Lamentations d'un martyr du bruit

Marc Chevrier
De façon humoristique mais exaspérée, l'auteur montre l'omniprésence et les effets du bruit.
«"L'enfer, c'est les autres", écrivait Jean-Paul Sartre dans sa pièce Huis clos. Permettez-moi d'ajouter : "L'enfer, c'est le bruit des autres". On oublie souvent que Sartre triche avec la réalité sensorielle dans cette pièce. Inès, Estelle et Garcin, ces trois nouvelles recrues de l'enfer condamnées à vivre pour l'éternité dans un salon Second Empire, n'ont pas de paupières et subissent un jour perpétuel. Heureusement, dans la vraie vie, nous pouvons fermer les yeux sur le Laid, l'Atroce et l'Embarrassant et accorder à notre vue une nuit de repos. L'odorat, le toucher et le goût ne sont pas dépourvus de défense non plus. Quand surgit une pestilence, on se bouche le nez; par pur réflexe, nos mains se dérobent au froid et au chaud extrêmes, et nous portons à la bouche ce que nous voulons bien manger. Mais l'ouïe, le plus vulnérable des sens, n'a guère de paupière pour monter la garde et échappe avec peine aux assauts du bruit. Comme défense ultime, on peut se boucher les oreilles, mais c'est là une arme peu commode, en particulier si l'on soupe avec des amis ou tient la main de sa bien-aimée.

On ne dira jamais assez la souffrance, le désarroi et la rancoeur causés par le bruit. Pourtant, le bruit est bien l'une des dernières calamités que l'on essaie d'enrayer, et les souffre-douleur du bruit passent pour des faiblards et des geignards incapables de faire face à la musique du monde moderne. Mais le vacarme assourdissant des autoroutes et des boulevards, le vrombissement turboréacté des avions, le tapage lancinant des boîtes de nuits et des bars, l'assommoir journalier du métro, le viol de l'intimité par la télévision et le système de son du voisin, le saccage du silence perpétré par des motocyclettes réveillant une ville endormie à trois heures du matin comptent parmi les plaies de la vie moderne qui empoisonnent l'existence à petite dose, vous déboussolent et vous assaillent sans rémission jusqu'à ce que de guerre lasse, vous cédiez à leur emprise funeste. Non, le bruit est un mal si géant, si monstrueux que se taire à son sujet est s'en rendre complice. Il introduit la chicane dans les ménages, stresse le travailleur, dépassionne les amants, énerve l'enfant, étourdit l'adolescent et accable le vieillard. Il écourte le sommeil, parasite les bons moments de la vie, déconcentre l'étudiant et le créateur. Le bruit agit comme cette ancienne torture chinoise qui consiste à arracher à la victime cent bouchées de chair. Il siphonne, par petites succions mortifères, votre sève intérieure, jusqu'au total écervellement. Le bruit, comme la cigarette, abrège les jours.

Notre siècle en a été témoin, chaque progrès technique s'accompagne d'un bruit nouveau. Notre amour du progrès nous a fait admettre le train, la voiture et l'avion, grands bailleurs de bruit qui ont pénétré nos villes et les soumettent à un siège sans répit. À ces bruits colossaux, le progrès technique a ajouté des bruits insidieux, qui se sont insinués dans les maisons : le roulement de la sécheuse, le gargouillement du lave-linge et du lave-vaisselle, le ronronnement du réfrigérateur, le grondement du micro-ondes, les voix et la musique vociférées par la télévision et les haut-parleurs. C'est la vocifération du monde. Pourvoyeuse de bruit, la technique se met aussi à son service et voit à l'amplifier. Nous sommes béats d'admiration devant les merveilles techniques produites par les ingénieurs du son, synthétiseurs, amplificateurs, hauts parleurs de grande puissance, toutes machines qui exaltent le son pur de studio et font la joie de décibelomanes.

Le cloaque sonore des villes

Même si nous disposons de machines sophistiquées pour reproduire et amplifier le son, nous vivons essentiellement dans une civilisation visuelle, où l'ouïe le cède à la puissance triomphatrice de la vue. À preuve, le chaos cacophonique des grandes villes, où la composition du paysage sonore est le dernier des soucis des urbanistes et des gouvernements. Si on cessait de voir nos villes, d'en admirer les façades et la géométrie, et si on les écoutait un peu plus, elles sonneraient comme de véritables égouts de bruits. Cloaques sonores à ciel ouvert où se déversent avec frénésie tous les déchets sonores de nos machines roulantes et volantes, les villes ont été le théâtre d'un vandalisme éhonté, de crimes contre l'ouïe, comme la construction de ces autoroutes qui ruinent à jamais la quiétude des quartiers environnants (pensons à la catastrophe sonore qu'a été l'autoroute Décarie à Montréal). La pandémie vacarmentielle des villes laisse au citadin peu de possibilités d'évasion. Tous les jours, il doit en subir l'épreuve, sur la route, dans le bus et dans le métro. Les rues où il flâne l'assomment de leur rumeur et s'il va au concert, il devra payer son furtif bonheur musical de l'affront du tintamarre urbain. Comme vraie voie d'évasion, il y a bien sûr la campagne. Cependant, les citoyens ne sont pas tous égaux devant le bruit. Les mieux nantis fuient le capharnaüm sonore avec leurs bruyants bolides pour se réfugier dans leur chalet en bordure d'un lac (qui parfois en été, devient lui aussi un enfer avec la surenchère tintamarrifère des hors-bord et des motomarines). Les moins bien nantis végètent dans des appartements mal insonorisés, construits à la hâte par des propriétaires heureux de profiter du laxisme du législateur pour s'enrichir à bon compte.

