Vous serez comme des dieux

Jacques Dufresne

Première version 16 juin 2014

Voici une pièce de théâtre qui n'est pas vraiment une pièce de théâtre, une œuvre d'anticipation qui n'est pas vraiment une œuvre d'anticipation, la fiction théâtrale et l'utopie n'étant pour l'auteur, le philosophe Gustave Thibon, qu'un prétexte pour soulever une question essentiellement métaphysique et religieuse : à supposer que le paradis sur terre soit possible,  l'homme pourrait-il s'y accomplir ou est-il fait pour s'accomplir à l'intérieur des limites assignées par la nature à tous les êtres vivants, avec ou sans l'espoir d'un paradis d'un autre ordre qu'on appelle aussi l'éternité.

N.B. Les numéros de page indiqués dans le texte correspondent à ceux de la première édition du livre: Vous serez comme des dieux, Fayard, Paris, 1959.


Au risque d'inciter le lecteur à penser qu'il est un inconditionnel du progrès technique, Thibon présente une technoscience ayant tenu toutes les promesses qui, en 1959, date de publication du livre, paraissaient  folles : sérum d'immortalité, voyages dans l'espace, clonage, santé parfaite, paix sociale et même liberté d'opinion. En 2014, les mêmes promesses sont les objectifs d'un mouvement de pensée soutenu par les milliardaires californiens du numérique: le transhumanisme. Cela fait apparaître Thibon comme le premier critique du transhumanisme.

Dans les oeuvres d'anticipation les plus connues, Nous autres de Zamiatine, le Meilleur des mondes de Huxley et 1984 de Orwell, l'avenir créé par la technoscience est clairement un enfer,  préfigurant ou rappelant les régimes totalitaires du XXème siècle.  Il va de soi qu'une  personne sensée le rejette. Dans tous ces cas  c'est moins le progrès technique démesuré qui est dénoncé que les régimes politiques qui l'utilise à des fins totalitaires. Ce qui aide à comprendre pourquoi l'élan progressiste n'a pas été brisé, ni même ralenti  par  l'horreur universelle que ces dystopies ont inspirée. Dans ce contexte, par exemple, on a renoncé à l'eugénisme pratiqué par un État, mais pour le réhabiliter ensuite en tant qu'objet d'un choix individuel.

Thibon s'attaque directement à la démesure dans le progrès technique. C'est pourquoi, il donne à son meilleur des mondes toutes les apparences d'un vrai paradis sur terre. Son utopie ressemble à celle que le psyhcologue behavioriste B.F. Skinner a présenté dans Walden II. Il place son lecteur devant l'alternative fondamentale. La grande question est posée par l'héroïne de la pièce, Amanda. Elle a mis toute la contrée  des immortels en état de choc en annonçant qu'elle redeviendrait mortelle . On la considère comme malade, de cette maladie d'avoir une âme ayant la nostalgie d'un autre monde. À défaut de réussir à la guérir, on en tire un clone, un copie conforme à tous égards mais sans âme. Elle s'adresse en ces termes à Hélios, l'homme qu'elle aime et qui l'aime: « Choisis. Moi je vais mourir. Je ne veux pas t'entraîner dans cet abîme — néant ou Dieu — dont je ne sais rien, sinon qu'il m'attire et que je le préfère à tout. Celle-là sera tienne éternellement, vous serez heureux de tout ce bonheur que j'ai refusé : aucun Dieu ne lui parlera, aucune mort ne te la prendra. Choisis !»

Vue sous l'angle de cette question, la pièce de Thibon est une métaphore futuriste pour décrire, en la portant à sa limite, une situation contemporaine. Déjà en 1959, le salut avait été remplacé dans les mentalités occidentales par cette  cette longévité que les transhumanistes se proposent d'accroître indéfiniment. La croissance économique d'autre part, laquelle semblait illimitée, incitait les gens à situer leur bonheur dans l'avenir et à s'imaginer immortels sur terre.

