La pédagogie humaniste

Jacques Dufresne

La pédagogie humaniste: un défi exaltant à l'âge du transhumanisme et du cyborg. Conférence prononcée au collège de l'Assomption, le 25 août 2004, à l'occasion de la rentrée des professeurs.

Quand j’ai accepté de prendre la parole devant vous en ce jour de la rentrée scolaire, je n’ai pas mesuré tout de suite la portée de cet engagement. Je croyais qu’il me suffirait de rassembler quelques notes pour être à la hauteur de la situation; mais nous sommes ici au collège de l’Assomption, fondé en 1832, qui a formé, entre autres hommes remarquables, Wilfrid Laurier, le plus grand Premier ministre dans l’histoire du Canada.

On lui a récemment consacré une série à la télévision. Songeant à ce qu’étaient alors le Québec et le Canada, je me suis demandé quel était le secret de cet homme accompli à tant d’égards qui, né dans un village appelé Arthabaska, nous représenterait un jour avec éclat à la cour d’Angleterre. De toute évidence, il a été formé par son collège plus que par sa famille et son milieu d’origine.

Comme la plupart des autres collèges classiques, le collège de l’Assomption a été fondé sans le soutien de l’état ou d’un riche mécène, par des notables de la place. Cette pauvreté aura favorisé un idéal d’humanité, non dénué de grandeur, qui fait dire à bien des observateurs étrangers que la nation française du Canada devait sa survie à ses collèges classiques.

C’est moins toutefois la tradition qui nous oblige à une certaine hauteur que le grand défi du présent, qui est de choisir entre l’humanité et la post-humanité, aussi appelée transhumanité. Hier, dans le cadre d'une émission destinée aux adolescents, La revanche des Nerds, on m’a demandé de donner la réplique à un défenseur du transhumanisme. De nombreux scientifiques, dont plusieurs sont à l’origine de l’ordinateur et d’Internet, ont tantôt réclamé, tantôt proclamé l’avènement d’une nouvelle espèce — appelons-la l’homme branché ou le cyborg —, qui marquerait une nouvelle étape de l’évolution, un progrès par rapport à l’homo sapiens. Branchés en permanence sur des tours de contrôle, comme les cosmonautes, bardés de prothèses électroniques comme les soldats américains, ou gavés de prothèses chimiques comme les athlètes professionnels, nous serions supérieurs à l’homme d’hier et des origines qui, dans la lutte pour la survie, ne pouvait miser que sur ses sens, son jugement personnel et ses muscles. Il était autonome, mot qui signifie littéralement avoir sa loi en soi-même. Le cyborg est hétéronome, sa loi est hors de lui, il est pris en charge par d’autres, par diverses industries, dont celle de la publicité.

Ce ne sont pas là des questions théoriques. Selon certains anthropologues, «les chasseurs-cueilleurs tiraient leur subsistance de 30 000 espèces. Il nous est aujourd’hui impossible d’imaginer la somme d’observations, d’expériences sensorielles diverses, de jugements nécessaires pour distinguer les 30 000 espèces comestibles, les composer entre elles.»1 Les connaissances nécessaires à de tels choix, nous n’avons plus à les acquérir et à les transmettre aux nouvelles générations. Les agences étatiques chargées de la sécurité alimentaire font ce travail à notre place. Tout aliment qui se trouve dans un magasin a été approuvé. Il est donc bon pour nous. Bel exemple d’hétéronomie dans la vie quotidienne. Là se trouve, soit dit en passant, l’une des principales causes de l’obésité. Nous ne savons plus par nous même trouver l’alimentation qui convient à notre mode de vie.

J’ai choisi l’exemple de notre rapport à la nourriture parce qu'il illustre bien le caractère concret et quotidien des choix que nous devons faire. Je vous mets au défi de trouver un aspect de nos vies où nous ne sommes pas exposés au glissement vers l’hétéronomie. La santé? Elle est le domaine par excellence de la prise en charge par les experts. Vous partez en voyage? Vos cartes de crédit et vos documents d’assurance vous protégeront partout, alors que le coureur des bois devait s’en remettre à ses propres connaissances en cas d’accident.

