De visages en paysages

Jacques Dufresne

Le titre, de visages en paysages, indique bien le contenu de cet article, où l'art de remodeler les paysages est comparé à l'art de remodeler les visages. Viennent ensuite quatre encadrés évoqués dans le texte : Cet art sans visage (Jean Onimus), Les reines de village (Pascal), Une philosophie de l'ameublement (Edgar Poe), L'homme et ses jardins (Benoist-Méchin)

Si j'avais à désigner une activité qui rende le mieux compte de l'état actuel de l'humanité en ce moment de l'histoire, je choisirais la chirurgie plastique, de préférence, par exemple, aux biotechnologies. Dans le cas des biotechnologies, tout se passe au niveau d'un infiniment petit, invisible aux yeux des gens, difficile à imaginer et encore plus difficile à comprendre; tandis que dans le cas de la chirurgie plastique, en plus de bien voir et comprendre le phénomène, les gens y participent activement. À l'aide d'un logiciel de traitement des photos, ils peuvent dessiner eux-mêmes leur nouveau visage. S'ils ne sont pas tous disposés à courir un tel risque, ils ont au moins la possibilité de choisir le modèle qu'ils préfèrent parmi tous ceux que leur esthéticien a pu dessiner à partir de diverses photos.

Certes, le sentiment de puissance que peut éprouver le spécialiste des biotechnologies est très fort par comparaison avec celui que son confrère esthéticien peut tirer de l'exercice de sa profession. On compare volontiers le premier à Dieu; le second n'a pas droit à cet honneur même si l'on reconnaît qu'il accomplit souvent des miracles. Il y a toutefois là une injustice à son égard. Il conviendrait de le comparer au Dieu rédempteur. Son confrère veut créer la vie et se substituer par là au Dieu créateur. Le chirurgien répare les outrages que le temps et les accidents font subir au corps humain, il rachète une nature déchue. Le premier a pour mission de maîtriser le génotype qui ne change pas, le second a pour mission de reconstituer l'apparence, le phénotype, qui se dégrade. « La vie n'est-elle pas la chute d'un corps? »

On dit « chirurgie esthétique » maintenant plutôt que « chirurgie plastique », à cause sans doute du rapprochement avec le matériau du même nom. Le recours à ce procédé d'embellissement est de plus en plus fréquent. Aux États-Unis, dans certains milieux aisés, les femmes qui n'y ont pas eu recours en viennent à douter de leur normalité.

On peut interpréter ce phénomène de bien des manières, y voir par exemple un signe supplémentaire de la colonisation du corps humain par la technique. Je préfère explorer une interprétation à la fois plus universelle et plus positive qui se rattache à l'instinct esthétique de l'être humain.

Quand j'apprends qu'une femme de soixante-dix ans s'est fait refaire le visage et tout le corps, je suis moins frappé par la vanité et les illusions qu'enferme une telle négation du vieillissement que par le courage esthétique de la personne en cause, un courage s'élevant parfois jusqu'à l'héroïsme. Pour se plaire davantage à elles-mêmes certes, mais d'abord à leur entourage, ces personnes, des femmes le plus souvent, s'imposent un long supplice comportant des risques graves, à commencer par ceux de l'anesthésie. On admire Michel-Ange pour les conditions inconfortables et insalubres dans lesquelles il a peint le plafond de la chapelle Sixtine. À la recherche de la même beauté, des êtres humains bien ordinaires s'imposent à eux-mêmes des efforts comparables. Ne convient-il pas de les admirer?

Le plus grand danger pour la civilisation, celui qui justifie à l'avance les pires manipulations génétiques, les formes les plus manifestes d'eugénisme, ce n'est pas le culte de la beauté, tel qu'on le pratique dans la chirurgie plastique, c'est le culte de la santé. Cette dernière étant un absolu, on n'a qu'à l'évoquer pour que se trouve légitimées des pratiques aussi inquiétantes que le clonage des embryons humains. N'en doutons pas, il y aura un jour, sur quelque atoll du Pacifique, des fermes de clones humains où l'on élèvera, à grands frais, des doubles de riches et puissants personnages. Ces derniers disposeront ainsi d'une banque d'organes et de tissus parfaitement compatibles avec les leurs. Pour la santé de madame et de monsieur, tout est permis. La vie n'a pas de prix. Vus sous cet angle, ceux qui mettent leur santé en péril pour un moment supplémentaire de beauté font preuve d'un détachement hautement civilisateur. Jusqu'au jour où l'on cultivera les clones de ces esthètes d'un autre âge pour en prélever la peau qu'on greffera ensuite sur leur phénotype vieillissant.

Le spécialiste moyen de la chirurgie esthétique n'est certes pas comparable à Michel-Ange en tant qu'artiste, mais comme le matériau sur lequel il travaille, la chair humaine, est plus noble que la couleur et même le marbre, il convient de lui accorder en tant qu'artiste un statut très élevé, ce qui est déjà fait, si l'on en juge par ses revenus, beaucoup plus élevés que ceux de l'artiste le mieux rémunéré en ce moment.

L'effet obtenu dans tel ou tel cas particulier est-il vraiment beau, est-il supérieur à ce qu'on pourrait appeler l'état de nature esthétique? Voilà la grande question, à laquelle nous répondrons après avoir évoqué un passé et d'autres cultures d'où il nous apparaîtra que la chirurgie esthétique n'est que la forme actuelle d'un besoin universel d'embellissement de la nature, en soi et hors de soi. Les anthropologues nous diront-ils jamais si les hommes ont commencé à peindre leur visage ou à l'orner de pendentifs avant d'avoir dessiné des animaux sur le mur de leur caverne? Il est tout naturel de penser qu'un même instinct de beauté, un même sens poiétique, dirait Heidegger, s'est manifesté simultanément à l'égard de la nature en soi, le visage et le corps, et à l'égard de la nature hors de soi, le paysage extérieur. Il y a plus que de fortuites analogies dans la façon dont on a traité l'un et l'autre.

