Stevenson

André Suarès
Un des plus aimables entre les hommes. Stevenson est le prince charmant dans le roman d’aventures, où Daniel de Foë est roi; mais je trouve étrange qu’on l’y borne : ils ne sont pas de la même race ni de la même dynastie; ils diffèrent du tout au tout. Foë est un Normand de l’Est, Anglais du vieux pays, et bien de Londres; il tient à la Cité de la tête aux pieds; il trempe dans la Tamise. Ses romans semblent les mémoires d’un maître de la police et d’un capitaine marin, qui a couché tout ce qu’il a vu dans une longue vie, les contrées et les gens, sur son journal de bord. Daniel de Foë est redoutable, l’œil dur et l’esprit sombre. Il va et vient comme chez lui dans la peste et les bouges, parmi les filous, les garces et les pirates, dans l’incendie et à Newgate. Rien ne l’étonne, pas plus que le confesseur des assassins et des pendus. Il a une espèce de tranquillité joviale, qui fait penser à un gibet taillé en forme de juge. Il ne sourit jamais; et même quand il ne prêche pas, on lui sent dans la main quelques foudres de morale.

Stevenson tempère d’un doux petit rire les histoires les plus tragiques. Lui aussi, il a un peu cette manie de la morale qui depuis tant de siècles divise les Anglais d’avec la véritable œuvre d’art; mais son intention n’est pas de rien prouver, ni de faire leçon aux autres. Il n’est pas rigoureux, même quand il s’indigne; et lui faut-il condamner, la sévérité lui coûte. La morale chez lui n’est qu’un soupir de la probité blessée et la réflexion d’une honnêteté candide. Daniel de Foë pourrait être un criminel repenti. Stevenson est la pureté même : il en a, parfois, le souffle de jeune fille : haleine délicieuse. Daniel de Foë est enfoncé dans le marais de la vie, gras, épais et noir : toute espèce de chairs y grouille, crapauds et reptiles, anguilles et brochets, et les miasmes et la fièvre, et les fécondes boues. Comme un oiseau familier qui gazouille, Stevenson passe au-dessus de la réalité ou la traverse d’une aile légère : ce charmant esprit tient de l’alouette et du rouge-gorge.

Le talent de conter est si naturel dans Stevenson et si abondant, qu’il fait récit de tout; il en ferait des figures dans l’espace et de l’arithmétique, s’il s’occupait des nombres et de la géométrie. Toute sa vie lui est un conte, si tôt qu’il en écrit et qu’il y pense. Comme tout conteur de naissance, il tend au conte de fées, parce que ce conte est le plus libre de tous et qu’il tire toutes ses raisons de la fantaisie ou du plaisir même que l’esprit trouve à conter. Les fées sont de toute sorte. Nous avons nos fées, couleur de lune en juin et d’aurore, qui nous consolent des jours. Stevenson a eu pour marraine la petite Twittletale, qui porte un chapeau d’œillets rouges, et qui, lui ayant au berceau baisé les lèvres, y a laissé le génie de narrer. Le conte est la poésie des enfants : pourvu qu’il soit bien filé, ils ne chicanent pas sur la solidité du fil : souvent d’ailleurs, il est de pure soie et plus diapré de toutes couleurs que la gorge du pigeon ou le tiède joyau volant du martin-pêcheur. Nous sommes des enfants qui nous regardons jouer; mais en vérité les enfants ne jouissent pas si longtemps de leurs bonds et de leurs rires, que nous de notre fantaisie et de ses caprices. La fraîcheur de l’imagination est le plus beau don de Stevenson, et qu’il n’a point perdu sur la route du temps : vieillard, il l’eût gardée encore, toujours limpide et vive. Il n’a jamais si bien vu l’Écosse et son cher vieil Édimbourg qu’à Samoa; et sous les cocotiers de la Polynésie, dans la lumière australe du Pacifique, il errait par les rues brumeuses, entre les hautes maisons grises d’Auld Reekie.

