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Par Jacques Larochelle, alias Jean de Sincerre

À propos de l'auteur

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SEnvoi, par l'auteurs

Quel Québécois ne compte pas dans ses relations au moins un ami français? Les échanges entre la mère patrie et son ancienne colonie sont si abondants et féconds, après deux siècles et demi d’une séparation commencée dans la douleur de la défaite mais bientôt surmontée par ces deux nations sœurs qui ont tant à s’offrir, que les occasions de fraterniser, et parfois d’aimer, d’un rivage à l’autre de l’Atlantique ne manquent guère.

Pour ma part, j’ai pu tisser avec ce peuple vif et chaleureux de nombreux liens qui, pour l’utilité et l’agrément, ont tenu une place importante dans mon existence.

Personne toutefois ne me fut plus cher que Jean de Sincerre, un homme qui m’a tant donné qu’il a emporté dans la mort une partie de mon cœur, de ma vie même.

Notre rencontre d’abord tient du prodige. À l’été 1971, par une belle nuit, je m’étais introduit un peu irrégulièrement avec une amie chère dans un vieux château du Berry, en écartant les pierres mal jointes d’une vieille tour qui communiquait par un souterrain avec le corps de logis, érigé au XVIIIème siècle. Je me promenais lentement avec ma compagne, à la lueur aveuglée d’une torche, émerveillé par la splendeur nocturne de ce bâtiment endormi depuis des siècles, à ce qu’il semblait.

Je laisse à imaginer notre surprise, quand nous entrâmes dans la bibliothèque au même instant qu’un autre couple, comme nous en quête d’un endroit propre à y passer la nuit. La première surprise dissipée, et la frayeur des deux dames un peu calmée, nous réalisâmes tous ensemble l’invraisemblable coïncidence qui nous amenait au même lieu interdit, au même instant, dans le même dessein.

Les présentations faites, la conversation s’anima aussitôt, et Jean de Sincerre me charma tant que la nuit se passa dans un feu roulant de plaisanteries, de discussions passionnées, de récitation de poésie, de projets et d’effusions qui ne cessèrent qu’au matin. Je me garderai bien de dire si nos compagnes se sont félicitées ou pas de cette rencontre, mais je veux bien rassurer les lecteurs et les lectrices sensibles en leur garantissant que pour elles ce fut partie remise.

L’événement me parut si incroyable que pour conserver quelque gage de sa réalité, je me permis de prélever sur les rayons de la bibliothèque un petit livre de peu de valeur qui devait plus tard me prouver que je n’avais pas rêvé cette rencontre extraordinaire. Je le conserve encore.

Cette nuit marqua pour nous le commencement d’une amitié de cinquante années : un demi-siècle que Jean a rempli de ses productions littéraires et poétiques, publiées en Suisse sous un pseudonyme, et moi en besognant sans relâche à mon difficile métier d’avocat. Il m’apportait de son côté ce parfum de belles-lettres qui venait rafraîchir et délasser le lutteur acharné que ma profession avait fait de moi, et je lui communiquais en échange la connaissance de l’homme et de la société qui s’acquiert à l’ombre des tribunaux.

Sa poésie tout particulièrement me charmait, m’enchantait. Il rejetait sans ménagement cette poésie informe qui ne s’appuie plus ni sur la rime ni surtout sur le rythme, élément constitutif essentiel de la poésie depuis toujours, selon lui. Je possède d’ailleurs quelques enregistrements de ses poèmes, où la voix grave et posée de Jean donne à ses vers, en en marquant le rythme juste ce qu’il faut, une puissance d’évocation toute singulière.

Mon ami Jean me fut enlevé, hélas! dans le commencement de la dernière épidémie, dont il fut l’une des premières victimes.

Sa mort fut prompte, mais lui laissa néanmoins le temps de m’envoyer son dernier manuscrit, en me recommandant de lui trouver un titre et de le faire paraître, si je le jugeais digne d’être présenté au public.  Je le crois en effet digne de cet honneur, et je le lui présente, après y avoir apporté quelques modifications mineures, sous le titre de Amours et pensées de Jean de Sincerre.