Le cloaque sonore n'est certes pas propre à la civilisation moderne. La Rome antique étourdissait ses habitants d'un infernal vacarme qui sévissait jour et nuit. Le jour, ses rues se remplissaient d'une animation intense; s'y pressait une foule torrentielle, excitée par les cris des colporteurs et des gargotiers, où résonnaient les leçons récitées à plein vent par les écoliers et les marteaux des chaudronniers. La nuit, s'ébranlaient dans les rues sans lumière les convois des bêtes de somme et de leurs charretiers, auxquels les empereurs interdisaient de circuler le jour. Des poètes comme Martial et Juvénal ont plaint le triste sort du Romain que le transit incessant et le bourdonnement des rues condamnaient à l'insomnie. Avons-nous enregistré quelque progrès sonore depuis les Romains?

Quand la musique se fait bruit

Les Romains, nous dira-t-on, ne possédaient guère de tourne-disque, de lecteur laser, ignoraient tout de la sophistication de nos salles de concert et n'avaient pas de radio ou de télévision pour décorer leur vie domestique. Au bruit qu'elle sécrète à grande échelle, la civilisation moderne offre un contrepoison, une musique rampante et omniprésente, qui joue à toute heure, en toutes situations. C'est la musique flatueuse des ascenseurs et des centres commerciaux, celle qui languit chez le cabinet de dentiste, celle qui nous afflige au téléphone faute de téléphoniste disponible, celle qui bourdonne dans les gymnases et défonce les tympans dans les discothèques ou tout simplement, celle qu'on laisse jouer chez soi, comme bruit de fond qui meuble nos pièces. La musique est aujourd'hui de moins en moins un acte volontaire; elle est de plus en plus subie. La musique commerciale qui gouverne maintenant les lieux publics est une espèce de fluide insipide, jeté là pour tromper l'ennui de ces lieux ou pour masquer des rumeurs parasites. Composée pour créer une "atmosphère", elle enlève plutôt aux lieux qu'elle doit égayer leur vitalité. Au début des années 1960, l'historien américain Daniel J. Boorstin avait remarqué comment la civilisation de l'image poussait la musique à devenir une activité secondaire, servant à accompagner la relaxation, l'amour, le travail, la consommation, etc. La musique devient un "flot homogène et sans fin" qu'on n'écoute plus mais dont on se sert pour remplir nos vides.

Dans le monde désenchanté qui est devenu le nôtre, le peuple ne se presse plus à l'église pour entendre les choeurs psalmodier. Délaissée par ses fidèles qui jadis communiaient avec elle au son des Kyries et des Alléluias, la religion chrétienne entre en concurrence avec une pléiade de sectes et de thérapeutes patentés de l'âme pour capter l'attention d'un peuple incroyant, qui écoute dans son salon des chants grégoriens, des valses viennoises, du Reggae et du Western, Charles Aznavour, Elton John ou les Pet Shop Boys. Pendant des siècles, le christianisme avait enseigné que la spiritualité passait par une alternance de silence et de musique. La vie monastique avait porté à sa perfection cette règle de vie. Elle s'est perdue aujourd'hui. Le recueillement, la prière et le silence paraissent des pratiques surannées; et la musique, émancipée du service religieux, ne connaît plus de mesure pour arrêter de jouer à toute heure grâce au miracle technique des ondes et de la stéréophonie.

Au temps de nos aïeux, le bruit était synonyme de scandale. C'était même la punition dont on affligeait tout membre de la communauté qui en avait enfreint la morale. Ainsi, dans les villages québécois au XIXe siècle, les jeunes gens faisaient devant la maison d'un veuf qui avait épousé une trop jeune femme ou des personnes aux moeurs douteuses un charivari monstre, dont le bruit entachait à jamais la réputation de la victime. Aujourd'hui, le charivari est partout, et la fréquentation des lieux décibelogènes comme les boîtes de nuit techno est devenue un signe de distinction sociale. Quant au scandale, eh bien!, cherchez-le.

