Le Grand Conseil de l’État du Québec

Marc Chevrier

Paru dans L’Agora, octobre-novembre 1999, vol. 7 no 1, p. 44-45.

La constitution de l’État de Californie affirme sans détour ce qui suit: «La concentration accrue du pouvoir politique dans les mains des représentants élus a rendu notre système politique moins libre, moins compétitif et moins représentatif.» Cette phrase exprime bien la méfiance des Américains à l’égard du pouvoir politique, héritée des fondateurs de la République américaine. Dans l’esprit de ces derniers, c’est en retournant le pouvoir contre lui-même, divisé en des corps qui se surveillent et se concurrencent, que le peuple se protège des abus de ses gouvernants et conserve ses libertés. Ainsi, une séparation réelle des pouvoirs passe notamment par le maintien au parlement de deux chambres opposées. Selon les rédacteurs du Federalist, célèbre recueil de textes expliquant les fondements de la constitution américaine, quatre bonnes raisons justifient la présence d’un sénat aux côtés d’une chambre des représentants.
1. Organe de contrôle, une seconde chambre exerce un contrepoids utile sur les autres organes de l’État, par le jeu de la concurrence entre deux corps élus;
2. cette chambre modère les passions et les décisions intempestives de la première chambre, plus populaire et captive des factions;
3. elle sait prendre des choix à long terme et acquérir de l’expérience dans l’art de la législation;
4. elle ajoute stabilité et continuité dans l’État, mieux que la chambre des représentants, lesquels briguent les suffrages tous les deux ans.
Le bicaméralisme – parlement doté de deux chambres s’est ainsi imposé à toute la fédération américaine. Outre le Congrès fédéral de Washington, composé de la Chambre des représentants et du Sénat, les corps législatifs des États possèdent tous deux chambres, à l’exception de celui de l’État du Nebraska, qui est unicaméral. Généralement, les sénateurs des États sont élus pour un terme de quatre ans et sont deux à trois fois moins nombreux que les représentants de la première chambre, élus le plus souvent pour un terme de deux ans.