Choisis! Cette injonction qui, en 1959,  n'avait de sens et d'importance que pour ceux, déjà très rares, dont la soif d'absolu n'avait pas encore été réduite à rien par l'appétit de consommation, est devenue une obligation politique à laquelle personne n'échappe. Il faut dire oui ou non au transhumanisme. En ce moment, nous disons oui, majoritairement,  par l'enthousiasme ou l'indifférence avec laquelle nous acceptons aussi bien les innovations elles-mêmes que le rythme auquel elles s'opèrent. Cela,  pour durer plus longtemps, mais sans l'ombre d'une réflexion sur les conséquences de notre choix.

***

Voici un résumé de la pièce suivi de citations regroupéés par thèmes: amour, beauté du monde, clonage, Dieu...

Le scandale entre dans le Meilleur des mondes de Huxley sous la forme d'un personnage inconsistant appelé le Sauvage, lequel, victime du masochisme des penitentes, atteint le sommet de sa spiritualité quand, dans une colère sacrée, il apprend à ses concitoyens que leur liberté est illusoire, qu'ils sont en réalité prisonniers de cette drogue, le soma, qu'on leur distribue avec d'autant plus de générosité qu'on en connaît mieux les effets liberticides. C'est sous la forme d'une jeune femme, Amanda, rappelant par son amour à la fois l'Antigone de Sophocle  et la Cordelia de Shakespeare que le scandale entre dans le meilleur des mondes de Thibon.

La pièce s'ouvre sur un dialogue entre Amanda et sa sœur Stella. La première cueille des fleurs dans son jardin tandis que le seconde évoque les étoiles qu'elle a cueillies lors de son dernier voyage dans l'espace. Enracinement dans un lieu déterminé d'un côté, de l'autre mobilité illimitée dans l'espace. Le ton est ainsi donné.

Amanda aime un certain Hélios d'un amour qui ne saurait s'accomplir que dans la mort, non parce qu'il est morbide mais parce qu'il est si beau que le paradis sur terre qui lui est offert ne peut que le décevoir. Dans ce paradis sur terre, on ne passe pas du même à l'autre, on reste dans le même, c'est la sécurité absolue, mais aussi l'ennui absolu.

Amanda ira donc aimer chez les morts, comme Antigone. Elle est attachante, d'autant plus attachante aux yeux de ses proches, que tous la croient malade. Ne faut-il pas être un peu malade pour renoncer à une humanité enfin à l'abri de la misère et du malheur? On appelle à son chevet le médecin chef, le docteur Weber. Il promet de la guérir rapidement, mais aucune de ses drogues, aucun de ses rayons n'a l'effet attendu : détruire cette âme qui attire dans la mort un corps si bien adapté au paradis sur terre

Pendant le traitement, le dialogue métaphysique se poursuit et s'intensifie, entre Amanda d'une part et d'autre part sa sœur Stella, sa mère Astrid, son père Simon et bien sûr Hélios, son grand amour; tous se rangeront à la fin du côté de la folie d'Amanda et pour éviter que la contagion ne s'étende à l'ensemble de la colonie, Weber sera obligé de les faire disparaître, d'exaucer leurs vœux, non sans avoir déployé la plus brillante rhétorique matérialiste pour les ramener à la santé d'esprit. Il aura en vain recours à la ruse extrême. En tant que médecin chef, il possède la formule de chaque citoyen, ce qui lui permet de produire un clone d'Amanda, de présenter ce clone à la famille pour la consoler de la perte de la vraie Amanda, laquelle,  il importe de le rappeler avait été la première immortelle. Le clone ne touche personne et il s'évapore. La première immortelle devient ainsi la première mortelle.