Les défricheurs de Montréal plantaient des fleurs dans les premiers carrés de terre qu'ils arrachaient à la forêt pour y faire leur potager. Ce souci de la beauté est un signe d'humanité aussi fondamental que la pensée, le rire ou le fait de se tenir debout. L'animal raisonnable est aussi un animal artiste et son oeuvre est tantôt lui-même, son visage d'abord, tantôt le paysage extérieur. Chez certains peuples africains, l'allongement du lobe de l'oreille est un signe de beauté chez la femme. Les techniques utilisées pour produire cet effet n'annoncent-elles pas celles de la chirurgie plastique? On voit aussi par cet exemple que l'ascèse qu'exige l'embellissement de soi est de toutes les époques et de toutes les cultures.

Quand on considère la chirurgie plastique dans cette large perspective, on observe cependant une chose étrange. Les médecins qui pratiquent cet art se sont employés à refaire le visage de leurs semblables au moment précis où ce dernier était banni par les peintres et les sculpteurs. C'est quand le visage humain à l'état de nature a cessé d'inspirer les artistes, qu'on a entrepris de le dénaturer pour le refaire.

Si le visage humain n'est plus une source d'inspiration pour les peintres, quelle est donc la source d'inspiration des chirurgiens artistes? Parmi les visages humains les plus célèbres dans l'histoire de l'art, il y a celui de la Joconde par Vinci, celui de Descartes par Franz Hals, ceux d'Érasme, de Thomas More.... et de madame Holbein par Holbein. Ces chefs d'oeuvre de l'art ont pour principale qualité de faire ressortir ce qu'il y a d'unique, d'irremplaçable, de hautement caractérisé dans le visage qui a servi de modèle : cet ensemble de traits et de teintes si rare qu'on est sûr en le voyant qu'on ne le verra pas deux fois. Prenons l'exemple du tableau du Musée de Bâle représentant la femme de Holbein. Au moment où le maître l'a immortalisée, cette dernière était dans une grande détresse. Elle était restée seule à Bâle pour élever ses enfants pendant que son mari tentait de gagner la vie du ménage en parcourant l'Europe. Il existe un autre tableau également peint par Holbein, de la même femme, plus jeune, plus belle et plus heureuse. Le plus beau tableau cependant, c'est celui de la mère brisée par la vie, transfigurée, mais non refaite par l'art.

Une telle transfiguration est interdite au chirurgien artiste. Lorsqu'une femme au visage meurtri fait appel à ses services, ce n'est pas pour qu'il l'immortalise telle qu'elle est dans sa détresse, mais pour qu'il la refasse, en effaçant les traces que sa vie a laissées sur son visage et sur l'ensemble de son corps pour les remplacer par... Par quoi justement? On voudrait que ce soit par des traits qui épousent plus fidèlement cette essence invisible, que la vie aurait trahie. « Telle qu'en moi-même enfin l'éternité me change! » (Mallarmé) Baudelaire avait une si haute idée de cette essence qu'il y trouve une consolation devant le destin de cette chair appelée à pourrir.

Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés!

Mais cette forme et cette essence divine comment la pressentir, sinon à travers ce visage et ce corps sculptés par la vie sous la vigilance, parfois impuissante, de la pensée. À partir de trente ans, on est responsable de son visage! Et à supposer qu'on soit parvenu à en avoir l'intuition, comment rendre cette essence visible, sinon en respectant l'ouvrage de la vie, en mettant au besoin le visage en relief par un maquillage discret et subtil comme un peintre fait ressortir les formes par ses couleurs justement appliquées. Les soins de beauté ont-ils une autre finalité que d'améliorer la nature sans la brusquer?

Botox, la toxine de beauté

Vue sous cet angle, une certaine chirurgie esthétique consistant à refaire les visages ou à les nettoyer de leurs rides, est le contraire des soins de beauté respectueux de l'identité des personnes. Dans l'arsenal des moyens utilisés par les chirurgiens, il y a un produit toxique, le botox, dont l'efficacité consiste à inhiber le processus par lequel les mouvements de la peau du visage expriment les émotions et les sentiments. Ce sont ces mouvements de la peau qui à force de se répéter, font apparaître les rides.

Le génie de la langue est ici admirable. « C'est l'âme qui nous ride ou nous aplatit le front en un instant, selon ses mouvements intérieurs. » (La Mothe le Vayer) « La vieillesse nous attache encore plus de rides en l'esprit qu'au visage. » (Charron) « J'ai honte que desjà ma peau descoulourée se voit par mes ennuis de rides labourée. » (La Boétie)

N'ayez crainte, cher ami de Montaigne, Botox viendra à bout de vos rides... et de vous-mêmes, hélas! car quand la maladie mortelle vous aura privé de la parole, il ne vous restera que la mobilité de votre visage pour exprimer vos sentiments. Or votre visage aura été désanimé. Ce Botox, la toxine de beauté, revêt une signification alarmante dans le contexte actuel où tout indique que l'alexithymie, l'incapacité de faire correspondre des mots à ses émotions, est la maladie du siècle.