L’unicaméralisme au Québec et l’affaiblissement du pouvoir législatif
À l’origine, l’État du Québec, créé en 1867, possédait deux chambres, une chambre des députés et un Conseil législatif, composé de sénateurs nommés par la Couronne du Québec, i.e. le cabinet. Les parlements des quatre États fédérés du Dominion canadien reproduisaient en leur sein le modèle législatif fédéral. La présence d’une seconde chambre nommée par l’exécutif se présentait comme l’adaptation canadienne de la chambre des Lords anglaise, chambre aristocratique faisant contrepoids à la chambre élue par le peuple, ou chambre des Communes. Après un siècle d’existence, le Conseil législatif de Québec, après avoir survécu à maintes tentatives d’abolition, fut le dernier sénat d’un État provincial à disparaître. En 1934, Paul Gouin avait préconisé son remplacement par un conseil de type corporatif, qui représenterait les intérêts des professions et des corps intermédiaires. L’idée devait être reprise en 1960 par l’Alliance laurentienne, dans son projet de constitution de la République de Laurentie, puis en 1966 par le Rassemblement pour l’Indépendance nationale (RIN). Le Premier ministre Daniel Johnson l’évoqua en chambre. Ces vagues projets ne suffirent pas à endiguer la vague démocratique qui emporta en 1968 cette caricature d’une lointaine féodalité. Depuis, plus personne n’aspire à ressusciter ce fantôme et la réforme parlementaire au Québec semble avoir pris l’unicaméralisme pour acquis.
Mais devrait-il en être toujours ainsi? Ni la théorie politique, ni la pratique n’établissent qu’un système bicaméral est en soi supérieur à un système à chambre unique. Plusieurs parlements unicaméraux servent bien la démocratie, comme les parlements suédois et finlandais. Dans certaines fédérations, telles le Brésil et l’Allemagne, tous les États fédérés s’en tiennent à une seule chambre, à l’exception de l’État libre de Bavière. Le choix de l’un ou l’autre des systèmes parlementaires dépend des usages, de l’histoire et de la tradition politique de chaque pays ou État.
Alors pourquoi revenir à l’idée d’une deuxième chambre législative au Québec? Soupesons ces éléments. L’abolition du Conseil législatif du Québec en 1968, s’il n’en a pas été la cause, a néanmoins contribué d’un côté à la concentration des pouvoirs dans les mains de l’exécutif québécois et de l’autre, à sa dispersion en dehors du parlement. C’est un fait connu, que je ne suis pas le premier à constater: les lois ne naissent, ni se conçoivent au parlement de Québec. Aujourd’hui, la conception des lois revient davantage aux fonctionnaires qu’aux députés, lesquels, obéissant à la discipline de parti, votent en bloc, soit pour, soit contre les projets déposés par les ministres du gouvernement. Le Premier ministre, dont la fonction et les pouvoirs ne sont pas encadrés par une véritable constitution écrite, par son ascendant et son pouvoir d’orientation et de nomination, étend son emprise aussi bien sur la gouverne au jour le jour que sur le programme législatif. Quant à l’Opposition, tout occupée qu’elle est à relever les fautes du gouvernement, elle pense davantage à assurer son élection prochaine qu’à parfaire la législation. Comme l’Opposition a déjà été au pouvoir et aspire à y retourner, elle s’autocensure: elle n’ira pas jusqu’à critiquer les lois et les réformes dont elle est elle-même l’auteure. Et quand soudain une question les embarrasse ou les dépasse, les gouvernements de l’État québécois s’en remettent souvent aux avis de conseils consultatifs, rattachés à des ministères, et aux travaux de commissions d’enquête ad hoc. Composés par le gouvernement, agissant à leur demande, ces conseils et ces commissions se substituent en fait aux commissions parlementaires, sans rendre de compte à la population. Enfin, les médias ont multiplié les lieux de débats politiques en dehors du parlement, à l’avantage des titulaires du pouvoir exécutif, qui accaparent l’attention de la presse et de la télévision.
Depuis 1968, la classe politique québécoise a pris le parti de réformer la procédure parlementaire de l’Assemblée nationale, sans jamais vraiment envisager qu’une seconde chambre pût rééquilibrer les pouvoirs et recentrer l’élaboration des lois et le débat politique au parlement. Évidemment, gardons-nous d’y introduire une autre chambre par simple automatisme ou imitation de solutions étrangères à notre tradition politique. D’où ces conditions:
1.La seconde chambre doit se distinguer de la première par la méthode de sélection de ses membres, la durée de leur mandat et leur représentativité;
2. la légitimité de cette chambre est démocratique;
3.dans un système parlementaire comme le nôtre, le parlement forme le gouvernement. Celui-ci doit pouvoir appliquer les éléments de son programme qui ont l’appui de la population, sans empêcher toutefois la seconde chambre de mener ses propres travaux.
Chambre d’équilibre et de contrôle, le sénat du Québec remplirait plusieurs missions utiles: la représentation, la législation, le contrôle de l’appareil gouvernemental, l’orientation et la prospective, et enfin, la garde des libertés constitutionnelles.

La représentation
Une seconde chambre introduirait au parlement un complément de représentation. Selon la méthode dont ils sont choisis ou les personnes dont ils sont les commettants, ils représentent le corps électoral autrement. Les circonscriptions d’un sénat québécois composé par exemple de quarante membres suivraient un découpage différent de la carte électorale des 125 députés de l’Assemblée nationale. Dans certains pays, le sénat représente non pas tant les électeurs que les collectivités territoriales (les pouvoirs municipaux), comme en France, dont le Sénat est élu au suffrage indirect. Seuls 0,24% de la population française, formés de conseillers municipaux et régionaux, élisent les sénateurs.
Dans un article publié dans Le Monde en mars 1983, le politologue Olivier Duhamel suggéra que les sénateurs français soient élus par les citoyens à la représentation proportionnelle, le scrutin majoritaire étant conservé pour l’Assemblée nationale. Voilà une brillante idée qui use du bicaméralisme pour combiner démocratie majoritaire et proportionnelle. On imagine un sénat québécois élu à la proportionnelle, représentant au plus près la diversité des intérêts et des partis, tandis que l’Assemblée nationale continuerait de former le gouvernement au scrutin majoritaire uninominal à un tour. Cette solution permettrait de parer à l’objection classique contre l’introduction de la proportionnelle au Québec; ce mode de scrutin, il est vrai, tend à former des gouvernements minoritaires, alors que le scrutin majoritaire donne un bonus de sièges au parti recueillant une majorité relative des suffrages. Cependant, si le scrutin majoritaire est conservé pour la première chambre et la proportionnelle appliquée à la deuxième, nous aurons d’un côté un gouvernement stable, et de l’autre, un sénat représentatif de l’électorat dans sa diversité.
Habituellement, le terme du sénateur dépasse celui du député, et le sénat se renouvelle par moitié à intervalle fixe. Nos sénateurs pourraient être élus pour un mandat, renouvelable, de cinq à six ans.