Thibon a mis en exergue cette pensée de Simone Weil : «l'enfer c'est le paradis par erreur.» Le lecteur a vite compris que l'histoire racontée est moins une anticipation qu'une extrapolation de la réalité actuelle. Certes ni la mort, ni la souffrance n'ont été vaincues, mais elles ont suffisamment été adoucis et la technoscience a déjà tenu tant de promesses que l'espoir de plus en plus vraisemblable d'un futur paradis sur terre tient lieu pour de paradis sur terre déjà réalisé.

Amanda devient ainsi la première chrétienne de l'humanité adulte, le premier être qui s'oriente vers l'éternité, le royaume d'un autre ordre sans y être poussé par la crainte de la mort et les autres terreurs de l'humanité enfant. Opium du peuple,(Marx), hallucinés de l'arrière-monde (Nietzsche),  Thibon prend à son compte les critiques les plus radicales de la foi traditionnelle, il leur apporte même un surcroît de raffinement. Pourquoi prier Dieu de faire tomber la pluie quand pour obtenir les biens de cet ordre il faut mieux miser sur les hommes?

«Aide-toi, le ciel t'aidera : il est vain de demander uniquement à la prière ce qu'on peut obtenir par l'action — et d'autant plus que les résultats de l'action n'ont jamais cessé de se révéler autrement précis et féconds que ceux de la prière. Les progrès de l'agriculture et des moyens de communication ont conjuré plus de famines que les appels à la miséricorde divine et celui qui souffre d'une appendicite a plus de chances de guérir en se confiant à un chirurgien qu'en faisant brûler des cierges dans un temple.» 12

Thibon prend ainsi acte de la mort du Dieu interventioniste. Il reconnaît que l'homme enfant ne lui prêtait cette puissance qu'à défaut de pouvoir l'exercer pour son propre compte. Il évoque ensuite à ce sujet les deux grands courants entre lesquels se sont partagées les esprits au XXème siècle :

«Les philosophes athées voient dans cette évolution le signe d'une élimination progressive des mythes religieux : Dieu n'était que la projection imaginaire des terreurs et des besoins d'une humanité enfant; quand ces terreurs seront apaisées et ces besoins satisfaits par les progrès de la science, la fiction divine n'aura plus d'emploi et s'évanouira d''elle-même.


«Les croyants répondent que la nature a été confiée à l'homme pour être corrigée et améliorée et que les réalisations

techniques correspondent au plan de Dieu sur l'histoire : le progrès temporel nous rapproche de la perfection éternelle comme la courbe incline vers l'asymptote; il n'est pas autre chose que l'épanouissement de la semence divine que l'homme porte en lui.»


Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue Esprit et le théologien Teilhard de Chardin font partie de ceux qui ont adopté et enseigné cette interprétation du progrès techhnique. Elle ne satisfait pas pleinement Gustave Thibon. Après avoir évoqué les progrès en agriculture, il écrit : «Tout cela est vrai, mais peut-on aller indéfiniment dans cette voie ? N'y a-t-il pas un point critique au-delà duquel l'homme cesse d'être le collaborateur de Dieu pour devenir son rival, où Promêthée, enivré de ses conquêtes, cède la place au vieux serpent de l'Eden qui promettait à la créature l'égalité avec le Créateur? Et cet Eden perdu par le péché, est-il possible et permis de le reconstruire par la science?»

