Les maladies transmises sexuellement

Jacques Dufresne
Les maladies transmises sexuellement

    De la syphilis au SIDA


    Au XIXe siècle, la lutte contre la syphilis prit une tournure assez différente de la lutte contre les infections plus innocentes. Certains aspects de cette lutte sont de nature à nous aider à faire face au problème du SIDA.

    Le romancier français Gustave Flaubert nous apprend qu'au début de la seconde moitiée du XIXe siècle, la syphilis était aussi fréquente que le rhume en Europe. Au début du XXe siècle, la situation était la suivante, selon l'historien anglais Théodore Zeldin.

    "Au début du siècle, les dossiers des compagnies d'assurances révélaient que, sur la totalité des décès, entre 14 et 15% étaient dus à la syphillis. Une autre analyse donne le chiffre de 17%. Une troisième, effectuée entre les deux guerres, suggérait qu'un dixième probablement de la population en souffrait, c'est-à-dire 4 millions de gens, et que 140 000 personnes en mouraient par an, 40 000 mises au monde d'enfants morts-nés lui étaient imputables chaque année. C'était l'une des causes principales de la folie... On pourrait dresser la liste de très nombreux personnages éminents de l'histoire française qui en ont souffert".

    Cinq siècles après l'apparition des premiers cas de syphilis en Europe, cette maladie est encore entourée d'incertitudes semblables à celles qui entourent le SIDA aujourd'hui.

    On distingue quatre formes de syphilis: la syphilis au sens strict qui frappe surtout les population urbaines et se transmet par contacts sexuels. L'agent pathogène dans ce cas est le tréponème pâle.

    La seconde forme est la syphilis endémique, maladie à transmission extra-vénérienne, frappant les nomades et les populations pauvres de l'Afrique. L'agent pathogène ici est le tréponème pâle également.

    La troisième forme est le pian, affection grave de la peau sévissant dans les régions forestières chaudes et humides. L'agent pathogène dans ce cas est le tréponème pertenue.

    La quatrième forme est le caraté, maladie bénigne de la peau, causé par le tréponèma carateum.

    Les trois tréponèmes identifiés se ressemblent tellement que plusieurs auteurs les considèrent comme identiques. Comment expliquer alors les différences entre les maladies qu'ils causent. Pour ce qui est du tréponème pâle, responsable de la maladie la plus connue en Occident, il semble qu'il soit venu d'Amérique au XVIe siècle.

    Si on ne connaît pas mieux la syphilis après cinq siècles, faut-il s'attendre à ce que le SIDA soit élucidé rapidement? Pour l'instant, il y a plus de questions que de réponses.

    En Amérique, le SIDA frappe surtout les homosexuels et les toxicomanes. Dans ce dernier cas, ce sont les seringues utilisées pour l'absorption de certaines drogues qui communiquent le virus. En Afrique par contre, le SIDA semble associé aux relations hétérosexuelles. Est-ce le même virus qui agit? Si c'est le même, son action est-elle modifiée par le milieu où il se trouve? Et d'où vient ce virus? Du singe? Est-il passé de l'Afrique à l'Amérique, ou de l'Amérique à l'Afrique? Quand? Était-il depuis longtemps présent dans l'organisme, sans provoquer de maladies? Il existe aussi des cas de SIDA sans virus. Comment faut-il interpréter ce fait? On est bien loin d'avoir la réponse à toutes ces questions.

    Les analogies entre le SIDA et la syphilis sont encore plus frappantes et plus intéressantes quand on les considère sous l'angle des interprétations fantaisistes et des réactions populaires.

    En Occident, où le SIDA frappe surtout les homosexuels, il est tentant de voir dans cette maladie le châtiment d'une déviation sexuelle. La syphilis suscita des réactions semblables, qui prirent dans certains cas la forme d'une théorie médicale. Voici celle d'un médecin allemand du XIXe siècle, Julius Rosenbaum.

    "La reproduction ou conservation de l'espèce étant une loi imposée aux organes génitaux, il n'est pas probable que cette fonction, exécutée conformément à son but, produise des maladies de ces parties. En effet, l'expérience de tous les temps prouve que, dans un mariage raisonnable, dont le but naturel est la procréation d'enfants, les maladies des organes génitaux sont rares, ou n'existent point du tout. Dès lors nous sommes obligés d'admettre qu'il y a encore d'autres genres de fonctions sexuelles en dehors du but naturel, ou du moins où celui-ci ne joue qu'un rôle secondaire; ces autres genres de fonctions ont pour fin unique la jouissance sensuelle, et l'emploi des organes génitaux pour atteindre ce but est la volupté. Or, comme tout abus tourne non seulement au détriment de l'organe, mais de l'organisme en général, il doit en être de même pour les parties sexuelles. C'est donc dans la volupté, dans l'abus des plaisirs de l'amour que nous devons chercher la cause principale des affections génitales. Une connaissance exacte de l'histoire de la volupté devient alors indispensable pour arriver à celle des maladies des organes de la génération".60

    Certains historiens, dont Théodore Zeldin, estiment que les théories moralisatrices comme celle du docteur Rosenbaum ont directement contribué à l'expansion de la maladie au XIXe siècle.

    "Zeldin note que "jusqu'en 1871, le principal hôpital parisien à s'en occuper, l'hôpital Lourcine, n'offrait que des cellules en sous-sol pour punir ces malades considérés comme moralement répréhensibles. Se présenter à cet hôpital revenait à avouer publiquement sa maladie et en décourageait beaucoup". Les soins médicaux étaient offerts de telle façon qu'ils décourageaient la clientèle. Aussi régnait-il à Paris et en France un charlatanisme qui prenait toutes sortes de formes et qui atteignait toutes les couches de la population. De plus, on croyait que les prostituées étaient les seuls agents de transmission de la maladie et les mesures de prévention se limitaient donc aux bordels".61

    Expliquer les maladies par leurs causes naturelles plutôt que par une vengeance des dieux! Cette grande conquête d'Hippocrate est sans cesse à refaire. Il faut cependant procéder avec la mesure dont Hippocrate lui-même nous a donné l'exemple. C'est une chose que d'expliquer une maladie comme le SIDA par une vengeance de Dieu intervenant de façon spéciale pour punir l'auteur d'un péché honteux, qu'on estime particulièrement grave. C'en est une autre de constater l'existence d'un lien entre des comportements et une maladie. Si Hippocrate nous a libéré de la première tentation , ce fut, on s'en souvient, pour mieux mettre l'accent sur le lien entre la conduite et la maladie. Si je mange trop ou mal ou les deux à la fois, j'aurai des maux d'estomac ou je serai victime d'un infarctus. Toute démesure et toute ignorance se paient. Les Grecs appelaient Némésis cette justice immanente et presque automatique. En ce sens il y a incontestablement un aspect moral dans une maladie comme le SIDA comme il y en a dans la plupart des autres maladies.

    Notes:

    60. Cité dans Mirko D. GMERK, Les maladies à l'aube de la civilisation occidentale, Paris, Payot, p. 213.

    61. ZELDIN, Théodore, Histoire des passions françaises, I, Ambition et Amour, Paris, Seuil, p. 357.

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