On peut obtenir les effets du Botox par des moyens naturels. On m'a raconté l'histoire d'une dame qui, ayant dès sa jeunesse la terreur des rides avait pris le parti, qu'elle a tenu, de ne jamais rire ni pleurer. Elle croyait que le rire ride autant que les soucis et sans doute n'avait-elle pas tort, car le rire, comme les froncements et les crispations, fait partie de cette mobilité expressive qui sculpte le visage. Le charme extraordinaire de certaines personnes démesurément ridées tient précisément à une extrême expressivité dans la joie comme dans la tristesse.

Comment ne pas conclure que dans ses tendances dominantes, la chirurgie esthétique est une vaste conspiration contre l'expressivité, et par là contre l'identité et contre l'union de l'âme et du corps? L'effet du Botox et autres procédés du même ordre est renforcé par le modèle d'agrément et de beauté dont s'inspire le chirurgien artiste avec la complicité de ses clients. Sauf exception, ce modèle n'est pas un archétype, l'essence unique et irremplaçable de la personne, mais un prototype. Le visage qu'on vous propose n'est pas la première forme visible que prendra un idéal transcendant lui-même unique, il est, dans la meilleure hypothèse, le premier d'une série. On peut comparer ce prototype aux portraits robots que les services policiers dessinent à l'aide d'ordinateurs à partir des descriptions sommaires faites par divers témoins. On rassemble dans une même image dont on fait l'unité artificiellement, les traits qui plaisent le plus dans les visages et les corps de vedettes qui remplissent les magazines et les écrans.

Le portrait robot est ici porté à un haut degré de perfection formelle, mais il n'en demeure pas moins robot. En se faisant refaire sur ce modèle, les gens troquent leur identité contre l'uniformité. Tout a commencé par les dents. Les véritables pionniers en chirurgie esthétique, ceux qui, en douceur, ont fait pénétrer les nouvelles habitudes dans les mentalités, ce sont les dentistes. S'ils s'étaient limités à lutter contre les caries, ils seraient aujourd'hui des professionnels de second ordre. C'est à leur nouvelle condition d'artistes, de redresseurs de dents, de sculpteurs de la bouche qu'ils doivent d'abord le crédit dont ils jouissent en ce moment.

Le premier souci des parents qui accèdent à l'aisance est de veiller sur la dentition de leurs rejetons, les dents obliques ou mal alignées étant le signe le plus visible de l'irresponsabilité ou de la pauvreté des familles. Ajoutant des arguments sanitaires à ces arguments esthétiques, les dentistes ont réussi a éliminer tous ces signes d'inégalité. Les parents des enfants qui furent les pionniers dans cette aventure, n'avaient à l'esprit bien entendu que la beauté et le bien-être de leurs rejetons oubliant que les dents à l'état de nature sont aussi hélas! des marques d'identité et de variété. C'est ainsi qu'avec la meilleure bonne volonté du monde, le grand nombre aidant, on a créé de l'uniformité.

Observez attentivement les représentants des jeunes générations autour de vous; je vous mets au défi de trouver une seule dent oblique ou jaunie. Dans ces jardins miniatures, tous les arbres poussent blancs, droits et bien alignés : plus de chicots, de troncs tordus. Jadis, une canine ayant poussé de façon oblique hors du rang nous rappelait qu'il peut subsister des traces de carnassier dans le visage le plus tendre et le plus fin. Le carnassier existe sans doute encore, mais il ne montre plus ses dents. Un autre moyen d'expression, non plus des sentiments ou des émotions, mais d'une couche plus élémentaire de la personnalité, vient de disparaître.

Les dents étant au visage ce que les fondations sont à la maison, les architectes du visage et de l'ensemble du corps, les chirurgiens artistes, travaillent dans le même esprit que les architectes des fondations, les dentistes. Ils s'efforcent de dessiner des formes et des traits qui soient aussi corrects, aussi impeccables, aussi uniformes que les dents. Telles canines, tels seins! Telles incisives, telles lèvres!

On aura compris que j'évoque ici la tendance dominante, tout en demeurant bien conscient du fait qu'en chirurgie esthétique, comme dans les autres arts, il existe des génies, dont le génie consiste précisément à échapper à l'uniformité, à mettre en relief la vie unique d'un être particulier plutôt qu'à raboter cette vie pour lui substituer un portrait robot.

Il est à craindre, hélas, que les voies de la chirurgie esthétique et celles de la biotechnologie soient encore plus convergentes qu'elles n'ont semblé l'être. Pendant que dans le second cas, on a acquis, par le clonage, le pouvoir de fabriquer des génotypes en série, on s'efforce dans le premier de normaliser les phénotypes.

Les paysages

Peut-on dire tels visages, tels paysages? Pascal qui doutait de tout n'en doutait pas, du moins si l'on en juge par le passage des Pensées sur le modèle d'agrément et de beauté; caractérisé par la mesure, la juste proportion. Il allait de soi à ses yeux qu'un tel modèle s'applique aussi bien au style qu'aux vêtements et aux maisons. Il faisait même de ces analogies un moyen pédagogique. Vous hésitez à porter un jugement sur le style de tel auteur! Essayez, disait-il, d'imaginer une femme habillée sur le même modèle et tout deviendra clair à vos yeux.