 



CHAPITRE I

JUne conférencej

Tout a commencé, je crois, ce jour où je m’étais rendu à la requête de quelques amis qui m’avaient prié d’entretenir un public d’amateurs sur ce que les poètes latins pouvaient avoir à dire sur l’amour et donc, bien entendu, sur la Femme.  Je pris la parole devant un auditoire assez familier avec la langue pour que je puisse référer au texte même de mes auteurs, condition nécessaire pour en goûter la beauté, et même en comprendre le sens.  Je me souviens de l’essentiel de mon allocution, dont j’ai conservé des notes, et je la résume ici.

La compréhension que les Anciens avaient du monde, dans tous ses aspects mystérieux et terribles, qui ne manquent pas, s’exprimait dans le langage de la mythologie et par l’action des dieux.  Certains esprits philosophiques avaient tenté, il est vrai, de faire reposer cette connaissance sur autre chose que les fables transmises par les ancêtres, essentiellement sur la raison, mais leur pensée, seulement connue d’une élite, n’avait pas pénétré la masse des humains qui s’en remettaient à l’action des dieux familiers pour l’explication de tous les phénomènes importants. Et même, le sort de Socrate prouvait de façon exemplaire que cette entreprise de critique des dieux ancestraux n’allait pas sans de grands périls.

L’amour n’échappait pas à cette règle, et cette fureur inapaisable qui jette l’homme et la femme dans les bras l’un de l’autre relevait de plusieurs divinités particulièrement puissantes et redoutables, comme toutes les grandes forces naturelles. Vénus, la première et la plus connue, n’agissait pas seule.  Les Amours, les Nymphes, les Grâces, Cupidon, la Jeunesse, en l’entourant secondaient son action. 

Bacchus lui était aussi favorable puisque l’ivresse un peu grossière qu’il dispensait pouvait conduire à celle, beaucoup plus capiteuse, que Vénus faisait naître dans l’âme de ses sujets.

Mercure aussi, comme dieu de la persuasion, pouvait lui prêter son concours en fournissant les moyens de convaincre l’être aimé de regarder avec faveur l’amant. 

Quelle meilleure illustration de l’adoration qu’inspirait cette grande déesse que l’Ode I, 30 d’Horace :

O Venus regina Cnidi Paphique,
Sperne dilectam Cypron et vocantis
Ture te multo Glycerae decoram
Transfer in aedem.

Fervidus tecum puer et solutis
Gratiae zonis properentque Nymphae
Et parum comis sine te Juventas
Mercuriusque. 

C’est-à-dire :

Ô toi, Vénus, qui règne à Cnide et à Paphos,
Délaisse Chypre, ton île préférée,
Et viens honorer la maison de la belle Glycère,
Qui t’invoque avec beaucoup d’encens

Et que t’accompagnent le brûlant enfant,
Les Grâces à la ceinture déliée,
Les Nymphes, la Jeunesse dont tu fais tout l’éclat,
Et Mercure

Comme l’amour découlait essentiellement de l’action divine plutôt que de la volonté humaine et comme cette source inépuisable de délices pouvait aussi bien devenir la cause des pires tourments, tout homme sage devait se concilier la bienveillance de Vénus en la priant de lui être favorable et de lui procurer des amours bien assortis, mutuels et heureux.  L’Ode 1,19 en fournit un parfait exemple :

Mater saeva Cupidinum
Thebanaeque jubet me Semelae puer
Et lasciva Licentia
Finitis animum reddere amoribus.
Urit me Glycorae nitor
Splendentis Pario marmore purius; 
Urit grata protervitas
Et voltus nimium lubricus adspici.
In me tota ruens Venus

Cyprum deseruit…
Hic vivum mihi caespitem, hic
Verbenas, pueri, ponite turaque
Bimi cum patera meri;
Mactata veniet lenior hostia. 

Ce qu’on peut traduire par :

La cruelle mère des Désirs,
Et l’enfant de Sémélé la Thébaine, Bacchus,
Et la Licence folâtre
Me commandent de renflammer mon cœur pour des amour mortes.
La splendeur de Glycère me brûle,
Plus éclatante que le marbre de Paros,
Et son minois gentiment effronté,
Et son doux visage, qu’on regarde à ses périls.
C’est Vénus tout entière qui se jette sur moi…

Enfants, apportez ici un banc de gazon,
Posez de la verveine, de l’encens
Et une coupe de vin de deux ans :
Vénus me sera plus clémente, après la victime immolée.

La dépendance de l’homme et la toute-puissance du dieu se trouvent indiquées presque à chaque mot de ce poème.  Vénus est cruelle.  Elle commande au poète de revenir à des amours mortes.  Il brûle pour Glycère qu’on ne regarde pas sans péril.  Et quand Vénus toute entière se jette sur lui, il n’a d’autre choix que de l’apaiser en lui immolant une victime.