Thibon pose ici le problème de la limite que plusieurs autres auteurs, Ivan Illich, Bernard Charbonneau, Jacques Ellul notamment, ont posé au même moment. Ceux qui croient en un Dieu immanent qu'ils confondent avec la nature emploieront ici le mot nature au lieu du mot Dieu et se demanderont s'il n'y pas, dans le progrès, une limite au-delà de laquelle l'homme détruit la nature au lieu de collaborer avec elle. Thibon ne prend pas position sur ce plan écologique, il s'en tient à la grande question métaphyique. Il est bon,dit-il, que le progrès technique soit poussé assez loin pour que l'homme n'ait plus de demandes d'ordre matériel à faire à Dieu, mais qu'il s'arrête au seuil du grand mystère de la vie intérieure humaine : un amour dont l'objet ultime n'est pas de ce monde, mais de l'autre, celui auquel la mort donne accès. En d'autres termes, on dépasse la limite selon Thibon quand on vise une maîtrise de la vie et de la société rendant possible la création de la vie, le clonage et l'immortalité. Le sens du progrès technique étant non seulement de satisfaire les besoins matériels de l'homme mais aussi de purifier son désir d'absolu, on détruit ce sens dès lors qu'on utilise des procédés, drogues, conditionnements ou rayons qui constituent une menace pour ce lieu du désir d'absolu qu'on appelle l'âme. Dans Vous serez comme des dieux, Weber aurait dépassé la limite s'il était parvenu à tuer ou à paralyser l'âme d'Amanda et à convaincre ses proches de l'oublier au profit de son clone.

Pendant sa vie, Thibon est allé à la rencontre des plus grands ennemis de la foi chrétienne, Niezsche et Klages par exemple, avec plus d'amour que de crainte et d'hostilité. Au lieu de se replier sur les dogmes de l'Église pour défendre sa foi, il a montré comment et pourquoi elle pouvait se purifier, se renforcer donc au contact de ce qui semblait destiné à la détruire. Vous serez comme des dieux, est à la fois un condensé des meilleurs arguments contre Dieu et une réplique à ces arguments, non pas théoriques, mais vécue, celle d'Amanda, qui a une portée universelle. L'abandon d'Amanda face au mystère de la mort est en effet la seule chose que l'on puisse opposer au paradis sur terre, quelle que soit la religion à laquelle on appartient et la philosophie dont on se réclame.

Cela dit, la pièce est une œuvre touffue comportant des intuitions pénétrantes sur les sujets les plus divers, mais tous reliés à la question centrale de la limite. Plusieurs de ces intuitions jettent un éclairage original sur des questions plus cruciales aujourd'hui qu'elles ne l'étaient en 1959. Voici quelques-une de ces questions présentées par ordre alphabétique.

Amour

Tout au long de la pièce, l'auteur met Amanda à l'épreuve en lui présentant sous leur jour le plus sombre les réalités du passé dont elle a la nostalgie. Son choix sera d'autant plus vrai que l'avenir lui sera présenté sous son jour le plus rose et le passé sous son jour le plus sombre.

«Mais ces êtres que tu pleures, ont-ils connu l'amour autrement qu'en songe? Les poètes en ont tiré des légendes comme on fixe, en le distillant, le parfum des fleurs éphémères. Mais, dans la vie réelle, l'aiguillon du désir et le joug du besoin, le poids de l'habitude et l'usure des jours — ne sais-tu pas que leurs âmes, écrasées par un monde hostile, mouraient longtemps avant leurs corps, que les baisers et les serments se fanaient plus vite que les lèvres? — tout s'unissait pour chasser l'amour comme un étranger. Ses pieds nus, sa robe blanche n'étaient pas faits pour leurs chemins de pierre et de boue. Ce qui pour nous est soleil immobile n'était pour eux qu'un éclair qui, en se dissipant, laissait la nuit plus noire et plus désespérée. Ils le avaient bien, ces poètes des âges sombres .qui ne chantaient jamais l'amour sans l'accoupler à la mort.» 30

Beauté du monde

La beauté même de son paradis échappe à l'homme quand il en est le créateur et quand il est sûr de le posséder pour toujours. La beauté est la consolation offerte à l'homme qui se sent en exil dans le monde et jamais il n'est plus conscient de cette fragilité que lorsqu'il la partage dans l'amour.

«C'est étrange. Toute la beauté du monde, sans l'amour, me semble irréelle comme un rêve. L'étonnement, la révélation naissent pour moi de la rencontre de deux regards sur le même objet. Le monde éclot comme un oeuf sous cette chaleur partagée.» 36

Clonage

Se révélant incapable de guérir Amanda de sa folie, Weber produit son double et le présente à ses proches pour les consoler. Il s'ensuit un échange d'idées et de témoignages où se trouvent réunis les meilleurs arguments que l'on pourra jamais formuler pour et contre le clonage et l'utérus artificiel.