Nous disions qu'il y a en ce moment risque d'uniformisation des visages et des corps. Observez bien le paysage à la campagne. Vous y verrez partout les mêmes vaches, noires et blanches, objets d'une sélection génétiquement contrôlée en vue de la production de lait. Vous y verrez à perte de vue des champs où ne poussent, selon les régions, que du maïs, du blé ou des pommes de terre. Les clôtures ont disparu et avec elles la variété qu'elles délimitaient. Quelques Anglais entêtés luttent encore pour protéger les dernières clôtures de pierre qui avaient si fortement caractérisé le paysage de leur pays. Et si le Botox fait disparaître les rides, le round up de Monsanto fait disparaître les mauvaises herbes.

Mais personne n'aime au fond l'uniformité. On ne fait que s'y résigner au nom de la sacro-sainte productivité. Hélas! on est souvent réduit à ne pouvoir y échapper que par une variété arbitraire, dépourvue de toute nécessité, dont on trouve un exemple parfait dans ces faux pignons ornant les façades des nouvelles maisons de banlieue, une banlieue, soit dit en passant, dont la campagne a cessé de se distinguer. Ces pignons et toitons surgissent partout sur les façades, comme des faux sourcils qu'on colleraient sur les joues ou les mâchoires alors que de toute éternité, leur place est au-dessus des yeux. La rénovation des façades, leur facelift, consiste très souvent à leur ajouter de tels sourcils.

C'est en bordure des routes d'accès aux villes que le caractère arbitraire de la variété produit les pires effets. Sur des kilomètres, on voit se succéder des enseignes aux formes et aux couleurs agressives, des baraquements munis de façades ressemblant à des décors de cinéma. On a le sentiment que ces ensembles improvisés sont le résultat d'un grand concours où le prix (le prix du consommateur) est accordé, non à l'entreprise qui a fait preuve du meilleur goût, mais à celle qui a utilisé les moyens les plus extravagants pour retenir, en les choquant, des regards blasés parce que surmenés et malmenés. C'est la chaîne MacDonald, avec son M d'un design mou, qui gagne le plus souvent ce concours. Essayez d'imaginer un livre imprimé avec de tels caractères! Et puisque nous en sommes aux analogies entre la typographie et l'architecture des avenues commerciales de banlieue, comment ne pas souligner la ressemblance entre l'architecture de ces avenues et la mise en page des tabloïds qui font leur publicité?

Et pourtant nos ancêtres, venus ici à l'époque où Pascal ridiculisait « les reines de village », avaient tous du goût, comme en témoignent les nombreux voyageurs illustres dont Luc Bureau a rassemblé les récits.

Ce goût, nous ne l'avons pas totalement et irrémédiablement perdu. Demandez aux gens qui se résignent à fréquenter les avenues commerciales décrites plus haut quels sont les plus beaux villages du Québec, ou les plus beaux quartiers de Montréal ou de Québec et il est probable qu'ils feront le bon choix : Kamouraska et le Vieux Québec seront au sommet de leur liste. Dans le genre centre commercial, ce sont les Galeries qui auraient leurs préférences.

Cette contradiction entre ce que les gens aiment au fond, et ce à quoi ils se résignent, pourrait s'expliquer par la division des tâches et la spécialisation de l'espace. Les villages d'antan, comme les villes du Moyen Âge, étaient des lieux où l'on vivait toute sa vie : ses loisirs et son travail, son enfance et sa vieillesse. Il est clair en tout cas qu'on se résigne facilement à la laideur d'un lieu de travail ou de magasinage, quand on a l'espoir de trouver refuge dans un lieu plus agréable, une fois le travail et les emplettes terminés. Et quand ce refuge, la maison, est lui-même à cette image, il reste un ultime espoir, la nature sauvage que l'on retrouvera pendant les vacances et, à l'occasion, les fins de semaine.

Cette nature sauvage a conservé toute son importance en Amérique. Pour un Européen, un beau paysage est une oeuvre d'art, une nature harmonisée, adoucie par une intervention humaine. Quand ils croient évoquer la nature sauvage, un Français ou un Italien évoquent généralement, sans le savoir, un ensemble qui a été aménagé il y a longtemps. À ce propos, René Dubos prenait plaisir à citer telle page où le romancier François Mauriac donne comme exemple de beauté naturelle cette magnifique forêt des Landes, dans la région de Bordeaux. En réalité, cette forêt est une création des ingénieurs du XIXe siècle; le moyen élégant qu'ils ont trouvé pour éliminer des marécages insalubres.

Un Américain, un Québécois en particulier, ne s'y trompent pas : la nature pour eux c'est la nature sauvage, ce qui ne veut d'ailleurs pas dire que la campagne (la nature civilisée) n'a pas de charme à leurs yeux. Un Montréalais ou un New-Yorkais typique sont au sommet de leur bonheur quand un petit hydravion les dépose sur un lac du Nord, deux heures après les avoir arrachés à leurs gratte-ciel. Là où l'Européen traditionnel trouve et cherche la nature unie et harmonisée par l'homme dans un même espace et un même temps, comme ceux de Toscane et de Bourgogne, l'Américain typique se complaît dans une mobilité qui lui permet de passer en quelques heures de l'extrême civilisation, la grande métropole moderne, à l'extrême sauvagerie. Il n'y pas de jardins américains aussi bien typés que peuvent l'être les jardins chinois, japonais, arabes, français ou anglais. Les jardins d'Amérique, ce sont les parcs naturels. De la même manière - car il y a aussi des analogies entre l'éthique et l'esthétique - notre Américain oscillera dans sa vie personnelle entre de longues périodes de travail acharné, accompli dans des lieux fonctionnels, et des moments de plaisir qui seront des moments de défoulement où il « s'éclatera ».

