Un pas vers l'architecture durable

Marc Chevrier
L’architecture d’aujourd’hui découvre elle aussi la nécessité de construire selon les principes du développement durable. La construction, l’entretien et la démolition des édifices consomment beaucoup d’énergie et entraînent la production de rejets de toutes sortes qui n’ont guère été comptabilisés jusqu’à tout récemment par les architectes et les constructeurs pour évaluer le coût réel d’un bâtiment. Nombre d’édifices sont érigés sans égard aux propriétés et au contexte de l’environnement où ils prennent place. Or, pour paraphraser le philosophe Merleau-Ponty, on pourrait dire qu’un édifice n’est pas dans l’espace, il « habite » un environnement. Mais la pratique de l’architecture est appelée à changer. Ici même au Québec, un projet prometteur sera bientôt réalisé dans le quartier Saint-Michel, en bordure de l’ancienne carrière Miron, dans l’Est de Montréal. Un complexe environnement y sera bientôt aménagé qui contiendra entre autres le futur Chapiteau des arts du cirque. J’ai rencontré Philippe Lupien, concepteur du projet, auquel sont associés les sociétés Scheme Consultants, Jodoin Lamarre Pratte Architectes, Jacques Plante Architecte, ainsi que deux spécialistes du design environnemental, MM. André Potvin, de l’université Laval, et Martin Roy, ingénieur. Le groupe formé par M. Lupien vient de remporter le concours qui s’est terminé en juillet dernier pour l’architecture et l’aménagement du Chapiteau des arts du cirque. À l’origine, quinze équipes s’étaient portées candidates à ce concours public. M. Lupien œuvre dans le domaine du design urbain et de l’architecture depuis 1984 et est lauréat du prestigieux prix de Rome (1996-1997).
M.C. : L’intérêt qui semble se manifester aujourd’hui au Québec pour une pratique plus « environnementale » de l’architecture est-il quelque chose de nouveau ?

Philippe Lupien : Depuis les années 1970, plusieurs architectes au Québec ont manifesté un intérêt pour le développement durable. J’ai moi-même contribué en 1984 à la réalisation d’une maison solaire fabriquée avec des matériaux trouvés sur le site même de sa construction. À l’époque, le projet a fait l’objet d’un article dans Québec Science. Cependant, il me semble qu’un grand vide médiatique a fait le silence autour de la question jusqu'à aujourd’hui. Plusieurs architectes ont travaillé, si je puis dire, dans l’ombre. Il leur était très difficile d’aborder la question de l’aspect environnemental avec les donneurs d’ouvrage. Le plus souvent, ces architectes ont essayé d’inclure cette dimension dans leurs projets sans trop le dire. Fort heureusement, malgré ce silence, la pratique environnementale de l’architecture s’est enrichie au cours des vingt dernières années.

M.C. : Qu’est-ce qui fait l’originalité du concours d’architecture et d’aménagement que votre équipe a remporté cet été ?

Philippe Lupien : Tout d’abord, je dois préciser que le projet de bâtiment qui faisait l’objet du concours sera une Maison de la Culture de Montréal qui servira également de pavillon d’accueil au complexe environnemental Saint-Michel. D’ici 2020, on projette de faire de ce complexe l’un des plus grands parcs environnementaux en milieu urbain d’Amérique du Nord. Le futur chapiteau deviendra donc une vitrine environnementale avec une vocation pédagogique. Il devra, de plus, être transformable, au gré des utilisations qu’on lui prêtera. Quelque 7 millions ont été alloués pour la construction du chapiteau et un million et demi pour l’aménagement du site. Le budget global devrait avoisiner les 10 millions. Le bâtiment devrait être entièrement construit de matériaux écologiques, de leur extraction jusqu’à leur récupération éventuelle. Quant à l’organisation du concours lui-même, elle se distinguait par le fait que le jury comptait deux spécialistes éminents de l’architecture environnementale, dont M. Niels Larson. L’un des buts avoués de ce concours était justement d’inscrire dès la conception d’un édifice public la dimension environnementale, en ayant en tête toutes les phases de vie de ce dernier.

M.C. : Et comment, plus concrètement, la dimension environnementale se traduit-elle dans la conception d’un édifice tel que le Chapiteau des arts du cirque ?