N’est-ce pas ce glissement vers l’hétéronomie qui est la cause profonde du manque d’intérêt pour la connaissance? À quoi bon parfaire nos connaissances sur les aliments, puisque des experts nous diront ce qui est bon pour nous ? À quoi bon lire les grands romans et les ouvrages des moralistes et des philosophes ? Nous n’aurons pas besoin de toutes ces ressources pour faire face au malheur. Quand il nous frappera, on dépêchera un psychologue à notre chevet.

Tout au plus aurons-nous appris dans ce processus à respecter l’expert et à reconnaître l’importance des connaissances spécialisées qui nous permettront de devenir expert à notre tour. La culture proprement humaine nous aura échappé. Le lieu de la culture proprement humaine, c’est le vaste espace qui se situe entre l’instinct, dont il reste bien peu de traces en nous, et le savoir spécialisé.

En invitant vos étudiants à l’autonomie, vous leur donnez en même temps des raisons de se cultiver. Mais l’autonomie est-elle encore possible aujourd’hui? Si vous croyez pouvoir vous passer du recours aux experts, ne risquez-vous pas de vous exclure de la course au succès ? Si dans la course de100 mètres aux Olympiques vous voulez gagner les 2 centièmes de seconde qui vous séparent du podium, vous devez aller faire votre entraînement dans tel ou tel centre spécialisé situé au Texas. Mutatis mutandis, il en est ainsi dans tous les champs d’expertise, qui sont eux-mêmes de plus en plus nombreux. Rien ne vous empêche toutefois de préférer à une telle performance une perfection consistant dans une harmonie qui, elle-même, suppose une union plus intime de l’âme et du corps.

L’hétéronomie, la dépendance ont l’inconvénient de coûter de plus en plus cher. Considérons le cas du transport. La marche, vous en conviendrez facilement, est le moyen de transport autonome par excellence. Mais pourquoi marcher quand on peut se déplacer plus vite et de façon plus reposante en voiture ? Plus vite avez-vous dit? Tout dépend de la façon dont vous calculez cette vitesse. Si vous vous contentez de diviser le nombre de kilomètres parcourus par le temps, vous aurez des raisons de penser que vous avez gagné du temps; votre conclusion sera toutefois bien différente si vous divisez le nombre de kilomètres que vous parcourez pendant une année par le nombre d’heures passées au volant de votre voiture, plus le nombre d’heures de travail que vous avez dû accumuler pour payer votre voiture, votre carburant et la part de vos taxes qui sera consacrée à l’entretien des routes. Les membres de la classe moyenne dans nos sociétés consacrent plus du tiers de leur temps à leur transport. L’inévitable accroissement des coûts du carburant va bientôt accroître considérablement cette proportion.

Pendant les deux dernières campagnes électorales, au provincial, puis au fédéral, il n’a été question que des soins de santé. Dans ce cas également, la dépendance coûte cher et elle coûtera de plus en plus en cher au fur et à mesure que disparaîtront les dernières traces de culture qui rendaient les gens autonomes sur ce plan.

Tout devient de plus en plus complexe. D’où la nécessité de recourir de plus en plus fréquemment à des experts comptables, des experts juristes, des experts informaticiens. Il existe même des experts en décoration de cuisine : on les appelle cuisinistes. Ni monsieur, ni madame n’ont désormais le temps de concevoir eux-mêmes la cuisine de leurs rêves. Ont-ils encore le temps de veiller sur eux-mêmes, de se soucier de leur accomplissement ? Peuvent-ils, veulent-ils encore s’occuper de l’éducation de leurs enfants? D’autres experts, les éducateurs, et les producteurs de télévision et de jeux vidéos s’en chargeront à leur place.

À un extrême du spectre, il y a le coureur des bois, à l’autre le cosmonaute. Ne pourrions-nous pas conserver une partie de l’autonomie du coureur des bois, l’enrichir de culture générale et devenir ainsi un être suffisamment assuré de sa compétence en tant qu’être humain pour mettre véritablement à son service une technologie à laquelle il semble pour le moment condamné à se sacrifier ?

La compétence proprement humaine englobe une grande partie de la vie personnelle et de la vie communautaire. Jusqu’à nos jours, les hommes n’ont jamais eu besoin d’experts pour les guider dans leurs amours, leurs amitiés, leurs jeux, leurs joies, leurs malheurs. Tout au plus avaient-ils besoin de poètes, de théologiens et de philosophes pour leur proposer des idéaux, des étoiles inaccessibles mais néanmoins assez visibles pour leur indiquer la voie à suivre. Cette compétence, il est possible de la protéger là où elle existe encore, de la reconquérir là où elle n’existe plus.

