société raciste qui a voulu se gratifier d'un esprit de tolérance. Autrement dit, je suis un "toléré". La tolérance, sache-le bien, est toujours purement nominale. Je ne connais pas un seul exemple ni un seul cas de tolérance réelle. Parce qu'une "tolérance réelle" serait une contradiction dans les termes. Le fait de "tolérer" quelqu'un revient à le "condamner". La tolérance est même une forme plus raffinée de condamnation. On dit en effet à celui que l'on "tolère" - mettons, au Noir que nous avons pris comme exemple - qu'il peut faire ce qu'il veut, qu'il a pleinement le droit de suivre sa nature, que son appartenance à une minorité n'est pas un signe d'infériorité, etc. Mais sa "différence" - ou plutôt sa "faute d'être différent" - reste la même aux yeux de celui qui a décidé de la tolérer et de celui qui a décidé de la condamner. LL

L'ÉGLISE

«Si les fautes de l'Église ont été nombreuses et graves dans sa longue histoire de pouvoir, la plus grave de toutes serait d'accepter passivement d'être liquidée par un pouvoir qui se moque de l'Évangile. Dans une perspective radicale, peut-être utopiste ou, c'est le moment de le dire, millénariste, ce que l'Église devrait faire pour éviter une fin sans gloire est donc bien clair : elle devrait passer à l'opposition et, pour passer à l'opposition, se nier elle-même. Elle devrait passer à l'opposition contre un pouvoir qui l'a si cyniquement abandonnée en envisageant sans gêne de la réduire à du pur folklore. Elle devrait se nier elle-même, pour reconquérir les fidèles ( ou ceux qui ont un "nouveau" besoin de foi) qui l'ont abandonnée à cause justement de ce qu'elle est.» E.C.

LE JOUR DE MA MORT

Dans une ville, Trieste ou Udine,
le long d’une allée de tilleuls,
au printemps quand les feuilles
changent de couleur,
je tomberai mort
sous le soleil qui brûle
blond et haut,
et je fermerai les yeux,
laissant le ciel à sa splendeur.

Sous un tilleul tiède de verdure
je tomberai dans le noir
de ma mort qui dispersera
les tilleuls et le soleil.
Les beaux jeunes garçons
courront dans cette lumière
que je viendrai de perdre,
essaimant des écoles,
les boucles sur le front.

Je serai encore jeune
en chemise claire,
les cheveux tendres en pluie
sur la poussière amère.
Je serai encore chaud,
et courant sur l’asphalte
tiède de l’allée,
un enfant posera sa main
sur mon ventre de cristal.

 

 

 

 

 

 

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