De l'imitation des anciens

Johann Winckelmann
Extrait des Réflexions sur l'imitation des artistes grecs en sculpture et en peinture (publication initiale en allemand, 1755).
Ce n’est qu’en imitant les anciens qu’on peut parvenir à exceller, et même à devenir inimitable; et l’on peut dire des artistes de l’antiquité, et surtout des Grecs, ce qu’on a dit d’Homère: plus nous étudieront leurs ouvrages, plus nous les admirerons, parce que la véritable beauté brille d’autant plus qu’on l’examine avec plus d’attention. Afin d’admirer le Laocoon comme on admire Homère, il faut, pour ainsi dire, connaître cette fameuse statue comme on connaît un intime ami, avec qui l’on converse tous les jours; et c’est en contractant cette amitié intime, qu’on pourra en juger comme Nicomaque jugeait de l’Hélène de Zeuxis: quelqu’un trouvant des défauts dans la composition de ce fameux tableau: «Prenez mes yeux, dit-il au censeur, et vous verrez que c’est une divinité».

C’est avec des yeux semblables que Michel-Ange, Raphaël et le Poussin regardaient les productions des anciens artistes. Ils cherchaient à leur source le goût, le vrai et le beau. Raphaël les prit dans le pays même où il étaient nés; il envoya en Grèce plusieurs excellents dessinateurs, chargés de dessiner pour lui tous les monuments précieux de l’antiquité qui avaient échappé au ravage du temps.

Une statut sortie du ciseau d’un ancien artiste romain peut être comparée à celle d’un artiste grec, de la même manière qu’on compare la Didon et la Diane de Virgile à la Nausicaë d’Homère, que le poète latin a cherché à imiter.

La statue de Laocoon était pour les artistes de l’ancienne Rome ce qu’elle est pour nous, la règle de Polyclète; c’est-à-dire un modèle parfait de l’art.

Il ne faut pas s’imaginer cependant que les meilleures productions des plus fameux peintres et sculpteurs de la Grèce soient exemptes de négligences. Il y a en même un plus grand nombre qu’on ne le croit communément; mais ce sont des taches légères effacées par l’éclat des beautés qui les environnent. L’admiration qu’excitent les perfections de ces ouvrages ne permet presque pas d’en apercevoir les négligences. Quelques-uns des plus grands artistes de l’antiquité bornaient leurs soins à finir la principale figure de chaque ouvrage, et négligeait le reste. Le dauphin et l’amour qu’on voit aux pieds de la Vénus de Médicis; les accessoires de la célèbre pierre gravée de Dioscoride, représentant Diomède avec le Palladium, sont des preuves de ce que j’avance ici. Jetez les yeux sur les médailles des rois d’Égypte et de Syrie, sur celles même qui sont du fini le plus précieux, vous verrez que le travail du revers de ces médailles est bien inférieur à celui des têtes. Il faut considérer les productions de quelques anciens artistes comme Lucien considérait le Jupiter de Phidias; il admirait le dieu, sans faire attention au piédestal.
Ceux qui sont en état de juger des productions des artistes grecs, et qui cherchent à les imiter, trouveront dans leurs chefs-d’œuvre non seulement la nature choisie, mais quelque chose encore de plus beau et de plus sublime; ils y découvriront ce beau idéal, dont le modèle n’est pas visible dans la nature extérieur, et qui, suivant un ancien commentateur de Platon (Proclus in Timaeum Platonis.), ne peut se trouver que dans l’âme humaine, où il a été gravé par la source primitive de toute beauté.

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