S'adressant à Hélios, le double dit : —Hélios, je te retrouve,. C'est moi, mais sans ma folie.

Réplique d'Amanda : «Elle dit vrai. C'est moi — moi sans mon âme ! Vous parliez d'hémorragie. Vous aviez raison : une âme est une plaie intérieure qui saigne du coté de Dieu... (A Hélios :) Hélios, choisis. Moi je vais mourir. Je ne veux pas t'entraîner dans cet abîme — néant ou Dieu — dont je ne sais rien, sinon qu'il m'attire et que je le préfère à tout. Celle-là sera tienne éternellement, vous serez heureux de tout ce bonheur que j'ai refusé : aucun Dieu ne lui parlera, aucune mort ne te la prendra. Choisis !»

Hélios ayant choisi l'original plutôt que la copie, prend la parole à son tour :« Il serait peut-être temps de nous débarrasser de cette poupée parlante... Tout cela est trop irréel pour être tragique. L'effet est raté. On se croirait chez l'illusionniste...Tout à fait réussie, votre copie. Mes compliments.A quand la série sur ce prototype?»

Astrid, la mère de la première Amanda donne raison à Hélios. »Il a raison. Vous n'êtes pas celle que j ' ai portée dans mon sein, que j'ai nourrie de mon amour. Vous me faites peur...»

Et voici la voix du savant hiérarque:

«C'est la vieille métaphysique de l'identité qui vous égare. Ce n'es pas sa copie, c'est elle. Vivante et pensante. La première —celle qui se dissout sur ce lit — l'aviez-vous tirée du néant? Ne s'est-elle pas construite avec des éléments anonymes épars dans l'univers et rassemblés suivant la formule de sa synthèse individuelle? J'avais la formule et j'ai réalisé la même synthèse avec les mêmes éléments. Les mots de copie et d'original avaient un sens aux époques où la copie n'était que la pâle réplique de l'original. Voyons, si Rembrandt, avec le même génie et les mêmes matériaux, avait peint deux tableaux absolument identiques, refuseriez-vous le second en échange du premier qu'un accident aurait détruit? Vous repoussez cette âme issue de mes combinaisons chimiques.Mais c'est la plus vieille loi du monde que le supérieur dépende et jaillisse de l'inférieur. Quand un ivrogne d'autrefois renversait une fille dans un fossé, si un génie ou un saint naissait de leur étreinte stupide, était-ce autre chose que de la chimie? Les combinaisons déclenchées par l'instinct d'une brute étaient-elles donc plus sacrées que les mêmes phénomènes guidés par la réflexion créatrice? Pourquoi acceptez-vous les créations du hasard et refusez-vous celle de l'homme.?»


Réponse d'Hélios: «Parce que les oeuvres de Dieu ne sont pas une parodie. Il y a derrière elles toute la virginité du néant. Dieu ne copie pas, il crée — et quand i l crée une âme, il la fait unique et immortelle comme lui : même si elle l'oublie et le renie, il ne la dédouble pas comme vous •—• et c'est pour cela qu'il ne vous a pas détruits quand vous lui avez volé l'univers.» 176-179

Dieu


L'homme enfant adorait un Dieu qu'il avait besoin d'imaginer puissant, l'homme adulte  ne peut adorer qu'un Dieu faible et pur, qui s'est départi de sa force en sa faveur. Dieu était le père des hommes, s'il doit encore exister pour eux ce ne peut être qu'avec la faiblesse de l'enfant.

