Les arts coincés entre Duplessis et Borduas

Jacques Dufresne
Voici le premier d'un série de trois articles parus en octobre 1991, dans le journal La Presse de Montréal. Maurice Duplessis, premier ministre du Québec de 1944 à 1959, qui fut aussi un amateur d'art, était appelé à devenir au Québec le symbole d'un conservatisme abhorré, en art comme en politique. Le peintre Paul-Émile Borduas, auteur du Refus global(1948), un pamphlet, intéressant pour des raisons politiques et psychologiques, plus que pour des raisons philosophiques et littéraires, devint le libérateur du Québec. Après 1960, année qui marqua le début de la révolution tranquille, on courait plus de risques en s'attaquant au père de l'anticonformisme, que jadis, au temps de l'Église triomphante et du onservatisme politique, en s'attaquant au cardinal de Québec ou à Maurice Duplessis lui-même.

Texte paru dans le journal La Presse du 12 octobre 1991
Le rapport Arpin sur la culture est à l'ordre du jour. On y propose, outre le rapatriement de tous les pouvoirs culturels au Québec, la création, près des plaines d'Abraham, d'un Conseil des Arts analogue à celui d'Ottawa. Au moment toutefois où l'on débat de ces questions en commission parlementaire, les artistes, quoique indépendantistes pour la plupart, ne tarissent pas d'éloges au sujet de l'accueil qui leur est fait à Ottawa et ne cachent pas leur indignation pour la façon dont on les traite à Québec.

Il semble qu'à l'heure actuelle les traditions respectives de Québec et d'Ottawa pèsent lourd. À Québec, l'ombre de Duplessis semble agir comme un repoussoir sur les artistes. À Ottawa, les artistes semblent jouir d'un totale liberté, à l'ombre d'un Borduas qui terrorise les élus du peuple ayant l'outrecuidance de demander des comptes aux mandarins des arts.

Quelle doit être précisément la liberté des artistes face aux pouvoirs, quels qu'ils soient, et où qu'ils soient? On sait ce qu'est devenu l'art officiel dans les pays comme l'URSS où les politiciens et les fonctionnaires décidaient de tout. Les artistes d'ici auront su exploiter cet argument.

Mais qui sont ces artistes? On entend surtout le discours reconnaissant de ceux qui, ayant été choyés par les organismes subventionnaires d'Ottawa, ont réussi à s'imposer sur la place publique.

Mais les autres, l'immense majorité des non-choyés, que pensent-ils, que disent-ils? Qui les écoute, qui les connaît? Car hélas! même à Ottawa, il y a peu d'élus.

Je connais et j'admire une vingtaine de peintres de divers milieux. Tous éprouvent un vif sentiment d'injustice et d'impuissance face aux pouvoirs culturels, qu'il siègent à Québec ou à Ottawa.

Parmi eux, Joanne Lamy, peintre établie à Montréal. Établie est un bien grand mot, car l'establishment des arts, à Ottawa, comme à Québec, s'est toujours moqué d'elle. Le premier crime de cette jeune Gaspésienne est de se souvenir des vagues de la mer et de la géométrie de leurs reflets. Son second crime est d'avoir renoué avec une tradition spirituelle qui remonte à l'Égypte ancienne. Elle est l'auteur d'un essai, encore à l'état de manuscrit, qui est une protestation énergique et pathétique contre les pouvoirs culturels et plus précisément contre l'ombre omniprésente de la statue du Commandeur Borduas. Joane Lamy a cherché en vain un éditeur pour son essai.Son jeûne âge et les maladresses d'un style déformé par la colère n.expliquent pas cet échec. Ce qui l'explique vraiment c'est le refus global, dans le Québec de 1991, de toute critique de l'auteur du Refus Global.
La statue de Borduas ébranlée

Après avoir rendu hommage aux grands révoltés de la guerre de 1914-18, à Marx Ernst en particulier, Joanne Lamy prend leur défense dans les termes suivants:
    «Non les révoltés de la guerre n'avaient pas pensé aux profiteurs, ils ne s'étaient pas imaginé qu'on en arriverait à aimer la laideur pour vrai, qu'elle deviendrait un modèle de savoir-faire et d'intelligence. Ils n'avaient pas pensé à Borduas et à son imbécile Refus global.

    «Imbécile parce que tout dans ce manifeste pourri vient de Dada. L'anarchie, le hasard, la non-intention, le "faire n'importe quoi n'importe comment" le "tout le monde a du talent", le "débarrassons-nous du passé". Borduas a repris presque mot pour mot les slogans du dadaïsme sans même comprendre les raisons de ce mouvement. En fait Dada se voulait le miroir de la guerre, ainsi croyait-il dénoncer le coupable de la tuerie, "la raison raisonnante", le froid délire des bureaucraties et des états-majors. Le mouvement dada mourut dans les années 1920, mais son bébé l'agadoudouiste naquit en 1948.

