Le lion amoureux

Jean De La Fontaine
À seize ans, Françoise-Marguerite de Sévigné, fille adorée de la Marquise de Sévigné, brillait à la cour par sa grâce et sa beauté. Elle dansa avec le roi, qui se montrait sensible à ses charmes. Cependant, conseillée par sa mère, la jeune femme opposa froideur et réserve aux attentions du monarque. On ne peut manquer de reconnaitre le Roi-soleil amoureux dans le lion dégriffé de Jean de la Fontaine.
À Mademoiselle de Sévigné

Sévigné, de qui les attraits
Servent aux grâces de modèle,
Et qui naquîtes toute belle,
À votre indifférence près,
Pourriez-vous être favorable
Aux jeux innocents d'une Fable,
Et voir, sans vous épouvanter,
Un Lion qu'Amour sut dompter ?
Amour est un étrange maître.
Heureux qui peut ne le connaître
Que par récit, lui ni ses coups !
Quand on en parle devant vous,
Si la vérité vous offense,
La Fable au moins se peut souffrir :
Celle-ci prend bien l'assurance
De venir à vos pieds s'offrir,
Par zèle et par reconnaissance.

Du temps que les bêtes parlaient,
Les Lions, entre autres, voulaient
Être admis dans notre alliance.
Pourquoi non ? Puisque leur engeance
Valait la nôtre en ce temps-là,
Ayant courage, intelligence,
Et belle hure outre cela.
Voici comment il en alla.
Un Lion de haut parentage,
En passant par un certain pré,
Rencontra Bergère à son gré :
Il la demande en mariage.
Le père aurait fort souhaité
Quelque gendre un peu moins terrible.
La donner lui semblait bien dur ;
La refuser n'était pas sûr ;
Même un refus eût fait, possible,
Qu'on eût vu quelque beau matin
Un mariage clandestin.
Car outre qu'en toute manière
La belle était pour les gens fiers,
Fille se coiffe volontiers
D'amoureux à longue crinière.
Le Père donc ouvertement
N'osant renvoyer notre amant,
Lui dit : Ma fille est délicate ;
Vos griffes la pourront blesser
Quand vous voudrez la caresser.
Permettez donc qu'à chaque patte
On vous les rogne, et pour les dents
Qu'on vous les lime en même temps.
Vos baisers en seront moins rudes,
Et pour vous plus délicieux ;
Car ma fille y répondra mieux,
Étant sans ces inquiétudes.
Le Lion consent à cela,
Tant son âme était aveuglée !
Sans dents ni griffes le voilà,
Comme place démantelée.
On lâche sur lui quelques chiens :
Il fit fort peu de résistance.
Amour, amour, quand tu nous tiens,
On peut bien dire : Adieu prudence.

Autres articles associés à ce dossier

À lire également du même auteur

Les souris et le chat-huant
Il ne faut jamais dire aux gens: Écoutez un bon mot, oyez une merveille. Savez-vous si les écoutants En feront une estime à la vôtre pareille? Voici pourtant un cas qui peut être excepté: Je le maintiens prodige, et tel que d'une fable Il a l'air et les traits, encor que véritab

Le chien à qui on a coupé les oreilles
Qu'ai-je fait pour me voir ainsi Mutilé par mon propre maître? Le bel état où me voici! Devant les autres Chiens oserai-je paraître? Ô roi des animaux, ou plutôt leurs tyrans, Qui vous ferait choses pareilles? Ainsi criait Mouflar, jeune dogue; et les gens Peu touchés de ses

L'Âne et le Chien
Il se faut entr'aider, c'est la loi de nature : L'Âne un jour pourtant s'en moqua : Et ne sais comme il y manqua ; Car il est bonne créature. Il allait par pays accompagné du Chien, Gravement, sans songer à rien, Tous deux suivis d'un commun maître. Ce maître s'endormit : l'Ane s

L'amour et la folie
« Tout est mystère dans l'Amour,Ses flèches, son carquois, son flambeau, son enfance:Ce n'est pas l'ouvrage d'un jourQue d'épuiser cette science.Je ne prétends donc point tout expliquer ici:Mon but est seulement de dire, à ma manière,Comment l'aveugle que voici(C'est un dieu), c

Chose rare d'être ami
Dans le même esprit, Kant disait: «Seigneur, préservez-moi de mes amis; les ennemis, je m'en charge.»




L'Agora - Textes récents