Le désenchantement du monde

Jacques Dufresne
Le fleuve d'Héraclite n'est plus désormais, aux yeux de la science galiléenne, le lieu où le corps même d'Héraclite se prolonge et s'éprouve, se cherche et tente de s'interpréter; il ne roule plus des flots dangereux ou paisibles, ténébreux ou rafraî-chissants: il a l'objectivité des abstractions mathématiques qui, du reste, permettront bientôt d'en régulariser le cours. Le feu de bois du paysan grec, qui projette sur le mur l'ombre de sa fumée, n'est plus la flamme vivifiante et envoûtante, I 'élément archaïque et mystérieusement complice où se laissent couler les interminables rêveries du soir, porteuses de sagesse: ce feu obéit comme tout le reste aux lois de la thermo-dynamique et la même théorie physique permettra de l'expliquer, réduisant tout ce qui peut subsister de mystère à de l'in connu provisoire. La boule d'écume à la surface du Gange a perdu, dans le grand soleil indien, son fugitif éclat et, parmi les innombrables autres boules d'écume, le miroitement unique et irremplaçable de ses multiples facettes: on l'aura bientôt figé dans la stabilité anonyme de l'existence statistique. L'adolescent angoissé dans un monde qu'il voit se délabrer apprendra bientôt que son angoisse n'a rien de bien original et que ce n'est pas là un mal de l'indéfinissable esprit, mais un désordre du cerveau, que l'on peut peser et dissé-quer, et pour lequel il existe désormais des médicaments régulateurs.

Par la science galiléenne, la modernité procède au ·«désenchantement du monde», les cieux ne racontent plus la gloire de Dieu, la terre ne porte plus la trace mystérieuse de ses pas, où l'homme pouvait approfondir son propre mystère. «Elle anéantit mon importance», avouera Emmanuel Kant devant l'influence humiliante et rapetissante de l'astronomie copernicienne. Et Nietzsche, qui le cite, estimera que ce n'est pas là l'effet propre de l'astronomie: depuis Copemic, «toutes les sciences» écrit-il, «travaillent aujourd'hui à détruire en l'homme l'antique respect de soi, comme si ce respect n'avait jamais été autre chose qu'un bizarre produit de la vanité humaine.»

Ce jugement sur la science, très sévère et sombrement prophétique, prélude à d'interminables querelles, rarement exemptes de passion, comme celles qui opposent actuellement modernes (ou néo-modernes) et post-modernes: les uns, ardents défenseurs de la rationalité scientifique, prêchent les vertus encore fécondes et sans doute inépuisables de la science et le caractère encore inachevé de la modernité; les autres en dénoncent les illusions et en proclament l'échec et le nécessaire dépassement. Tout ce débat ne me paraît prendre son sens et révéler son véritable enjeu que si on l'interprète sous le signe de la mort du dieu qui avait été celui le l'Occident.

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