Le Québécois et ses jardins

Arrêtons-nous au Québec. C'est dans leurs refuges qu'il faut rencontrer les gens de ce pays. Signe des temps, ce refuge est de plus en plus fréquemment un jardin. Ayant eu en quelques occasions à guider des amis étrangers dans leur découverte de ce pays étonnant, j'ai été constamment frappé par le fait que nous offrons au premier regard ce que nous avons de plus laid. Il m'est par exemple arrivé d'accueillir des amis à Dorval pour les amener à un lac situé au Nord de Saint-Michel des Saints : ce que ces amis ont d'abord vu du Québec, dans l'ordre, c'est l'autoroute Décarie, le boulevard Métropolitain, l'autoroute 40, semblable à toutes les autres, puis l'interminable avenue commerciale qui va de Joliette à Sainte-Émilie. De plus en plus mal à l'aise à mesure que les kilomètres s'égrenaient, je leur répétais : « ici, beauté est synonyme de caché, l'attrait du fruit n'est pas à la surface, il est dans le noyau ».

Après l'avenue commerciale, il y eut l'austère transition des chemins forestiers et le spectacle des coupes à blanc puis la traversée du Lac Villiers en bateau : c'est seulement au contact de cette majestueuse nature sauvage que notre regard a trouvé sa nourriture et son repos. Le paradis se trouvait toutefois à l'extrémité nord de ce grand lac, dans une maison de pierre et de bois rond sise au milieu d'une presqu'île finement aménagée, entourée de sentiers conduisant chacun à un lac encore plus sauvage. Ce petit coeur civilisé battant au milieu d'un immense corps sauvage, c'était le noyau se révélant enfin.

C'est à quelques kilomètres de cet endroit à vol d'oiseau, sur les bords du grand lac Devenys aussi appelé lac Clair, que j'ai découvert ce qui est à mes yeux la maison la plus belle et la plus originale du Québec : une cathédrale en bois rond, finement sculptée, oeuvre d'un artisan qui pour la construire a passé deux hivers dans la plus complète solitude, avec pour seuls compagnons ses chiens husky et son cheval de trait. Une cinquantaine de personnes la verront chaque année. Son propriétaire, un commerçant de la région de Montréal, n'y vivra que quelques semaines de temps à autre, passant le reste du temps dans un quelconque abri fonctionnel, le long d'une avenue commerciale. Comme si la beauté était une chose dont on ne serait digne que quelques jours par année.

Les Québécois ont perdu contact avec le modèle d'agrément et de beauté au moment où ils ont accédé à l'argent. Edgard Poe dit la même chose des Yankees dans sa philosophie de l'ameublement. L'afflux subit d'argent libère de la nécessité, multiplie les prétextes et les occasions d'innover, de faire des choix qui, dans la plupart des cas, s'avèrent catastrophiques. « Voyez, disait le sage, ces êtres qui essaient de se rendre originaux avec ce qu'ils ont de plus indéterminé ». Nous croyons naïvement que nos choix sont personnels alors qu'ils signent le plus souvent notre soumission aux conditionnements du jour. Les faux pignons des nouvelles façades sont les produits de cette liberté.

Autour de chacune de ces maisons, il y a heureusement un jardin, parfois minuscule, parfois immense mais de plus en plus riche tant par la variété des plantes qu'on y trouve que par la science qui préside à son organisation. Jadis privilège des seigneurs, le jardin est dans nos démocraties l'affaire de chacun. Le Québec est entré à sa manière dans ce mouvement qui connaît en ce moment une vogue sans précédent, comme le montrent la quantité des points de vente de fleurs et d'arbustes et la croissance annuelle (18%) de ce secteur de l'économie.

C'est le sédentaire en nous qui s'adonne au jardinage, le nomade préférant la chasse, la pêche et les promenades en montagne. La conjoncture sociale et économique, caractérisée par l'instabilité de l'emploi et des familles, l'accélération des innovations techniques, appellent sans doute comme remède l'enracinement de soi-même et de ses plantes préférées dans un lieu auquel on s'attache par là même. Le jardinage est aussi pour la plupart des gens la seule façon de réaliser ce rêve d'un rapport plus harmonieux avec le monde, rapport qu'on les a incités à former en même temps qu'on les mettait en garde contre la pollution et qu'on leur annonçait l'apocalypse sous la forme de la catastrophe nucléaire ou du réchauffement de la planète.

Le jardin exprime aussi l'âme d'un peuple. Après la langue et la religion, il est sans doute ce qui témoigne le mieux de son identité. Question cruciale au Québec, où les jardins furent français d'abord puis anglais, pour incorporer ensuite des éléments de toutes les cultures. À ce propos on lira avec intérêt Promenade dans les jardins anciens du Québec1, livre savant qui nous donne à entendre que pour le colonisateur français l'intérêt, la beauté d'un paysage tenait à sa commodité, plus précisément à l'usage agricole qu'on pouvait en faire. Son intérêt se portait ensuite sur la science, avec au centre de cette dimension de notre histoire, le médecin du roi, Michel Sarrazin (1659-1734), qui consacra sa vie à l'observation et à la rédaction de rapports destinés au Jardin des plantes de Paris. Sarrazin a laissé son nom à l'une des plantes qu'il a découvertes ici : la sarracénie pourpre.