    «Original Borduas? Autant qu'une tarte à la crème lancée en pleine figure pour faire rire. Profond Borduas? Ah oui, autant qu'un dé à coudre.»
(Mme Lamy réplique ici à Pierre Gauvreau qui, dans L'Actualité d'avril 1991, écrivait que Paul-Émile Borduas «est le penseur le plus profond et le plus original qu'ait produit le Québec».)

C'est ainsi que le conformisme de l'anti-conformisme s'est installé. De pseudo-nouvelles vagues en pseudo-nouvelles vagues, on a créé l'illusion d'une série ascendante de renaissances authentiques. Dans ce contexte, tout le monde a du talent, comme l'a si bien dit Borduas, à l'exception de ceux qui, n'ayant pas reçu de subventions de démarrage, n'auront jamais de bons dossiers.
Le complexe artistico-universitaire

Borduas nous fournit lui-même la grille d'analyse qui permet de saisir ce phénomène. À propos de l'académisme de son époque, il écrit: «Grands maîtres des méthodes obscurantistes, nos maisons d'enseignement ont dès lors les moyens d'organiser en monopole le règne de la mémoire exploiteuse, de la raison immobile, de l'intention néfaste». Remplacez les trois dernières expressions par oubli vengeur, déraison agitée, non-intention faste, et vous avez compris le mécanisme actuel du refus partial.

Les universitaires fabriquent des théories sur l'art, le plus souvent déconstructivistes, et donc relativistes; les artistes et les critiques qui ont compris le système s'en inspirent et tous se retrouvent dans les jurys, les comités d'achat des musées, les revues spécialisées, etc.
Parfois même un universitaire ose mettre lui-même ses théories en pratique. C'est la combinaison idéale. Pour faire respectable, on bricole, sur fond de cynisme parfois avoué, des procédures et des critères quantitatifs qui confèrent une aura d'objectivité à la manoeuvre.

Par exemple, le fait d'avoir été exposé deux fois dans tel musée et d'avoir été louangé trois fois par la critique peut faire de vous un subventionnable à vie. Les rapports incestueux entre le musée, la critique, les jurys et l'artiste ne sont jamais pris en considération.

Tant et si bien que je viderais volontiers le Musée d'art contemporain de Montréal d'une bonne partie de ses tableaux pour les remplacer par les oeuvres des peintres non-choyés que j'admire. (Je ne viderais pas le Musée d'art contemporain, car j'irais ainsi à l'encontre de la règle du tirage au sort, la seule qui soit compatible avec le relativisme ambiant. Je créerais plutôt un deuxième musée auquel n'accéderaient que les peintres qui n'ont jamais reçu de subvention et je doserais ensuite les subventions aux deux musées en fonction de l'achalandage de chacun).

Une critique aux dimensions du peintre

L'été dernier, le Musée d'art contemporain de Montréal exposait les oeuvres d'un artiste canadien réputé du nom de Ron Martin. Voici comment, dans un article intitulé Être abstrait aujourd'hui, le critique d'art du Devoir, monsieur Jean Dumont, a justifié le choix des tableaux tout rouges. «Dans les grands monochromes rouges, par exemple, la hauteur et la largeur des châssis sont très exactement fixés pour correspondre à l'envergure physique du peintre. Les peintures sont de plus exécutées en un temps déterminé à l'avance. Autrement dit, les conditions physiques de l'exécution sont arrêtées avant l'exécution elle-même, permettant ainsi à l'artiste de laisser dans le cours de celle-ci, totale liberté à son désir d'expression. Le contenu de cette expression nous échappe bien sûr, mais non son cadre physique, auquel nous identifions notre propre corps.»

Vous avez bien lu?

La solution est-elle dans la décentralisation vers les régions que recommande le rapport Arpin? C'est mon avis, mais Joanne Lamy m'a ramené fermement à l'essentiel: la beauté. «On ne parle que de l'argent et du pouvoir de le dépenser, dit-elle, on oublie la culture, on crée des pouvoirs avant même de s'être interrogé sur les critères qui pourraient en justifier l'existence, leur donner un sens.»

Joanne Lamy est peut-être un peu sévère pour Borduas, qui fait souvent preuve lucidité, comme ce jugement qui condamne à l'avance les héritiers de son anticonformisme: «L'élite se vend au plus fort. Elle ne manquera plus de le faire chaque fois qu'une occasion sera belle.»

Le second artcile de cette série s'intitule L'art en robe de viande.

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