«Depuis que l'homme est devenu très riche, Dieu s'est fait très pauvre. Dieu est nu maintenant comme les nouveau-nés et comme les morts. Les manteaux de roi et tous les oripeaux de la toute-puissance que les croyants et les prêtres avaient jetés sur sa nudité se sont envolés comme des haillons. L'homme a tout volé à Dieu ; il est le seul roi de la création — et Dieu dépossédé s'est réfugié dans l'incréé. Peux-tu aimer un Dieu nu, une perfection mendiante, une beauté qui n'apparaît que dans les rêves ?»128

Don

Importance du don pour l'être humain : l'intuition métaphysique du philosophe exposée ici est de plus en plus confirmée par les observations des sociologues (Mauss, Godbout...) et des anthropologues.
«Tout ce que nos pères redoutaient : la faim, le froid, la maladie, la servitude, l'ennui — nous l'avons balayé comme une poussière. Tout ce qu'ils souhaitaient : l'abondance, la santé, la liberté, l'ivresse sans revers et sans terme — nous l'avons conquis. Nous avons cueilli les fruits radieux que la prière même osait à peine regarder... A cette splendeur, que manque-t-il d'impondérable et de suprême pour qu'elle soit respirable à l'âme? D'être un don peut-être : l'esprit vit de ce qu' il prend, l'âme de ce qu'elle reçoit...Ou un signe, un reflet, une promesse... Mais tous les symboles sont morts. Chaque chose est murée dans sa propre perfection — plus "rien ne conduit au-delà de ce qu'il est... La Cité" des hommes-dieux a des palais magiques, des fontaines claires comme un baiser du ciel, des jardins où le cri obscur de la nature se fond dans l'harmonie inventée par les hommes --elle n'a pas de ponts vers l'autre rive...»132
.

Égalité

Dans le Meilleur des mondes de Huxley, l'inégalité entre les hommes est plus marquée qu'elle ne l'était dans la vieille humanité. C'est là une chose qui suffit à elle seule à rendre ce monde détestable et à enlever du mérite à celui qui le fuit. Dans le meilleur des mondes de Thibon, le rêve d'égalité se réalise au contraire. Les hiérarques ont des pouvoirs totalitaires, ils lisent dans tous les êtres, ils en connaissent la formule, mais ils ne conservent ce pouvoir que pendant sept ans, après quoi le hasard désigne leurs remplaçants.

«De l'égalité des âmes devant Dieu — cette flèche de l'esprit qui blessait à mort l'idole aristocratique — nous avons tiré l'égalité entre les hommes sans Dieu. Nous avons nivelé au-dessus des plus hautes cimes du passé : les cruels privilèges des héros et des rois, nous les avons abolis en les étendant à tous les hommes. Vous n'avez qu'un maître et vous êtes tous frères, disait le Christ. Sur la terre comme au ciel, nous n'avons plus de maître : rien que des frères, égaux en fait comme en droit. Nous avons même supprimé le suffrage universel, concession hypocrite. Ruse de guerre de l'instinct aristocratique, car choisir les meilleurs c'est encore affirmer l'inégalité.»115

Ignorance

Nietzsche n'aurait pas dit mieux. Et pourtant mille arguments aussi forts n'ont pas réussi à ébranler la détermination d'Amanda : «Grâce, transcendance, au-delà, paradis — c'étaient les beaux noms qu'ils donnaient à leur ignorance, à leur impuissance. Ils tournaient ainsi autour de leurs dieux comme un écureuil dans sa cage, comme une planète enchaînée à son orbite — et leur avenir n'était que la stérile répétition du passé. Rien de nouveau sous le soleil, disait l'Ecclesiaste.»

Liberté

 Dans le Meilleur des mondes de Huxley, la liberté est caricaturale, elle se réduit à la liberté d'indifférence et l'ordre social est imposé de l'extérieur par le moyen d'un grossier conditionnement; dans le meilleur des mondes de Thibon, la manipulation est si subtile qu'elle peut facilement passer inaperçue.