Les temples de la sonocratie

Les archéologues qui étudieront dans quelques siècles notre civilisation seront peut-être frappés d'étonnement en tombant sur nos disques, nos appareils acoustiques et ces lieux vides le jour que sont les boîtes de nuit. Peut-être croiront-ils y reconnaître les vestiges d'une religion du bruit. En effet, les danses frénétiques au son du Rock'n Roll, du Dance Music, du Techno et du Rap dans l'atmosphère psychédélique des discothèques hyper-équipées et les méga-concerts dans les stades avec leurs idoles lascives déchaînant une foule en transe ont remplacé les messes comme occasion de communion collective avec la musique. En fait, ce n'est pas tant la musique qu'on célèbre dans ces grands défouloirs extatiques, que la puissance technique du son portée à son paroxysme par des appareils dont le perfectionnement n'a pas de terme et auquel les chanteurs, usant de tous leurs charmes, ajoutent une charge érotique qui subjugue les foules. Ainsi s'affirment les discothèques, les bars et les salles de concert comme les nouveaux temples du bruit, où s'engouffre une jeunesse sacrifiant d'emblée la virginité de ses oreilles au grand dieu Moloch crachotant ses décibels à travers des monolithes hurlants. Ce sont des équarrissoirs des sens, où s'amalgament les sensations et où tous les interdits sont levés. Le délire technique des décibels crée entre les danseurs un écran sonore qui empêche toute véritable communication de se nouer et anesthésie l'ouïe. Cet écran qui abolit la parole donne néanmoins libre cours aux fantasmes. Dans la masse indifférenciée des corps en sueurs assommés par le boum-boum, on joue à touche-pipi, à presse-nichons ou on décroche du monde en sniffant quelque poudre hallucinogène. Le plus souvent, la musique qui est jouée dans ces temples est d'une grande pauvreté. À preuve, pour en mousser la valeur, on la flanque de vidéoclips clinquants et sulfureux et on exhibe sur toutes les tribunes l'image sexy de l'idole. Asservie à l'image, la musique ne vaut que par sa stridence et sa capacité de remplir les tiroirs-caisses. Tous les vacarmistes et pétaradaires qui sévissent dans les boîtes de nuit, les hebdos culturels, les studios de télé et de vidéo vous diront qu'ils officient pour la jeunesse, dont ils soulagent le désarroi. Foutaise que tout cela. L'industrie du décibel est une entreprise beaucoup trop payante pour que l'on baisse le volume. Les gens "in" s'éclatent les oreilles dans des discos, enrichissent les sonocrates de leur argent de poche et se découvrent dans la trentaine des problèmes de surdité. Les gens "out" se mettent des bouchons, se font taxer de ringards ennuyeux et aspirent à l'inaccessible silence.

Le rêve impossible d'une écologie sonore

La souffrance causée par le bruit n'est rédemptrice de rien du tout. C'est un flot de non-sens qui enlaidit notre existence et anémie notre sensibilité. Le philosophe Shopenhauer écrivait : «Le bruit est la plus importante des formes d'interruption. C'est non seulement une interruption, mais aussi une rupture de la pensée». Le bruit est plus que l'interruption de la pensée. C'est rien de moins que l'éclipse de l'humanité en nous. Consentir au bruit, que ce soit aux détritus sonores de nos machines ou à la musique «eau de vaisselle» des magasins ou à la fournaise sonore des prytanées du décibel, c'est consentir à la barbarie que notre civilisation technicienne tolère et encourage. L'enfer, c'est le bruit en nous autres.

Les martyrs du bruit sont plus nombreux qu'on croit. Ils souffrent en silence, comme des animaux blessés par l'outrageuse modernité de nos moeurs stridulantes. Bien sûr, les médias, qui sont à l'affût du moindre bruit, font peu de cas de leur malheur, et les scientifiques, si prompts à montrer les effets délétères du tabac ou des hamburgers trop gras, semblent négliger cette cause si universelle de stress. Les physiciens nous annoncent que bientôt la science mettra au point des machines anti-bruit, qui annuleront les effets des ondes décibelogènes. Les souffrances provoquées par la technique trouveront-elles un terme avec elles? Pour avoir la paix, faudra-t-il se promener avec des scaphandres anti-bruit et fonder une association des victimes d'acharnement acoustique, qui intentera à tous les fouteurs de bruit de méchants procès?
Quant à moi, j'estime que le paysage sonore est une dimension aussi importante de l'écologie que le paysage visuel ou la préservation des écosystèmes. Pour en être conscient, il faut tout d'abord muscler sa sensibilité, avoir le courage du silence et savoir dire non aux paillettes brûlantes du bruit. Alors, la vraie musique, celle qui est écoutée dans sa pleine mesure, qui arrive à point et qu'on a eu le temps de désirer, n'en sonnera que meilleure.»

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