La législation
L’examen des projets de loi issus de la première chambre et l’amélioration de la législation québécoise dans son ensemble compteraient parmi les premières tâches du sénat. Telle une chambre de seconde réflexion, le sénat examinerait les choix législatifs de la première chambre, l’adéquation des moyens avec les objectifs de la loi, sa portée sur l’État et la société. Libre d’entendre les représentations des citoyens en commission, le sénat deviendrait un second foyer de délibération parlementaire, hors du contrôle de la majorité gouvernementale, et adopterait des amendements, que la première chambre devrait incorporer ou rejeter. Par ailleurs, le sénat détiendrait le pouvoir de proposer ses projets de lois – pouvoir d’initiative – sauf en matière de finances, privilège de la première chambre.

Le contrôle de l’appareil gouvernemental
C’est une mission importante, la conséquence d’une réelle séparation des pouvoirs. En théorie, il est loisible à nos députés d’examiner la gestion des ministères et autres organismes de l’État et de demander des comptes. En pratique, les pouvoirs réels de l’Opposition sont limités par l’emprise du parti gouvernemental et de l’exécutif sur les travaux de l’assemblée. Échappant à l’emprise de ce dernier, des commissions sénatoriales exerceraient un contrôle plus tangible, qui devrait se doubler d’un pouvoir autonome d’enquête. Les sénateurs auraient en tête moins de faire tomber le gouvernement que de déceler les lacunes de gestion, voire de la législation. Il reviendrait au Sénat de confirmer certaines nominations de l’exécutif, ou d’élire, avec la première chambre, certains officiers de l’État, comme le Directeur général des élections.

L’orientation et la prospective
Légiférer, ce n’est pas que fabriquer des lois, les mettre à jour, les amender pour contenter tel groupe insatisfait ou pour corriger le tir d’une mesure mal dirigée. C’est aussi anticiper les problèmes de demain, savoir être à l’affût des préoccupations de l’électorat et s’enquérir du fonctionnement de l’État et de l’impact de ses réformes sur la société, ainsi que proposer au besoin des changements. Un État éclairé devrait posséder une capacité autonome de recherches, intégrer les dimensions sociales, économiques, scientifiques et éthiques des problèmes et des débats collectifs. À l’heure actuelle, cette capacité existe, mais sous une forme dispersée, dans les ministères, les conseils consultatifs, voire dans les firmes privées consultées par l’exécutif. Et les députés n’ont peut-être pas le loisir et les moyens d’intégrer les connaissances nécessaires à une réflexion globale. Un sénat doté de bonnes capacités de recherche et d’un pouvoir d’enquête réel serait à même de devenir le lieu de cette synthèse, en marge de la gouverne, et d’agir à titre de vigile législative. Les rapports documentés du Sénat alimenteraient le débat public; les lois du parlement y puiseraient idées et réformes.

La garde des libertés constitutionnelles
Depuis 1982, les juges ont la faculté d’annuler les lois qu’ils estiment contraires aux droits et libertés garantis par la Constitution. Dans les faits, ils se sont vu remettre des controverses et des débats de société que les élus n’ont pas voulu eux-mêmes trancher. Une fois qu’un tribunal casse une loi, les élus se rangent, sans protester, derrière le jugement, parole supposée infaillible. Or, interpréter la conformité d’une loi à la Constitution est un acte faillible, un acte de volonté et non de pure déduction. L’avis des juges compte, bien sûr, sous réserve de la démonstration qu’ils se sont trompés. S’il doit y avoir un dialogue entre les juges et les parlementaires sur l’interprétation de la Constitution, c’est à la condition que ces derniers se reconnaissent le devoir de l’interpréter aussi et d’évaluer si les lois qu’ils adoptent n’empiètent pas indûment sur les droits des individus et des minorités.
Pour contrer ce monopole des juges sur l’interprétation de la Constitution, des politologues ont suggéré de confier à un comité parlementaire à Ottawa le soin d’évaluer la conformité des projets de lois fédéraux avec les libertés et de donner suite aux jugements des tribunaux en cette matière. Quant à moi, cette solution n’est guère crédible. Imagine-t-on le gouvernement fédéral revoir en public son propre ouvrage devant un comité de sénateurs et de députés qu’il contrôle en fait? Tant que la confusion des pouvoirs régnera à Ottawa, un groupe de parlementaires ne pourra prétendre se poser en interprète indépendant des lois gouvernementales. Dans l’État du Québec, un sénat élu remplirait bien cette fonction. Un comité sénatorial des libertés donnerait son avis sur les projets de lois issus de l’Assemblée nationale, statuant sur leur conformité avec les Chartes et les autres droits protégés par la législation québécoise. Il étudierait les décisions judiciaires qui renversent ou confirment une loi québécoise. Si un jugement qui leur paraît fondé annule une loi, il recommandera le remplacement de cette loi par une nouvelle; en revanche, si les juges se sont trompés sur la portée d’une garantie constitutionnelle ou de la loi, les sénateurs offriront une interprétation autre et au besoin, recommanderont de rétablir la loi annulée par le recours à la clause dérogatoire. Dans ce cas, un débat s’ensuivra dans les deux chambres.