La division traditionnelle des tâches avait l’avantage de laisser intacte la sphère de la compétence proprement humaine. On pouvait mener son cheval chez le forgeron, acheter ses vases chez le potier, ses souliers chez le cordonnier sans perdre la souveraineté sur soi-même. Quand on s’en remet à la télévision pour remplir ses loisirs, les conséquences sont différentes. On ouvre la porte à un envahisseur qui, parce qu’il s’enrichit aux dépens de notre passivité, a intérêt à la cultiver en nous.

Par éducation humaniste, j’entends une formation dont le but est de protéger et d’enrichir la compétence proprement humaine. Il faut évidemment se garder de confondre le souci de cette compétence avec ce qu’on appelle la pédagogie par compétences. Le seul fait que l’on emploie ce mot au pluriel indique qu’on est dans le domaine du savoir-faire et non dans celui du savoir-être.

La plénitude de la compétence proprement humaine, assimilable à l'autonomie complète, dépend d'un ensemble de conditions que l'on peut ramener à cinq grandes catégories, auxquelles on peut faire correspondre divers principes pédagogiques.

Les conditions biologiques
Les perdrix ont souvent des vers intestinaux qui sont un grand danger pour elles. En automne, elles s'en débarrassent en quelques jours en absorbant une grande quantité d'aiguilles de pin. Voilà un bel exemple d’autonomie biologique. Il s'agit là d'un comportement instinctif. Les instincts des êtres humains sont loin d'être aussi sûrs. Il faut pourtant en tenir compte car, comme l'a montré Konrad Lorenz, ils survivent en nous à l'état d'ébauche. On voit souvent des téléspectateurs qui pendant un match de hockey réagissent comme s’ils étaient sur la patinoire, se protégeant des attaques par des gestes de défense suivis de gestes agressifs contre le même adversaire. Les instincts ne risquent-ils pas de s’atrophier à force d’être ainsi excités, de se dépenser en réponses inachevées, avortées?

René Dubos associe les problèmes de ce genre à ce qu'il appelle les dangers de l'adaptation. L'être humain s'adapte aux milieux les plus différents, mais à quel prix? «Il se pourrait que les adaptations, apparemment réussies aux stress émotionnels causés par le comportement de compétition, par le surpeuplement aboutissent à des maladies organiques et mentales ultérieures. Par sa vie sociale, l'homme apprend à commander aux manifestations extérieures de ses réactions émotionnelles. D'ordinaire il trouve le moyen de cacher son impatience, son irritation, son hostilité derrière un masque de comportement civilisé. À l'intérieur pourtant, il continue de réagir aux stimuli émotionnels par des mécanismes physiologiques hérités de ses ancêtres paléolithiques et même de son passé animal. La réaction primitive de combat et de fuite se produit toujours en lui et fait intervenir le système nerveux autonome, ainsi que divers mécanismes hormonaux, provoquant des réactions physiologiques inutiles et potentiellement dangereuses. Comme nous l'avons vu, il est probable que ces réactions maladroites laissent des traces qui, en s'accumulant avec les années, constituent une menace pour le corps et l'esprit. »2

Comment protéger contre les stimuli artificiels ces traces d’instinct qui subsistent en nous, comment les cultiver? De l’homme en qui elles ont disparu, on dit qu’il est dégénéré. «L’homme dégénéré, précise Nietzsche, est celui qui ne sait plus distinguer ce qui lui fait du mal.» Quelle est cette faculté en nous, trace des instincts ou ébauche de la pensée, qui nous permet de distinguer ce qui nous fait du mal ? Pouvons-nous la cultiver? Comment?

Question infiniment complexe à laquelle je ne pourrai donner qu’un élément de réponse : la réhabilitation des sens. Le progrès des sciences et des techniques suppose la mesure des phénomènes, laquelle consiste pour l’essentiel à substituer l’œil aux autres sens. Quand on lit la température d’un corps sur un thermomètre, on obtient par la vue une connaissance qui, auparavant, dépendait du toucher. Les écrans de télévision et d’ordinateur ont aggravé cette hypertrophie de la vision.