Quant aux périls de l’amour, ils sont nombreux.  Le plus fréquent provient de l’inconstance de l’amant, simple manifestation particulière de l’inconstance de l’homme et de l’instabilité d’un monde emporté par le temps et en perpétuel changement.  C’est ainsi que dans l’Ode I, 5, Horace décrivait Pyrrha :

Quis multa gracilis te puer in rosa
Perfusus liquidis urget odoribus
Grato, Pyrrha, sub antro?
Cui flavam religas comam,

Simplex munditiis? Heu quotiens fidem
Mutatosque deos flebit et aspera
Nigris aequora ventis
Emirabitur insolens,

Qui nunc te fruitur credulus aurea,
Qui semper vacuam, semper amabilem
Sperat, nescius aurae
Fallacis. Miseri, quibus

Intemptata nites!
Me tabula sacer
Votiva paries indicat uvida
Suspendisse potenti
Vestimenta maris deo.

Je traduisis :

Quel est ce jeune garçon gracile
Qui tout parfumé te presse, Pyrrha,
Au fond d’un antre charmant?
Pour qui tu as noué ta chevelure blonde,

Simple avec recherche. Hélas! que de fois
Il pleurera ta foi et les dieux changeants,
Et s’étonnera de voir les flots de la mer
Soulevés par une tempête soudaine,

Lui qui jouit de toi sans défaut,
Qui t’espère toujours fidèle, toujours aimable,
Ignorant des caprices de la brise trompeuse.
Malheureux ceux que tu attires dans tes filets.

Pour moi, une plaque votive,
Suspendue aux murs du temple,
Indique que j’ai consacré mes vêtements encore mouillés
Au puissant dieu marin.

Cette Ode illustre d’abord la fatale inconstance de l’amante (et Horace souligne ailleurs très impartialement celle de l’amant), mais aussi elle comporte une indication fort précieuse : à savoir l’assimilation de la passion amoureuse aux grands phénomènes naturels d’une puissance infinie, comme la tempête qui soulève dans sa fureur les flots de la mer immense sans égard à la vie des marins qui s’y trouvent.  Et le poète, échappé par miracle au naufrage amoureux, doit encore une fois en rendre grâce au dieu responsable, c’est-à-dire métaphoriquement à Neptune par identification des dangers de l’amour avec ceux de la mer.

Ce rapprochement de l’amour avec les vents déchaînés sur l’océan en souligne à la fois la puissance invincible, mais aussi l’action capricieuse et aveugle.  L’amour, comme l’esprit, souffle où il veut, et cette considération nous mène tout naturellement vers un autre péril de la vie amoureuse qui résulte justement de ce que l’objet de l’amour n’étant pas toujours choisi par l’amant, cet objet peut se trouver indigne, ou autrement inadéquat, ou incapable de rendre l’amour qui lui est offert, peut-être parce qu’il aime ailleurs.

Une parfaite illustration de cette occurrence se trouve à l’Ode I, 33, adressée comme on le sait à un autre grand poète élégiaque latin, Tibulle, qui s’affligeait dans ses élégies des dédains d’une belle Romaine:

Albi, ne doleas plus nimio memor
Immitis Glycerae, neu miserabilis
Decantes elegos, cur tibi junior
Laesa praeniteat fide.

Insignem tenui fronte Lycorida
Cyri torret amor, Cyrus in asperam
Declinat Pholoen : sed prius Apulis
Jungentur capreae lupis

Quam turpi peccet adultero.
Sic visum Veneri, cui placet imparis
Formas atque animos sub juga aenea
Saevo mittere cum joco.

En français :

Albius, ne t’afflige pas outre mesure de l’ingrate Glycère,
Et ne te répands pas en douloureuses élégies,
Parce qu’au mépris de ses promesses
Elle te préfère un plus jeune.

L’amour pour Cyrus
Tourmente Lycoris au front gracieux;
Mais Cyrus, lui, poursuit Pholoé :
Et les chèvres s’uniront aux loups d’Apulie

Avant que Pholoé ne lui cède.
Ainsi en décida Vénus,
Qui se livre au jeu cruel de réunir sous son joug d’airain
Des corps et des cœurs mal assortis.