Philippe Lupien : Nous avons voulu éviter certains clichés qui réduisent l’architecture environnementale à des dispositifs comme les capteurs solaires. En effet, la construction, l’entretien et la démolition d’un édifice consomment beaucoup d’énergie. On calcule que 4 à 8 % de toute l’énergie consommée par un édifice pendant sa vie utile est engloutie dans sa seule démolition. Les principes du développement durable nous invitent à concevoir un bâtiment en fonction de toutes les étapes de sa vie et à trouver de nouvelles formules d’économie d’énergie et de ressources, y compris pour la démolition. Songez qu’à l’heure actuelle, la très grande majorité des matériaux issus de la démolition d’édifices n’est guère récupérée. Le Québec envoie hebdomadairement chez ses voisins du Sud des containers pleins de bois de démolition hélas dévorés par les flammes d’incinérateurs. Ainsi, dans la mesure du possible, nous utiliserons des matériaux de démolition. De plus, nous veillerons à vérifier la provenance et l’effet sur l’environnement des matériaux, notamment lors des étapes de l’assemblage et du traitement. On sait que certaines substances utilisées pour traiter le bois sont toxiques. Nous les éviterons et préférerons alors recourir au bois torréfié ou à des espèces imputrescibles comme le cèdre. De même, nous n’emploierons que le bois qui a été coupé de manière respectueuse des forêts où il a été prélevé. Nous ne pourrons certes pas nous contenter que du bois. Il existe maintenant de nouvelles techniques (four à plasma) permettant la récupération à 100 % de l’acier. La récupération de l’acier produit beaucoup moins de gaz à effet de serre que l’extraction et le traitement du minerai.

M.C. Est-ce tout ?

Philippe Lupien. Bien sûr que non. Restent les systèmes d’entretien. Sait-on que Montréal est l’une des grandes villes les plus ensoleillées du monde occidental ? Nous comptons profiter de diverses manières de l’énergie solaire, et pas seulement pour le chauffage. Ainsi, nous prévoyons l’érection d’un mur « trombe » côté sud de l’édifice qui captera les rayons du soleil. Par la convection naturelle, un effet de cheminée sera créé derrière le mur pour pousser la chaleur vers le haut. Sera ainsi actionnée une forme de pompe thermique qui devrait assurer la ventilation de tout l’édifice. Un système de tunnel géothermique servira à préchauffer ou à refroidir l’air aspiré de l’extérieur, selon la saison. Creusé à 5 mètres de profondeur, ce tunnel de 80 mètres de long devrait border la partie la plus étendue de l’édifice. Pendant l’hiver, le chapiteau devrait être alimenté par l’eau chaude provenant de l’usine Gazmont qui produit de l’électricité avec le biogaz dégagé par la décomposition des déchets de la carrière Miron. En été, un système d’entreposage de glace refroidira l’air. Le chapiteau possédera un immense sous-sol contenant des morceaux de glace ramassés pendant l’hiver dans des bassins aménagés autour du chapiteau. Ces bassins devraient recueillir les eaux de pluie. Des plantes aquatiques en assureraient la filtration. Le surplus d’eau filtré sera retourné à la nappe phréatique de Montréal. C’est de ces bassins que la glace sera recueillie à la fin de l’hiver. La glace sera même produite pendant l’été, grâce à des compresseurs alimentés par des panneaux de cellules photovoltaïques. À l’entrée de l’édifice, les enfants pourront voir les glaçons se former et tomber un à un dans le bac du sous-sol. Un système électrique devrait apporter un appoint pour maintenir la température de l’édifice dans une « zone » de confort acceptable.

M.C. Tout cela paraît ingénieux. Mais on a souvent l’impression que les formules environnementales coûtent plus chères que les solutions industrielles préférées par le marché. Est-ce vrai ?

Philippe Lupien : Tout système conçu de façon intelligente et soucieuse de son environnement finit par réaliser des économies. Dans notre cas, nous croyons que les solutions proposées permettront de faire des économies de l’ordre d’un million $ sur le budget consacré à la ventilation et à la climatisation. Environ 30 % à 35 % du budget de construction d’un édifice est absorbé par son système mécanique et électrique. Bref, il est tout à fait possible d’allier économie et écologie. J’observe cependant que les concepteurs de système ont tendance à préférer des solutions favorisées par l’industrie qui en établit elle-même les normes. Le système actuel des honoraires à pourcentage n’incite guère ces concepteurs à explorer des avenues nouvelles.

M.C. Pour conclure, de quelle autre manière une pratique environnementale de l’architecture peut-elle se développer dans un prochain avenir ?

Philippe Lupien : Je dois dire premièrement que l’avenir de l’architecture durable passe par l’université. C’est une question nouvelle qui commence peu à peu à entrer dans l’enseignement des écoles d’architecture et à intéresser les jeunes architectes. Ensuite, il me semble que l’architecture durable pourra prendre son essor grâce à certaines initiatives qui dépendent de la profession et des pouvoirs publics, notamment municipaux. Par exemple, s’il existait un registre général des bâtiments en démolition fournissant le détail des matériaux disponibles, il serait beaucoup plus facile pour les architectes et les constructeurs d’employer des matériaux recyclés. La disponibilité de ces matériaux pourrait être aussi annoncée par une procédure d’avis. Plusieurs expériences de ce genre sont en cours à Montréal. J’espère que ces expériences et d’autres encore permettront de faire comprendre que le développement durable en architecture, c’est d’abord s’assurer qu’un bâtiment puisse être transformé au cours de sa vie en fonction des nouveaux usages que lui réclame une société en constante évolution. C’est aussi savoir tirer partie des ressources locales, qu’elles soient matérielles, sociales ou écologiques.
Propos recueillis par Marc Chevrier

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