Les premiers jardins français ont presque complètement disparus, mais on conserve des plans et des descriptions indiquant qu'ils étaient mixtes, commodité oblige, qu'il ressemblaient donc davantage au jardin de Villandry en France qu'à ceux de Versailles. « La commodité que procurent les jardins potagers, les vergers d'arbres fruitiers, les jardins bouquetiers et les jardins de simples n'a pas à être démontrée, il s'agit d'une évidence. Cependant, la façon dont on les aménage traduit bien sûr l'esprit pratique mais aussi une vision esthétique lourde de sens : le tracé des jardins est réglé au net, géométrique et hiérarchisé, à l'image d'une société dans laquelle chacun connaît l'ordre et le rang qu'il occupe. La fantaisie et l'agrément y ont certes leur place, mais filtrés et dominés par la mainmise et le contrôle constant qui les domestiquent à l'aide de formes connues et qui les intègre dans l'ensemble ». Le choc entre cette culture et celle des sauvages est évoqué dans ces termes : « L'une avait appris à composer avec son milieu et son environnement naturel, l'autre tendait à refaire la nature à l'image de l'ordre et de la raison. Voilà pourquoi les jardins de cette époque adoptent des surfaces planes; ils ressemblent à des tableaux à grille orthogonale et leurs plantations régulières et rigoureusement ordonnées sont avant tout encloses de hauts murs pour les isoler du désordre environnant ».2. Suivent ensuite, dans le livre, pour illustrer ces propos, des photographies du jardin du couvent des Ursulines et de celui de l'hôpital général de Québec.

Les jardins anglais de l'époque suivante feront une plus large place à la fantaisie et à l'agrément, de même qu'à la composition avec les accidents du terrain. Par là ils témoigneront d'un rapport avec la nature ressemblant davantage à celui des sauvages. De ce jardin anglais et du jardin français, lequel aura le plus marqué les Québécois?

On trouve des éléments de chacun de ces deux modèles au jardin botanique de Montréal, éléments auxquels se sont ajoutés récemment, signe des temps, le jardin chinois et le jardin japonais. C'est dans ce nouveau contexte mondial que se poursuit la recherche et l'expression de l'identité, d'une identité qui, cette fois, est individuelle autant que collective.

Les premiers jardins français furent ceux du gouverneur et des communautés religieuses; c'étaient des jardins institutionnels représentant, avec un certain caractère officiel, l'ensemble de la collectivité. Les jardins anglais qui seront créés par la suite seront l'œuvre de riches bourgeois qui, bien qu'agissant à titre individuel, tenaient à titre de notables à illustrer la culture de leur pays d'origine.

L'engouement actuel pour les jardins est le fait d'individus ordinaires qui trouvent dans cette activité à la fois une occasion de se rapprocher de leurs ancêtres paysans et d'exprimer leur vision personnelle du monde. C'est ainsi que dans de banales banlieues aux maisons dépourvues d'identité, on voit surgir des jardins qui étonnent par la variété de leurs plantes aussi bien que par leur organisation, organisation dans laquelle on note tantôt une prédominance du modèle anglais, tantôt une prédominance du modèle français. Ces jardins, sauf exception, on les voit mal de la rue. Au Québec, la beauté se cache!

Les végétaux, voilà aussi un règne que les gens maîtrisent. Dépossédés par les médias et les experts de leurs pouvoirs dans la transmission de la culture, obligés de travailler et de se déplacer dans des espaces publics souvent laids en plus d'être platement fonctionnels, habitant un univers dont on leur dit qu'il a commencé par une explosion, et se terminera bientôt par une hécatombe, les gens trouvent dans le jardin qu'ils façonnent ce microcosme sans lequel l'être humain, lui-même plante par les racines mobiles que sont ses sens, perd toute perception juste de lui-même. Ce paysage intime, reflet d'eux-mêmes, les aidera sans doute à préférer leur vrai visage aux visages uniformisés que la mode leur propose.

Edgar Poe

Une philosophie de l'ameublement


Comparant l'Angleterre aux États-Unis pour ce qui est de l'ameublement, Edgar Poë écrit : « La vraie noblesse, en Angleterre, se restreignant aux strictes limites du goût légitime, évite plutôt qu'elle n'affecte cette somptuosité à laquelle une jalousie de parvenu peut quelquefois atteindre avec succès. Le peuple imitera les nobles et le résultat est une diffusion générale du sentiment juste. Mais en Amérique, la monnaie courante étant le seul blason de l'aristocratie, l'étalage de cette monnaie peut être considéré comme le seul moyen de distinction aristocratique; et la populace, qui cherche toujours ses modèles en haut, est insensiblement amenée à confondre les deux idées distinctes, de somptuosité et de beauté. Bref. Le coût d'un article d'ameublement est devenu, à la fin, pour nous le seul critérium de son mérite au point de vue décoratif.

[...] Il ne peut rien exister de plus directement choquant pour l'œil d'un artiste que l'arrangement intérieur de ce qu'on appelle aux États-Unis, c'est-à-dire en Appalachie, - un appartement bien meublé. Son défaut le plus ordinaire est le manque d'harmonie. Nous parlons de l'harmonie d'une chambre comme nous parlerions de l'harmonie d'un tableau; car tous les deux, la chambre et le tableau, sont également soumis à ces principes indéfectibles qui gouvernent toutes les variétés de l'art; et l'on peut dire qu'à très peu de choses près, les lois par lesquelles nous jugeons les qualités principales d'un tableau suffisent pour apprécier l'arrangement d'une chambre ».

Jean Onimus

Cet art sans visage


« On a saccagé avec une sorte de dépit toutes les valeurs qui fondaient ce que nous avions appris à appeler l'ordre et - chose inouïe dans l'histoire de l'art - les artistes, les écrivains, tous les créateurs en quelque discipline que ce soit, sont devenus les ennemis de la civilisation dans laquelle ils sont nés. Leur rôle est désormais de faire peur, de créer un malaise, de scandaliser.