Pour ces raisons et pour bien d’autres, il faut réhabiliter les sciences de l’observation et les activités récréatives mettant tous les sens à contribution. L’identification des plantes sauvages est un bel exemple d’une discipline mettant tous les sens à contribution. Le toucher et l’odorat y jouent un rôle souvent aussi important que la vue. Dans le cas de l’identification des champignons, le goût est également déterminant…et trompeur, certains champignons toxiques pouvant être délicieux à la première bouchée. Le sens du risque est une autre condition de l’autonomie!

On observe dans notre société un intérêt croissant pour le jardinage, les promenades dans la nature, les produits alimentaires naturels, la gastronomie. Rien n’interdit de penser que cet intérêt se développe en réaction contre une atrophie des sens dont on craint plus ou moins consciemment les effets. Cette tendance devrait favoriser la réhabilitation des sciences de l’observation dans les écoles.

En France et dans plusieurs autres pays européens, l’éducation du goût par l’initiation à la gastronomie a de plus en plus d’importance dans les écoles. En marge des sports, dont plusieurs ne favorise guère l’épanouissement des sens, ne pourrait-on pas imaginer des activités qui présenteraient cet avantage ? Dans la Flore laurentienne de Marie Victorin, on trouve une vingtaine de mots qui désignent un aspect bien particulier du toucher. Déjà la distinction entre une tige glabre et une tige pubescente ne va pas de soi pour tout le monde. La définition d’un adjectif comme tomenteux donne le vertige : couvert d’une pubescence cotonneuse, entremêlée, feutrée. Comme l'a noté 3 Ivan Illich à propos de la langue allemande, l’appauvrissement du vocabulaire relatif aux témoignages des divers sens est une indication de la perte des sens.

Les conditions culturelles
Le corps et l'âme doivent être constamment soutenus et nourris par des rites et des symboles appropriés. D'où, par exemple, l'importance des danses traditionnelles s'inscrivant elles-mêmes dans des fêtes rituelles, et celle des promenades dans un beau paysage ou dans une ville faite pour les êtres humains. Dans ces circonstances, la volonté s'appuie sur un sentiment positif, un attrait qu'elle prolonge et oriente.

Le milieu culturel nous soutient aussi dans la mesure où il met à notre disposition, sous forme de chansons, de dictons ou de proverbes, des pensées qui nous dispensent de recourir à la réflexion pour faire les choix les plus conformes aux exigences de notre nature : « Qui veut aller loin ménage sa monture », disaient les anciens pour se mettre en garde contre toutes les formes d’excès!

La familiarité avec les bons auteurs, les maîtres de la peinture et de la musique, les films de portée universelle nous aide à voir clair en nous-mêmes, introduit des nuances dans nos sentiments, nous fournit les mots dont notre sensibilité a besoin pour s’attacher aux choses qui l’ont touchée. Elle nous fait vivre par anticipation les moments extrêmes de la vie. Quiconque a lu dans Marie Didace de Germaine Guèvremont le récit de la mort du père Didace n’aura peut-être pas besoin d’un accompagnateur professionnel au moment de sa propre mort ou de la mort d’un être aimé.

Et si nous leur accordons l’attention qu’ils méritent, les poèmes, les musiques, les tableaux, les images de premier ordre connaissent en nous, dans notre humus intérieur, une nouvelle vie, si forte, qu’elle s’imprime dans notre mémoire et remonte à notre conscience au moment précis où nous avons besoin d’un tel souvenir pour donner un sens aux choses que nous vivons. Chacun de ces souvenirs nous apparaît alors comme un talisman intérieur.
Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L'argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs!
Où sont des morts les phrases familières,
L'art personnel, les âmes singulières?

PAUL VALÉRY, Le cimetière marin

À la mort d’un être cher, de tels souvenirs dispensent bien des drogues de consolation.


