Un voyage à Cythère

Gérard de Nerval
Quelques années s'étaient écoulées : l'époque où j'avais rencontré Adrienne devant le château n'était plus déjà qu'un souvenir d'enfance. Je me retrouvai à Loisy au moment de la fête patronale. J'allai de nouveau me joindre aux chevaliers de l'arc, prenant place dans la compagnie dont j'avais fait partie déjà. Des jeunes gens appartenant aux vieilles familles qui possèdent encore là plusieurs de ces châteaux perdus dans les forêts, qui ont plus souffert du temps que des révolutions, avaient organisé la fête. De Chantilly, de Compiègne et de Senlis accouraient de joyeuses cavalcades qui prenaient place dans le cortège rustique des compagnies de l'arc. Après la longue promenade à travers les villages et les bourgs, après la messe à l'église, les luttes d'adresse et la distribution des prix, les vainqueurs avaient été conviés à un repas qui se donnait, dans une île, ombragée de peupliers et de tilleuls, au milieu de l'un des étangs alimentés par la Nonette et la Thève. Des barques pavoisées nous conduisirent à l'île, - dont le choix avait été déterminé par l'existence d'un temple ovale à colonnes qui devait servir de salle pour le festin. Là, comme à Ermenonville, le pays est semé de ces édifices légers de la fin du dix-huitième siècle, où des millionnaires philosophes se sont inspirés dans leurs plans du goût dominant d'alors. Je crois bien que ce temple avait dû être primitivement dédié à Uranie. Trois colonnes avaient succombé emportant dans leur chute une partie de l'architrave ; mais on avait déblayé l'intérieur de la salle, suspendu des guirlandes entre les colonnes, on avait rajeuni cette ruine moderne - qui appartenait au paganisme de Boufflers ou de Chaulieu plutôt qu'à celui d'Horace.

La traversée du lac avait été imaginée peut-être pour rappeler le Voyage à Cythère de Watteau. Nos costumes modernes dérangeaient seuls l'illusion. L'immense bouquet de la fête, enlevé du char qui le portait, avait été placé sur une grande barque ; le cortège des jeunes filles vêtues de blanc qui l'accompagnent selon l'usage avait pris place sur les bancs, et cette gracieuse théorie renouvelée des jours antiques se reflétait dans les eaux calmes de l'étang qui la séparait du bord de l'île si vermeil aux rayons du soir avec ses halliers d'épine, sa colonnade et ses clairs feuillages. Toutes les barques abordèrent en peu de temps. La corbeille portée en cérémonie occupa le centre de la table, et chacun prit place, les plus favorisés auprès des jeunes filles : il suffisait pour cela d'être connu de leurs parents. Ce fut la cause qui fit que je me retrouvai près de Sylvie. Son frère m'avait déjà rejoint dans la fête, il me fit la guerre de n'avoir pas depuis longtemps rendu visite à sa famille. Je m'excusai sur mes études, qui me retenaient à Paris, et l'assurai que j'étais venu dans cette intention. "Non, c'est moi qu'il a oubliée, dit Sylvie. Nous sommes des gens de village, et Paris est si au-dessus !" Je voulus l'embrasser pour lui fermer la bouche ; mais elle me boudait encore, et il fallut que son frère intervînt pour qu'elle m'offrît sa joue d'un air indifférent. Je n'eus aucune joie de ce baiser dont bien d'autres obtenaient la faveur, car dans ce pays patriarcal où l'on salue tout homme qui passe, un baiser n'est autre chose qu'une politesse entre bonnes gens.