[ ... ] Albert Béguin a remarqué cet effacement du visage humain dans l'art. Il y voyait "la perte d'un sens ou d'un désir fondé sur la certitude d'une ressemblance sacrée entre l'homme et Dieu". Certes c'est par référence à Dieu que l'homme pouvait se situer, se comprendre, et pour ainsi dire se respecter lui-même. Et ceci est vrai de toutes les cultures plus ou moins anthropocentriques qui ont précédé la nôtre et qui réussissaient à donner un sens à l'homme. Désormais l'être humain se dissout dans une réalité informe et sans limites. C'est ce qu'on voit de façon exemplaire dans certaines œuvres de Soutine, entre bien d'autres. Les êtres humains y deviennent des paysages et les paysages se résolvent eux-mêmes en taches incohérentes. Avec Soutine on a l'impression presque physique du vertige, on perd pied, on est emporté dans un tourbillon monstrueux. Le monde devenu masse vous écrase de toutes parts dans un éclaboussement de couleurs vives.

L 'outrage à la face humaine a été répété par Picasso avec une espèce d'acharnement. Il existe de lui un Portrait d'homme (titre d'une sinistre ironie) qui représente un toréador. Mais de l'homme il ne subsiste rien qu'un tricorne et des épaulettes: le reste n'est qu'un patient labyrinthe de volutes couleur de chair, laborieusement vermiculées avec une application d'artisanat minutieux. À la place du visage s'étale ainsi une horrible blessure, fascinante comme un crime. Commenter un tel tableau au seul point de vue de l'art est, croyons-nous, commettre un faux-sens. C'est sur l'Esprit qu'il porte directement. C'est pour cela qu'il tourmente, parce qu'on y découvre un ressentiment longuement savouré, la volonté très froide de sacrilège.

[... ] Ces spectres ne font pas rire; nous nous reconnaissons en eux, nous reconnaissons le "héros" moderne, celui de Beckett, de Cayrol, de Ionesco, de Robbe-Grillet, engagé dans une aventure qu'il n'a ni souhaitée ni acceptée, conscient de l 'absurdité de son destin et de la proximité de son néant [ ... ] ».

Benoist Méchin

L'homme et ses jardins


Dans son édition du 19 juin 1999, le National Post nous apprenait que le jardin français est en vogue à Toronto en ce moment : « Boxwood hedges, elegant parterres, the traditions of formal French gardens are beeing adapted for small city yards, where inspiration is more available than space ».

Parions que les Québécois ont eux une préférence pour le jardin anglais, mais soulignons une heureuse idée du maire Bourque : créer un jardin français aux abords du château Dufresne, et formulons le voeu que le jardin de Villandry serve de modèle.

Voici en quels termes Benoist-Méchin donne raison aux Torontois et au maire Bourque dans L'homme et ses jardins.

Quant aux jardins anglais, dont on a tant vanté les mérites - mis à part ceux de Hampton Court, Badminton, Hatfield, Wilton, Chatsworth et quelques autres qui sont en réalité des jardins « à la française » transposés en Angleterre - disons tout de suite qu'ils sont des pseudo, pour ne pas dire des anti-jardins. Ceux qu'une telle affirmation pourra surprendre s'en convaincront en lisant ces lignes d'Arthur Bryant3 : « A Mamhead, le domaine de lord Lisburne dans le Devonshire, la vieille erreur qui consiste à torturer la nature en y construisant des jardins à terrasses et en disposant des pièces d'eau et des fontaines sur les flancs des collines a été corrigée au prix de dépenses et de travaux infinis destinés à restituer au paysage sa beauté primitive ».

Ce n'est qu'un exemple entre mille, mais il est caractéristique. Ce que la plupart des Anglais ont cherché à reconstituer autour de leurs demeures, c'est un décor soi-disant « naturel », quitte à y rajouter de temps à autre une note de confort (un banc sous un saule pleureur), ou une touche de pittoresque (une cascade murmurant entre des rochers artificiels), ce qui en accentue encore le caractère factice. Je ne dis pas que le résultat n'en soit pas agréable aux yeux, ni impropre à favoriser les rêveries d'un promeneur solitaire. Nul doute aussi qu'il n'apporte quelque satisfaction aux âmes sensibles qui s'efforceront toujours de présenter le « retour à la Nature » comme le meilleur antidote aux vices de la société. Mais par leur essence même - qui est le refus de tout style susceptible de les hausser au niveau d'oeuvres d'art et la volonté délibérée de faire en sorte qu'ils se « fondent » dans le paysage - ils sont aux antipodes du « grand art des jardins » par lequel, comme nous l'avons déjà dit, « une civilisation cherche, non point à copier la nature mais à se servir des éléments qu'elle lui fournit pour exprimer sa conception la plus haute du bonheur ». Toutes les civilisations n'ont pas eu cette ambition et il manquera toujours quelque chose à celles qui en ont été dépourvues. Mais six peuples se sont efforcés d'exprimer leur génie propre dans ce domaine - ce sont les Chinois, les Japonais, les Perses, les Arabes, les Toscans et les Français. Ceux-là nous paraîtront toujours, sinon plus civilisés que les autres, du moins plus conscients de ce que leur civilisation a eu de meilleur.
(L'homme et ses jardins ou les métamorphoses du Paradis terrestre, Paris, Albin Michel, 1975.)