Je ne saisis pas bien pourquoi on ferait de Catriona ou du Maître de Ballantrae un roman d’aventures. Un roman où il se passe quelque chose n’est pas d’aventure pour autant : à ce compte, presque tous les romans sont d’aventures, et même L’Éducation sentimentale, où il ne se passe réellement rien, quoique bourrée d’événements : le plus fort de l’œuvre est justement de nous montrer dans leur égale platitude des hommes, en qui tous les événements du monde ne peuvent rien produire : ils tombent dans le vide, parce que les êtres médiocres sont un espace vide pour les tragédies privées comme pour les révolutions. Le mérite de Stevenson est d’un autre ordre. Stevenson est le prince anglais de l’aventure sentimentale, laquelle l’emporte infiniment sur l’aventure dans l’action. L’homme de l’Ouest, le moderne se révèle à ce trait. L’importance du fait n’est pas tant d’être le fait; qu’une occasion pour le sentiment. Dans le roman d’aventures ordinaire, la fiction concerne surtout les événements, qui sont en grand nombre. On cherche la surprise. On vise de faire croire à l’incroyable. L’invention se fait de plus en plus curieuse et singulière. Les pirates, les flibustiers mènent assez vite aux héros purement romanesques, et de là aux actions extraordinaires, à la magie et aux revenants. La part de l’aventure n’est pas petite dans Edgar Poe : elle est relevée par le rare talent du poète et les vues originales du philosophe. Ce monde à incidents est peu varié, quoi qu’il semble : il se borne à cinq ou six types de fictions, qu’on reconnaît sous les déguisements les plus bizarres. Il est un lieu où l’aventure règne absolument, sous la forme la plus stupide, la plus abondante et la plus nue : sur l’écran. On ne saurait imaginer un art plus sot, plus nul et plus privé d’esprit : l’ennui n’en est comparable qu’à la niaiserie des charades et des mimes, spectacles faits pour les sauvages et les gamins de six ans. Les gestes à foison et pas une pensée : quelle corvée humiliante qu’un tel plaisir. La boxe et les acrobates ont un bien autre intérêt; ils parlent aux corps le puissant langage des corps.

Les histoires fabuleuses ont pourtant l’attrait d’une continuelle évasion. L’Odyssée en est une et la plus belle de toutes. Stevenson ne s’en est pas privé. Mais il a connu une aventure plus rare et d’une espèce plus fine. Ce charmant esprit a conçu l’aventure charmante des sentiments. Il a inventé des héros, des femmes et des jeunes filles chimériques, qui ne sont pas si loin, à leur façon, de certaines figures qu’on trouve dans les comédies de Shakespeare. Tous les jeux sont permis à cette sorte de fictions. Ce monde est sans limites. Les variations de l’amour juvénile et de la mélancolie; le hasard dans les plus beaux dangers qui soient au cours de la vie : plaire et déplaire, avoir trop de cœur ou d’esprit; les hauts et les bas de la fantaisie; les caprices du sentiment, voilà une imagination presque inépuisable : celle de la poésie même, et cet océan a des tempêtes et des îles, des matins et des soirs où les orages de la mer ne se comparent pas : car, après tout, ils sont monotones : même pour les pirates, il n’y a que quatre saisons, toujours semblables et toujours dans le même ordre.

Il faudrait nous donner, aimable, élégante et légère, une traduction de Stevenson, de sa correspondance et de ses petits essais sur lui-même. Son âme est toute gentille; sa façon, des plus spirituelles. S’il n’était pas un peu prêcheur à l’anglaise, on le croirait de France : on voit bien qu’il y a été élevé quelque temps et qu’il s’y est plu. Le Prince Othon est son chef-d’œuvre. Il est si peu fat, il pédante si peu qu’on ne lui en veut pas de jeter, çà et là, dans la fiction le poids de sa conviction morale. Tandis que les Anglais refusent, jusqu’ici, de voir le vrai et le fort des passions dans la vie, Stevenson a les yeux bien ouverts. S’il ne peint pas les femmes en amour, ce n’est pas du tout qu’il les ignore. Au contraire, il les connaît; et de la bonne manière, puisqu’il les devine. Il sait de quoi les amants sont capables. Il sait aussi le parti puéril des peuples anglais, cette fausse pudeur de ne jamais regarder fixement ce qui dérange l’uniforme moral, et ce qui trouble une vertu de façade. Il aime mieux se taire. Il garde le silence, pour ne pas dire la vérité, qui est une des façons les plus touchantes d’être vrai.

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