Les conditions sociales
Dans un poème où il déplore que le pape doive manger seul, le poète Raoul Ponchon a énoncé une grande vérité sous forme de boutade:
Vae Soli! Malheur à celui qui mange seul;
Il vaudrait mieux pour lui qu'il fût dans un linceul.
Voilà ce qu'il a dit, le Seigneur. C'est notoire.
Ce qui prouve, de sorte aiguë et péremptoire,
Et dussiez-vous trouver mon propos hasardeux,
Que pour manger tout seul, il faut être au moins deux.
Notre autonomie est soutenue par celle de l’autre. Elle s’affermit dans une communauté où nous nous sentons reconnu par d’autres êtres autonomes. Faut-il le rappeler, une telle façon de prendre appui sur l’autre est le contraire du conformisme, lequel est le signe par excellence de l’érosion de l’autonomie. Le conformisme a pris hélas! des proportions inquiétantes et les jeunes y sont particulièrement exposés. Les lignes qui suivent ont été écrites il y a cinquante ans. Leur pertinence est encore plus manifeste aujourd’hui.
Le conformisme des masses est un mal de tous les temps. Le mimétisme social, la docilité à l'opinion sont la rançon des bienfaits que nous apporte la vie en commun. Mais il est aussi très spécial à notre époque, d'abord à cause de l'accroissement démesuré et inédit dans l'histoire des concentrations humaines et aussi parce que nous disposons de moyens nouveaux et presque infaillibles pour fabriquer et diriger l'opinion. Ce que les tyrans d'autrefois nous imposaient par la contrainte extérieure s'obtient aujourd'hui sans violence par un maniement approprié des ficelles de la marionnette humaine. […]

«Le regard de l'homme des foules n'est plus qu'un reflet et sa voix qu'un écho: cet homme n'évolue plus parmi des signes qui l'invitent à la réflexion, il répond à des signaux par des réflexes.» GUSTAVE THIBON, "La vie de Senèque", L'Agora, vol 1, no 1, 1993

Bien des jeunes en ce moment répondent à des signaux publicitaires par des réflexes. Comment les aider à s’élever du réflexe à la réflexion, du conformisme à l’autonomie? C’est souvent pour ménager l’estime que l’adolescent a de lui-même qu’on lui passe les caprices grâce auxquels il se conformera aux modes vestimentaires imposées par les médias. Ne vaudrait-il pas mieux l’aider à se distinguer de la masse en l’incitant à porter des vêtements qui conviennent à sa personnalité et qui coûtent généralement moins cher ? Le costume obligatoire dans les écoles est sans doute une excellente mesure transitoire : en attendant de trouver les vêtements qui lui conviennent, l’adolescent se distingue de la masse en s’identifiant à un groupe.
Sur le plan intellectuel, le conformisme se caractérise par la pensée toute faite. Échapper à ce mal, oser penser par soi-même est toutefois une chose plus difficile que le succès dans la pédagogie de la spontanéité et de la sincérité. Il est devenu très difficile de faire comprendre aux jeunes qu’ils n’ont pas accompli un grand progrès vers la pensée personnelle quand ils ont fait l’effort de choisir sur Internet un long passage qu’ils reproduisent ensuite servilement. Ils n’ont pas de la pensée un désir assez vif, une intuition assez claire pour se porter résolument vers elle et accéder au sentiment de dignité qui accompagne l’authentique exercice de la pensée.
L’exemple du professeur est ici d’une extrême importance. Il n’est pas nécessaire qu’il soit lui-même un penseur pour inspirer à ses élèves le désir de la pensée. Il importe toutefois qu’il ait la capacité de s’étonner. L’étonnement, qui est déjà l’esprit critique, marque le début de la pensée.

Voici un passage de l’éditorial qui a été lu sur un ton prophétique, juste avant la cérémonie d’ouverture des Jeux d’Athènes, le 13 août dernier, sur les ondes de Radio-Canada.

«—Je cours à travers les siècles pour porter le flambeau d'un idéal, le dépassement, la grande, la belle, la folle idée d'aller toujours plus loin, plus vite. Nous sommes allés sur la lune, bientôt nous irons sur mars, jusqu'aux étoiles. Nous irons jusqu'au bout.
— Pourquoi, pourquoi toujours aller jusqu'au bout?
— J'sais pas. C'est comme ça. Aller plus vite! Toute une vie pour grignoter des secondes, des centièmes, des millièmes de secondes, tous les jours! l'effort, la fatigue, l'angoisse, c'est notre grandeur. Six millièmes! Courir plus vite c'est grandir. Je n'aime pas les limites, je n'aime pas les frontières, je n'aime pas le temps qui emprisonne. »

Voici pour un professeur une belle occasion de s’étonner lui-même et de donner ensuite l’exemple de la pensée à ses étudiants. Courir plus vite c’est grandir! Vraiment! Que signifie donc ici le verbe grandir? Un tel discours est une prise de position solennelle en faveur du cyborg, plutôt qu’en faveur de l’humanisme.


