Jean-Paul Desbiens

Jacques Dufresne
On ne retrouvera plus les textes de Jean-Paul Desbiens dans La Presse du mercredi. Que ses «fugaces lecteurs» se rassurent; comme il a déjà effectué un premier retour au journalisme, qui sait quelle seconde résurrection nous réserve cet insolent!

    J'ai souvent déploré dans ces pages le fait qu'à force de multiplier les ruptures avec elle-même, notre société en soit venue à réduire les aînés au silence et à perdre ainsi la faculté de profiter de ses propres expériences. Selon les normes internationales. À soixante ans, Jean-Paul Desbiens est un journaliste du deuxième âge tout au plus. Raymond Aron écrivait encore régulièrement à 80 ans et quel est donc l'âge actuel de Jean Daniel, de Jean-François Revel, de Jean D'ormesson Jean-Paul Desbiens était tout de même, si je ne m'abuse, l'aîné au Québec de ceux qu'on appelle collaborateurs extérieurs.

    Son départ, même s'il est temporaire, nous replace devant le problème de la continuité dans notre société. Si une gérontocratie à la chinoise est un signe de sclérose sociale, la marginalisation des vieux est un signe de névrose.

    On peut être médiocre; du seul fait qu'on est actif, on a dans notre société, plus de valeur que les êtres accomplis qui se sont retirés de la course. Le monde à l'envers!

    Ce monde à l'envers, Jean-Paul Desbiens s'est toujours efforcé de le redresser. La continuité dans la rupture est la marque de sa vie. C'est au nom de ce que le Québec traditionnel et sa religion avaient de meilleur qu'il les a critiqués. C'est par reconnaissance qu'il a été insolent. C'est par fidélité qu'il a été novateur. Les mêmes sentiments l'animent aujourd'hui dans un contexte inversé. C'est par fidélité à ses idées novatrices qu'il assume l'autorité dans une maison d'enseignement.

    Le silence définitif d'un tel homme serait, je le crains, non seulement celui d'une génération, mais celui du Québec profond.

    En France, en dehors de la pensée chrétienne, qui elle-même est divisée en divers courants mieux définis qu'ils ne le sont ici, il existe des traditions laïques vieilles de plusieurs siècles. On sait d'ou parlent des penseurs journalistes aussi différents que Jean Daniel, Jean-Franqois Revel, Jean D'Ormesson ou Louis Pauwels. Leur opinion est toujours dans une large mesure celle d'une solide tradition qui s'exprime à travers eux. II n'y a pas de meilleur rempart contre l'oppression que de telles appartenances affichées et reconnues. La pire menace pour la liberté de l'esprit vient de ceux qui, ne parlant qu'en leur nom, croient être dispensés de rendre des comptes. Cest ainsi que les humeurs et les modes dictent à la pensée son orientation. Cest ainsi que le conformisme s'installe. Le Québec n'est pas à l'abri d'un tel conformisme.

    Cest précisément parce qu'il sait d'où il parle et parce qu'il le rappelle constamment à ses lecteurs et à ses auditeurs que Jean-Paul Desbiens est le moins conformiste des penseurs québécois. Et le plus courageux...

    Aux chrétiens comme aux non-chrétiens, il indique la voix: interrogez vos racines, assurez-vous qu'elles sont compatibles entre elles et faites en sorte qu'elles parlent plus que vous à travers vous.

    C'est dans cet esprit qu'il a lancé la réforme de l'éducation. Pourquoi employer ici le passé? Cette réforme n'est pas terminée et celui qui l'a lancée en demeure le principal artisan.

    En 1973, il écrivait: Mon ambition et l'ambition de ceux avec qui je travaillais à la réforme de l'éducation de 1964 à 1970, était de rapatrier l'excellence du système privé au système public... Tout le monde sait pourquoi les choses vont un peu mieux dans les écoles privées:

    1- Les établissements privés sont à échelle humaine.

    2- Les professeurs font de l'école; ils en parlent, ils en mangent et ils ont l'air d'aimer ça.

    3- Le pouvoir est dans les écoles, physiquement prises, et non dans un organigramme.

    4- Les étudiants ne sont pas obligés d'y être.

    5- On essaie encore d'y appliquer deux ou trois règles qui relèvent du sens commun qui ne sont ni à gauche, ni à droite, ni en arrière, ni en l'an 2000. Au fond, les règles qu'on applique dans une salle de cinéma et dans un autobus.

    On connaît les solutions, mais qui a assez d'autorité pour les appliquer? Ici il faut revenir aux Insolences. En les relisant, on est frappé par le fait qu'il s'agissait avant tout d'un effort pour libérer les religieux et les religieuses de la peur dans laquelle leurs supérieurs et les évêques les tenaient. La peur a disparu, mais elle a emporté avec elle les religieux, les religieuses, leurs supérieurs et les évêques.

    Et dans les écoles, il n'y a plus d'autorité. Nous n'avons pas trouvé de formule de remplacement. Conçus pour affronter Duplessis et les supérieurs religieux de l'époque, les syndicats sont vite devenus le seul pouvoir et ce pouvoir fut excessif comme l'avait été le précédent: «Qui poursuit suit», disait Nietzsche. Quand il parlait d'Yvon Charborneau comme du Frère Supérieur, Jean-Paul Desbiens continuait les Insolences. Il fait de même aujourd'hui, paradoxalement, quand il exerce l'autorité dans un collège.

    Ce problème de l'autorité est lié à celui de la continuité. Quand on brûle systématiquement les raisons qu'une génération a d'admirer la précédente, ou quand ces raisons s'envolent d'elles-mêmes en fumée; quand d'autre part les générations durent à peine dix ans, qui veut, qui peut assumer de lourdes responsabilités en fonction d'un avenir lointain et incertain? Telle est pourtant la définition de l'autorité en éducation.

    Plus personne aujourd'hui n'a peur de l'autorité, sauf l'occasion de celle des chefs syndicaux, mais tout le monde est inquiet. Je parierais qu'il y a actuellement plus d'enseignants en dépression à cause de cette inquiétude, qu'il n'y en avait jadis à cause de la peur.

    Les chefs sont parfois la terreur des troupes, mais dans une société normale ils sont leur repos: moins de réunion, plus de cohésion, cela vaut bien le risque de quelques décisions arbitraires. «Il faut, disait Goethe, préférer l'injustice au désordre». Nous avons poussé la maxime inverse à sa limite. Là encore Jean-Paul Desbiens s'est efforcé de redresser la situation.

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