Benoist-Méchin

Le jardin de Villandry


L'auteur de ces lignes se souvient d'une visite qu'il fit vers 1925 au château de Villandry, dont les jardins avaient été reconstitués avec une fidélité scrupuleuse dans le style du XVIe siècle par son propriétaire de l'époque, le docteur Carvalho. Celui-ci avait voulu replacer cette belle demeure, construite pendant la première moitié du XVIe siècle par Jean Lebreton, ministre de François Ier, dans le cadre qui avait été le sien au moment de sa création. La première chose qui frappait le visiteur lorsqu'il y arrivait était l'harmonieux équilibre qui régnait dans la répartition des espaces consacrés aux champs, aux bâtiments et aux jardins. C'était l'image exacte d'un moment privilégié dans le développement de la société française. Moment situé à mi-chemin entre la féodalité et la monarchie absolue, où l'homme vivait dans une sorte d'intimité avec la campagne et les animaux.

Que l'on se représente un site bien dégagé, situé en bordure de la Loire. Face au château, tantôt trapu, tantôt gracieux, selon que l'on regardait ses tours carrées encore médiévales ou ses façades Renaissance ajourées de fenêtres à meneaux, se dressait une petite église de campagne dont le clocher pointu se profilait sur le ciel. Groupés autour du château, les écuries et les communs. Déployées autour de l'église, les maisons des villageois et des travailleurs des champs. Le tout offrait un spectacle équilibré et harmonieux d'autant plus satisfaisant pour l'esprit qu'il baignait tout entier dans la douceur tourangelle. S'il évoquait une idée de bonheur, ce n'était pas celle d'un bonheur inaccessible ou idéal : c'était l'image d'un bonheur intimement mêlé aux actes les plus courants de la vie quotidienne. Mais quand on passait dans le jardin, le sentiment qu'on éprouvait était d'une autre nature. Ce jardin, d'une superficie de cinq hectares, était divisé en quatre terrasses construites à des niveaux différents. Les deux plus hautes, plantées de gazon et d'arbres, avaient été découpées dans le coteau situé au nord du château. La seconde, un peu moins haute, était au même niveau que le dernier étage du château et dans son axe. Elle offrait une allée surélevée sur deux des côtés du jardin, ce qui permettait d'avoir une vue plongeante sur lui. (C'était une application du principe énoncé par Olivier de Serres : « Il est à souhaiter que les jardins soient regardés de haut en bas, soit des bâtiments voisins, soit de terrasses rehaussées à l'entour du parterre », afin de pouvoir s'en faire une image d'ensemble.)
[...]  La nature, dit-on souvent, n'existe qu'en fonction des hommes. Elle est là pour enchanter leur intelligence qui est d'essence divine, assurer leur subsistance et celle des animaux. Mais elle n'est supportable, en tant que jardin, que lorsqu'elle est remodelée à l'échelle humaine. Si peu « naturel » que ce magnifique jardin géométrique apparaisse à certains de mes amis anglais, il est de loin le plus « humain ». je dirai même que c'est le jardin le plus humain d'Europe dans la mesure où, aussi vaste soit-il, son échelle est parfaitement adaptée aux exigences d'une collectivité. On n'y trouve pas ces décourageantes perspectives baroques qui ne débouchent que sur un Olympe de pacotille. Il est conçu pour satisfaire tous les besoins de l'homme, lui apporter tous les bonheurs grâce à la saveur de ses légumes et dé ses fruits, grâce au plaisir que ses yeux prennent au coloris des fleurs, grâce au fait qu'il peut s'y promener librement au soleil ou à l'ombre et insérer tous les actes de sa vie dans un cadre dont la beauté est plus intellectuelle qu'émotionnelle. N'est-ce pas l'image la plus approchante que l'on puisse se faire du Paradis?

Pascal

Les reines de village


Il y a un modèle d'agrément et de beauté, qui consiste en un certain rapport entre notre nature faible ou forte telle qu'elle est, et la chose qui nous plaît. Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée, maison, chanson, discours, vers, prose, femmes, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits. Tout ce qui n'est point sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon.

Comme on dit beauté poétique, on devrait dire aussi beauté géométrique, et beauté médicinale. Cependant on ne le dit point, et la raison en est, qu'on sait bien quel est l'objet de la Géométrie, et quel est l'objet de la Médecine, mais on ne sait pas en quoi consiste l'agrément qui est l'objet de la poésie. On ne sait ce que c'est que ce modèle naturel qu'il faut imiter, et à faute de cette connaissance, on a inventé de certains termes bizarres, siècle d'or, merveille de nos jours, fatal laurier, bel astre, etc. et on appelle ce jargon, beauté poétique. Mais qui s'imaginera une femme vêtue sur ce modèle, verra une jolie demoiselle toute couverte de miroirs et de chaînes de laiton, et au lieu de la trouver agréable, il ne pourra s'empêcher d'en rire, parce qu'on sait mieux en quoi consiste l'agrément d'une femme que l'agrément des vers. Mais ceux qui ne s'y connaissent pas l'admireraient peut-être en cet équipage, [...] et il y a bien des villages où l'on la prendrait pour la Reine : et c'est pourquoi il y en a qui appellent des sonnets faits sur ce modèle, des Reines de village. Extrait des Pensées

Notes

1 Paul-Louis Martin, Pierre Morisset Photographies (superbes) de Janouk Murdock, Les Éditions du Boréal B.L. Éditeur, 1996.
2 Ibidem.
3 The Age of Elegance, Reprint Society, P. 31

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