Les conditions rationnelles
L’accès à la pensée personnelle est la première étape de la rationalité, de l’esprit scientifique. À en juger par la place qu’occupent les symboles de la science et de la technologie autour de nous, nous pourrions conclure que nous souffrons tous d’un excès de rationalité. On s’attend en effet à ce que la jouissance de tous ces bienfaits de la pensée rationnelle : la voiture, l’ordinateur, l’avion, induisent chez les gens l’habitude d’aborder toutes les questions avec rigueur. Or on a vu récemment comment la propagande pouvait être efficace dans le pays le plus technicisé du monde. On voit tous les jours, partout, comment les mêmes utilisateurs de la technique se prennent au piège des sectes les plus grossières, ajoutent foi aux opinions les moins fondées. Pourtant ces personnes sont non seulement des habituées de la technique, mais elles ont aussi suivi, pour la plupart, des cours de science. C’est que la rigueur est d’abord une affaire de courage. Nous avons devant la vérité la même attitude que devant une lettre enregistrée: nous hésitons à nous approcher d’elle. Il nous faut du courage pour le faire.

Comment ce courage de la vérité s’acquiert-il? Platon expliquait qu’on s’initie à la rigueur par les mathématiques comme un enfant apprend à lire plus facilement avec de gros caractères. L’objet des mathématiques, précise un de ses commentateurs, c’est la nécessité séparée de son support matériel. Par nécessité, il faut entendre des rapports de causalité entre des phénomènes. Si j’ai mal à l’estomac en ce moment, c’est probablement parce que j’ai trop mangé de plats difficiles à digérer et non parce que la conjoncture des astres m’est défavorable en ce moment. La rigueur, toujours proche du bon sens, exige que, devant un phénomène à expliquer, nous fassions d’abord l’hypothèse la plus simple, la plus matérielle. Cela équivaut à lire la nécessité à travers la sensation, opération difficile car nos sensations nous troublent et suscitent notre attachement. D’où l’intérêt d’apprendre à lire la nécessité quand elle est séparée de son support matériel, à travers les mathématiques et les autres sciences rigoureuses. Vues sous cet angle, les disciplines scientifiques sont de merveilleux moyens de formation générale.

Le courage, comme toute autre vertu se nourrit aussi d’exemples. Pendant des siècles en Occident la base de l’éducation morale fut assurée par la lecture des Vies des hommes illustres de Plutarque : César, Alexandre, Périclès, Thémistocle. Ils n’étaient pas tous des saints, loin de là, ni des génies, mais ils avaient tous du courage, de la grandeur et Plutarque, en bon moraliste, les présente de telle sorte que le lecteur puisse faire son profit de leurs échecs comme de leurs réussites. Le sport peut aussi être une bonne école de courage, bien qu’il soit trop souvent une école de compétition où le souci d’éclipser l’autre, voire de l’éliminer, a beaucoup plus d’importance que le souci de demeurer maître de soi-même.

L’importance accordée au courage dans nos écoles est-elle suffisante? Les valeurs molles dont parle Jacques Grandmaison, n’ont-elles pas pris trop de place ? La pédagogie approbatrice destinée à renforcer l’estime de soi chez les jeunes n’a-t-elle pas été poussée un peu trop loin ? Le courage de la vérité a besoin d’un climat.


Les conditions spirituelles
Devenir courageux c’est apprivoiser la mort, la mort du corps certes, mais aussi celle du moi. (Par moi, j’entends le moi haïssable de Pascal et non celui de Freud!) À l’origine de toutes nos lâchetés dans la vie courante, et de la perte d’autonomie qui en résulte, il y a un attachement démesuré au moi. Si, jour après jour, nous nous laissons passivement remplir par les images et les opinions de la télévision, c’est parce que notre moi trouve dans ces distractions un confort et une indifférence qui le protègent contre les aspérités de la vérité.