Représenter la société civile?
Dans certains États ou pays, les sénats représentent non pas tant la population que la société civile ou quelques-unes de ses composantes. L’État libre de Bavière possède un sénat de type corporatif; cette chambre se compose de représentants des syndicats, des professions, des coopératives, des communautés religieuses, du commerce, etc., bref tous les corps de la société civile bavaroise. Cependant, la population bavaroise vient de décider par référendum l’abolition de ce sénat, qui a une vocation consultative. C’est là peut-être le signe que le modèle corporatif, en Bavière du moins, ne colle plus à l’esprit du temps. Le défaut de ce modèle réside en ce qu’il accorde une voix seulement aux intérêts bien organisés; ils animent la société civile, sans pouvoir prétendre la résumer toute. Ensuite, ces corps organisés ne rendent compte qu’à leurs membres, d’où le risque que les intérêts de quelques segments de la population priment toujours l’intérêt général.
L’Irlande possède aussi un sénat de type corporatif. Ainsi, sur les 60 membres de cette chambre, 43 sont élus à la proportionnelle à partir de groupes représentant divers secteurs de la société civile (art et éducation, agriculture, travail, industrie et commerce, etc.) À ces sénateurs s’ajoutent six autres, élus par les diplômés des universités irlandaises.

Un Sénat puissant ou consultatif?
Cet exposé fait, une question se pose: un sénat puissant ne rendra-t-il pas l’État du Québec ingouvernable? Si le gouvernement, majoritaire à l’Assemblée nationale, voit ses projets bloqués par le sénat, qu’arrive-t-il? Tant et aussi longtemps que nous conserverons le régime parlementaire, il n’est sans doute pas avisé de confier au sénat des pouvoirs équivalents à ceux de l’Assemblée nationale. Le gouvernement formé par elle doit disposer d’une marge de manœuvre pour appliquer son programme, quoique en étant soumis à l’aiguillon d’un sénat assez fort pour le freiner et débusquer son imprévision. De préférence, le veto du sénat sur un projet de loi de la première assemblée aurait une valeur suspensive. L’Assemblée nationale pourrait adopter de nouveau son projet après un délai de 3 à 6 mois, délai suffisant pour alerter l’opinion publique et poursuivre le débat. Autre scénario, l’Assemblée nationale renverse le veto du Sénat par un vote à la majorité absolue des députés – soit 63 – ou à une majorité qualifiée. En tout état de cause, le veto du Sénat ne vaudrait pas censure du gouvernement, qui ne recevrait son investiture que de l’Assemblée nationale.
On objectera que l’ajout d’un sénat au parlement alourdira l’appareil étatique. Tout dépend si cet ajout s’accompagne d’une réforme plus générale de l’État. Si ce sénat devient vraiment une chambre de législation, de prévision et de contrôle, est-il besoin de conserver tous les conseils consultatifs et appendices ministériels qui se greffent à l’État?
Il entre dans la compétence du Parlement de Québec – le lieutenant-gouverneur et l’Assemblée nationale – de créer une seconde chambre, selon les vœux de la population. Non, ce n’est pas une autre utopie constitutionnelle. L’institution sénatoriale est l’une des plus vieilles institutions politiques, un legs des Romains. À Ottawa, elle agonise; à Québec, elle pourrait renaître, par une curieuse résilience, en un Grand Conseil, chambre démocratique d’équilibre et de transparence des pouvoirs.

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