Une surprise avait été arrangée par les ordonnateurs de la fête. A la fin du repas, on vit s'envoler du fond de la vaste corbeille un cygne sauvage, jusque-là captif sous les fleurs, qui, de ses fortes ailes, souleva le lacis de guirlandes et de couronnes, finit par les disperser de tous côtés. Pendant qu'il s'élançait joyeux vers les dernières lueurs du soleil, nous rattrapions au hasard les couronnes dont chacun parait aussitôt le front de sa voisine. J'eus le bonheur de saisir une des plus belles, et Sylvie, souriante, se laissa embrasser cette fois plus tendrement que l'autre. Je compris que j'effaçais ainsi le souvenir d'un autre temps. Je l'admirai cette fois sans partage, elle était devenue si belle ! Ce n'était plus cette petite fille de village que j'avais dédaignée pour une plus grande et plus faite aux grâces du monde. Tout en elle avait gagné : le charme de ses yeux noirs, si séduisants dès son enfance, était devenu irrésistible ; sous l'orbite arquée de ses sourcils, son sourire, éclairant tout à coup des traits réguliers et placides, avait quelque chose d'athénien. J'admirais cette physionomie digne de l'art antique au milieu des minois chiffonnés de ses compagnes. Ses mains délicatement allongées, ses bras qui avaient blanchi en s'arrondissant, sa taille dégagée, la faisaient tout autre que je ne l'avais vue. Je ne pus m'empêcher de lui dire combien je la trouvais différente d'elle-même, espérant couvrir ainsi mon ancienne et rapide infidélité.

Tout me favorisait d'ailleurs, l'amitié de son frère, l'impression charmante de cette fête, l'heure du soir et le lieu même où, par une fantaisie pleine de goût, on avait reproduit une image des galantes solennités d'autrefois. Tant que nous pouvions, nous échappions à la danse pour causer de nos souvenirs d'enfance et pour admirer en rêvant à deux les reflets du ciel sur les ombrages et sur les eaux. Il fallut que le frère de Sylvie nous arrachât à cette contemplation en disant qu'il était temps de retourner au village assez éloigné qu'habitaient ses parents.

Autres articles associés à ce dossier

Antoine Watteau

Marcel Proust


Watteau

Albert Samain


Sonnet Watteau

Jean Richepin


Article «Watteau» de la Grande Encyclopédie

G. Lafenestre

Article «Watteau» publié dans la Grande Encyclopédie (1885-1902).

L'Embarquement pour Cythère

Théophile Gautier


Rêve de Watteau

Émile Nelligan


À lire également du même auteur

Souvenirs sur Lohengrin (1849)
C’est, croyons-nous, le premier article qui ait été écrit en français sur Lohengrin. Il fait partie d’une description des fêtes de Weimar en 1849 et a été réuni, sous la rubrique de Souvenirs de Thuringe, à quelques autres articles dans un volume aujourd’

Mélodie
Quand le plaisir brille en tes yeuxPleins de douceur et d’espérance,Quand le charme de l’existenceEmbellit tes traits gracieux, – Bien souvent alors je soupireEn songeant que l’amer chagrin,Aujourd’hui loin de toi, peut t’atteindre demain,Et de ta bouche aimabl

Les papillons
« IDe toutes les belles chosesQui nous manquent en hiver,Qu'aimez-vous mieux ? – Moi, les roses ;– Moi, l'aspect d'un beau pré vert ;– Moi, la moisson blondissante,Chevelure des sillons ;– Moi, le rossignol qui chante ;– Et moi, les beaux papillons !Le papillon, f

Le pythagorisme
Eh quoi! Tout est sensible! PythagoreHomme! libre penseur te crois-tu seul pensantDans ce monde, où la vie éclate en toute chose:Des forces que tu tiens ta liberté dispose, Mais de tous tes conseils l'univers est absent. Respecte dans la bête un esprit agissant... Chaque fleur est une Ã

Le point noir
« Quiconque a regardé le soleil fixementCroit voir devant ses yeux voler obstinémentAutour de lui, dans l'air, une tache livide.Ainsi tout jeune encore et plus audacieux,Sur la gloire un instant j'osai fixer les yeux :Un point noir est resté dans mon regard avide.Depuis, mêlée à

El Desdichado
Je suis le ténébreux — le veuf, — l'inconsolé,Le prince d'Aquitaine à la tour abolie;Ma seule étoile est morte, — et mon luth constelléPorte le soleil noir de la Mélancolie.Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Ita

À propos de l'imprimerie
Vous discutez sur Gutenberg, Faust et Schoeffer en faisant de l'un un inventeur, de l'autre un simple capitaliste, et du troisième, le domestique du second, - qui aurait seul découvert l'idée de la lettre mobile. Je tâcherai de vous dire, historiquement, ce que c'est que la lettre mobile




L'Agora - Textes récents