Le remède à ce mal, le détachement, est au cœur de toutes les grandes spiritualités et de toutes les philosophies dans la mesure où, comme celle de Socrate, elles enferment des préceptes pour la conduite de la vie. Qu’il soit inspiré par le souci d’une immortalité exigeant la purification, par le simple désir d’aimer sans réserve et de s’accomplir par ce moyen, d’accéder à la perfection, de devenir rayonnant, le souci du détachement est la condition la plus élevée et la plus déterminante de notre autonomie, de notre compétence proprement humaine. Là où cette dimension est absente, les étages inférieurs de l’autonomie risquent fort de s’effondrer. La spiritualité est la clé de voûte de notre être.

Les positions sur cette question sont souvent hésitantes, confuses dans nos écoles. Les séquelles d’un passé où la spiritualité a pu être monolithique et tyrannique n’ont pas été entièrement effacées. L’émergence de spiritualités étrangères, orientales surtout, mais aussi musulmanes rend les choix plus difficiles et le scepticisme, voire le cynisme plus tentant. L’enjeu fondamental se précise toutefois d’une façon telle que l’on peut s’attendre à des jours meilleurs pour la spiritualité.

Une mutation radicale s’opère sous nos yeux. L’homme se proclame lui-même créateur d’une nouvelle espèce, (Les synonymes abondent, l’homme machine, l’homme bionique, l’extropien, le cyborg, le transhumain, le posthumain) bien supérieure à cette misérable humanité dont on attribuait la création à Dieu et qui aspirait à une incarnation du divin dans l’humain puis à une ascension de l’humain vers une éternité d’un autre ordre. L’éternité, selon les prophètes de la nouvelle espèce, n’est plus au-dessus de nous, elle est devant nous, elle n’est plus l’infini absolu mais l’infini quantitatif, elle n’est plus extase, hors du temps, mais durée sans fin.

Les conséquences de l’une et l’autre option devenant chaque jour plus claires, il faut désormais choisir son camp : être du côté de Socrate, du Christ, des Upanishads, de l’Évangile, du Livre des morts, de saint François, de Mère Thérèse, du Dalaï Lama, ou du côté de tous ceux qui, depuis les premiers millénaristes au Moyen Âge jusqu’à Ray Kurzweil, Marvin Minsky, Hans Moravec, de l’extropien Max More ou du transhumain Rick Bostrom ont élevé au rang de religion le projet d’un paradis sur terre assuré par la science et la technique.

« D’ici cinquante à cent ans, écrit J.Doyne Farmer, un spécialiste de la vie artificielle, un nouveau type d’êtres vivants aura vraisemblablement émergé. Ces organismes seront artificiels en ce sens qu’ils auront à l’origine été conçus par des êtres humains ; ils pourront cependant se reproduire et évoluer vers des formes de vie différentes de ce qu’ils étaient à l’origine. Selon toute définition raisonnable de la vie, ils seront des êtres vivants. Ils évolueront toutefois d’une façon particulière. Le processus évolutif étant devenu conscient, il sera beaucoup plus rapide que par le passé. » 5

Earl Cox, gourou de l’intelligence artificielle, explique de son côté dans Beyond Humanity : Cyber revolution and Future Mind que «nous vivons le déclin de la civilisation et l’aube de la supercivilisation robotique. Nous allons transférer le contenu de nos esprits dans ces vaisseaux créés par nos enfants mécaniques… Libérées de notre fragile forme humaine, ces intelligences humaines artificielles vont transcender les timides concepts de déité et de divinité tenus aujourd’hui pour vrais par les théologiens.»

Le choix d’une pédagogie humaniste implique celui de la spiritualité traditionnelle et universelle. Depuis toujours notre humanité allait de soi, nous ne songions pas à en abolir les limites. Elle était notre condition. Nous devons désormais la choisir, la préférer à une autre condition plus séduisante parce qu’elle nous dispense de l’effort de demeurer autonome tout en nous promettant le paradis sur terre. Voilà pourquoi je dis que la pédagogie humaniste est un défi exaltant à l’âge du transhumanisme et de l’homme bionique.


Notes

1. Gary Paul Nabham, Stephan L. Buchanann, in Nature’s Services, Gretchen C. Daily, Island Press, Washington, D.C. 1997, p. 133.
2. René Dubos, L'homme et l'adaptation au milieu, Payot, Paris 1973, p.262
3. Cf Ivan Illich, La perte des sens, Fayard, Paris 2003.
4. Cité par Sherry Turkle in The Second Self, New York, Simon and Shuster, 1984, p. 353.

Sur le transhumanisme, voir le site Transhumanism.org

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