Tout ce qui précède n’implique-t-il pas que, pour chacun, l’homme ou la femme capable d’inspirer et d’éprouver un amour durable et fort, sans défaillance, représente la plus grande et peut-être la seule chance de bonheur qui nous soit accordée sur la terre?  Que sa découverte, sa conquête et sa garde doivent être l’objet de tous nos soins? Que l’on ne saurait sans péril ne pas prier Vénus de nous accorder cette faveur, et de la prolonger tant que les hasards de la vie le permettront?

Horace décrit une telle femme, source inépuisable de délices, dans quelques endroits de son œuvre, comme dans l’Ode II, 12, adressée à Mécène, l’un des hommes les plus importants de son époque, le familier de l’empereur Auguste et le protecteur des arts.  Horace s’adresse dans cette Ode à la femme de Mécène, Licymnie, qu’il considère aussi comme sa maîtresse ou bienfaitrice, en latin dominae :

Me dulcis dominae Musa Licymniae
Cantus, me voluit dicere lucidum
Fulgentis oculos et bene mutuis
Fidum pectus amoribus;

Num tu quae tenuit dives Achaemenes
Aut pinguis Phrygiae Mygdonias opes
Permutare velis crine Licymniae,
Plenas aut Arabum domos,

Cum flagrantia detorquet ad oscula
Cervicem aut facili saevitia negat,
Quae poscente magis gaudeat eripi,
Interdum rapere occupat.

Ce qui veut dire :

La Muse a voulu que je dise
Les doux chants de ma maîtresse Licymnie,
Ses yeux au profond éclat et son coeur fait pour les amours
Mutuels et constants.

Mécène, accepterais-tu d’échanger
Un seul cheveu de ta Licymnie,
Contre les trésors de la Perse,
Ou toutes les ressources de l’opulente Phrygie,
Ou les palais somptueux des Arabes,

Quand elle tend son beau cou vers tes baisers brûlants,
Ou quand elle te refuse, faussement farouche,
Ce dont elle se réjouit plus que le suppliant,
Et que parfois même elle réclame la première.

Est-il possible de décrire la Femme avec plus de délicatesse et d’adoration, que par ces vers magnifiques?  D’en mieux faire sentir le prix infini, irréductible à toute comparaison matérielle, même la plus riche?  Et cela dans un temps où la brutalité des mœurs de la multitude exigeait des combats de gladiateurs qui s’entretuaient pour satisfaire le goût du sang d’un peuple féroce!

Rappelons les quatre derniers vers de l’Ode I,13 où Horace loue l’amour constant dans des termes qui laissent affleurer toute son émotion après deux millénaires :

Felices ter et amplius,
Quos inrupta tenet copula nec malis
Divolsus querimoniis
Suprema citius solvet amor die.

Je traduis ainsi :

Heureux trois fois et mille fois
Ceux que retient un lien solide
Et dont l’amour ne se dissoudra pas,
Déchiré par de mauvaises querelles,
Avant leur dernier jour.

Et je conclus ces brèves remarques sur l’univers enchanté de la poésie amoureuse latine en soulignant que la femme dans la Rome antique, malgré son infériorité sociale, atteignait à l’égalité notamment par, et dans l’amour.

Car dans le champ de l’amour, la Femme retrouvait tous ses avantages par le désir qu’elle inspirait, bien entendu, mais surtout par toutes les qualités que l’on réunit sous le nom de féminité et qui expliquaient ce somptueux amour qu’elle faisait naître. La plus belle preuve en est certes le tableau des amours du puissant Mécène, avec son épouse Lycimnie, qu’il est tenu de courtiser et dont il doit gagner les bonnes grâces, s’il veut être heureux par son amour.

Une autre illustration en est l’Ode II, 4 où Horace exhorte son ami Xanthias à ne pas rougir de son amour pour une servante, Phyllis.  Achille n’a-t-il pas été conquis par sa captive Briséis?  Ajax par Tecmessa, son esclave? Agamemnon par Cassandre?  Et d’ailleurs, la noblesse de caractère de la blonde Phyllis ne donne-t-elle pas à croire qu’elle est sans doute issue d’un sang royal et tombée dans sa situation présente en raison de malheurs inouïs et immérités?

En concluant mon exposé par ces mots, j’aperçus au fond de la salle une femme qui me regardait avec les marques du plus profond intérêt.  Ses yeux, étrangement, ressemblaient si fort aux miens que je me sentais observé par moi-même.

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