«Comprends-moi : nous n'avons pas imposé aux esprits des pensées et des sentiments fabriqués : nous les avons inondés de cette lumière qui fait infailliblement discerner le vrai et le bien. Au temps de la révolution technique, on appelait volontiers les moyens scientifiques de persuasion bourrage de crâne ou lavage de cerveau (ce qui, au fond, revient au même : on purgeait d'abord pour gaver ensuite); c'était du mauvais matérialisme qui confondait les degrés de l'être : on crochetait les serrures qu'on ne savait pas ouvrir. Mais nous, nous avons découvert la clef : nous n'avons pas forcé les portes, nous les avons ouvertes. Notre intervention n'a aboli que la triste possibilité de choisir l'erreur et le mal : ce n'est pas la liberté, c'est la servitude que nous avons tuée. Nous avons confirmé les hommes dans la grâce, comme Dieu faisait pour les saints dans la légende chrétienne. De la liberté, nous avons conjuré tous les risques et déployé toutes les chances.» 82

Ou bien ou bien

 De certaines personnes blasées on dit qu'elles sont revenues de tout sans être allées nulle part, façon de dire qu'elles sont amères de n'avoir pas vécu pleinement ce qu'elles ont vécu. Dans le monde d'Amanda ce type d'amertume n'existe pas. On est allé au bout de tout, de sorte que si le regret persiste ce ne peut-être que parce qu'il correspond à une réalité qui est au-delà de tout.

«Il fallait posséder l'infini de l'espace et l'infini du temps pour savoir que ces deux infinis sont encore des prisons, que l'âme n'est qu'un cri vers un autre infini. C'est ce cri muet que votre paradis laisse sans réponse qui a rouvert les portes de la mort. Cette mort qui fut notre seul obstacle est devenue le seul but. Et Dieu — Dieu que nous avions confondu d'abord avec son oeuvre, puis avec notre oeuvre à nous — Dieu est redevenu Dieu : rien ne ternit plus le miroir intérieur où nous contemplons son visage. Nous sommes à la croisée de deux chemins qui ne se rejoindront jamais : l'infini de l'avoir ou la pureté rie l'être, un monde à conquérir ou un Père à retrouver, le culte orgueilleux de l'humanité triomphante ou l'adoration d'un Dieu dépossédé, d'un Dieu sans Eglise et sans prêtres, expulsé de l'univers comme un parasite. Il ne manque que lui dans votre paradis : vous l'avez enfermé au fond des tombes, nous y descendrons pour le retrouver.» 184

Prière

Prier, pour les hommes enfants, c'était tout demander à Dieu; pour les hommes-dieux, c'est tout refuser pour Dieu...Ah ! le grand cycle s'accomplit... c'était cela le sens de l'histoire : conquérir l'univers pour y renoncer, immoler la certitude au mystère, faire de l'homme l'égal de Dieu pour que sa réponse soit aussi pure, aussi libre que l'appel de Dieu ! 172

Un dieu fait par l'homme

Nous avons construit des âmes comme nos parents construisaient des ponts, des fusées ou des robots. Des âmes immunisées contre l'ignorance et l'égoïsme par le rayon intérieur qui les nourrit — et surtout contre l'ennui, ce vieux cancer du bonheur. Plus de satiété : nous avons créé la faim avec l'aliment, le regard avec le spectacle.

Vie

 Le paradis sur terre : «Ne pas vivre et ne plus mourir.»

Quand il raconte la genèse de la nouvelle espèce, immortelle, Simon, l'un des vieux sages qui ont connu les deux humanités, précise ainsi sa pensée : «Supprimer la mort aurait été une catastrophe si nous n'avions pas capté en même temps la source intérieure de la vie.» À quoi son interlocuteur répond : «Ne pas vivre et ne plus mourir, nous l'avons échappé belle. » En réalité ils ne l'on pas échappé belle, c'est bien là le sort qu'ils ont choisi. À l'exception de quelques-uns qui, ayant conservé la même vie intérieure qu'Amanda, seront capables de la suivre dans la mort. 64

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